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Sciences sociales et développement minier

2. Sociologue, « artisan intellectuel »

3.1. Sciences sociales et développement minier

Il est toutefois nécessaire de comprendre pourquoi cet intérêt pour l’industrie minière se manifeste tardivement dans l’orbite de la sociologie et de l’anthropologie (Godoy, 1985; Knapp & Pigott, 1997), le Québec ne faisant pas figure d’exception sur ce plan. Les grandes transformations de cette industrie ainsi que son caractère transnational n’ont pourtant rien de nouveau. La pénétration du capital étranger se manifeste depuis le 18ème siècle sous les couleurs de l’économie coloniale issue des métropoles. Les mutations économiques sont radicales et démesurées par l’ampleur des investissements qui viennent infléchir les économies locales et par les nouvelles règles économiques qu’elles induisent dans ces localités et ces régions.

Or, ce n’est qu’à l’aube des années 1970 que l’on voit poindre dans le paysage les premières études sociologiques directement liées aux enjeux et conséquences de ces grands développements de l’industrie minière. En effet, comme le soulignent Ballard et Banks (2003), ces années sont marquées par un « boom minier » sans précédent. La montée vertigineuse du prix des métaux a pour conséquence une explosion de ruées de nature spéculative et la conquête de nouveaux marchés. Dans ce contexte de grande demande mondiale, l’accélération et la maximisation de l’exploitation des ressources minérales reconfigurent l’échiquier socio-économique. Ces recherches pionnières entourant le développement minier se déclinent alors en deux voies. D’une part, on assiste à la reconnaissance des droits des Premières Nations (indigenous communities) –

le droit par exemple des Autochtones d’avoir autorité sur leur propre affaires, la volonté de leur accorder une certaine forme d’autodétermination26 – principalement caractérisée par l’établissement, en 1982, du United Nations Working Group on Indigenous Populations. Les droits consentis contribuent à alimenter les mouvements autochtones et la défense des droits ancestraux reconnus dans les constitutions nationales. En cherchant à lier la marginalisation des peuples autochtones et le développement effréné de l’industrie minière, ces études mettent également en lumière l’importance de l’intervention des ONG dédiés aux droits autochtones (Connel & Howitt, 1991; Pritchard, 1998; Ali & Behrent, 2001).

Dans une autre voie, les études pionnières entourant le développement minier s’emploient quant à elles à considérer les impacts des opérations minières sur les communautés locales comme leur dépendance économique (Davis, 1977; Bunker, 1984). En se penchant sur le « mythe de la modernisation » en Zambie (ancienne Rhodésie du Nord), avec l’industrialisation de la Copperbelt, c’est-à-dire l’implantation des mines de cuivre durant les années 1920, Fergusson (1999) démontre que le développement économique s’est cristallisé autour des valeurs et des pratiques occidentales. Fondée sur le « modèle par enclave », la modernisation vient éroder les solidarités ambiantes et la représentation ancestrale de la terre. Sur le plan théorique, l’analyse de Fergusson démonte pièce par pièce le mirage de la mining town sous le coup duquel les populations locales se soumettent aux éventuels progrès de la modernité dont bénéficie, dans les pays occidentaux, la working class.

Si, en effet, les mutations des économies locales ont fait l’objet d’études sur le développement de l’industrie minière, les méfaits écologiques imputés, à tort ou à raison, à l’industrie minière ont été tardivement mis en exergue. Ainsi, les formes de résistance et les luttes collectives générées par l’économie gouvernée de l’extérieur n’ont guère été prises en compte. Si les répercussions écologiques ont été envisagées en théorie, elles tardèrent à être collectivement reconnues, c’est-à-dire mises sur la rampe de la critique par la société civile elle-même qui, comme nous le démontrerons, contribue radicalement

26 Pour une perspective générale sur la montée des formes de reconnaissance juridique et de l’objet « droit

autochtone », se référer aux travaux de Russel Lawrence Barsh et plus précisément de son article : « Indigenous Peoples : An Emerging Object of International Law » (1986).

au réaménagement de l’espace public. Certes, il faut attendre le milieu des années 1990 avant que l’on puisse bénéficier d’une étude au sujet de ces profondes répercussions (Ripley & al., 1996). Dans la foulée, nombre d’études de cas cherchent plus récemment à connaître les conséquences du développement minier sur l’environnement.

La pénétration de plus en plus importante de la question écologique au cœur des travaux en sciences sociales contribua sur le coup à mettre en lumière la montée d’une conscientisation environnementale (et la reconnaissance des multiples impacts de l’industrie extractive) mais sans toutefois alors, offrir un portrait approfondie de cette dynamique. Les dommages collatéraux de cette industrie sont le prétexte à des études empiriques (Hyndman, 1994; Kirsch, 2001), mais restent encore aujourd’hui passablement ignorés. La manifestation de résistance, voire la lutte collective contre des projets miniers (Taylor, 1995; Paterson, 2000), principalement sous l’aspect écologique, font foi de la réaction des populations locales et de leur souci de préserver leur environnement. Si, pour certains, ces mouvements de contestation découlent du global ecological imaginary (Hamilton, 1990), les analyses des luttes collectives à propos du développement minier témoignent aussi dans cette voie de la solidarité entre Autochtones et personnes non autochtones (Conklin et Graham, 1995) tout comme dans d’autres cas de la possibilité même de résistance au sein de la structure de la mining-town (Aubé, 2009).

Ces « nouvelles » forces de contestation sont loin d’être marginales. Elles constituent à nos yeux un observatoire privilégié des transformations que subissent différentes institutions modernes et dont la mining-town prend valeur de symbole. En d’autres mots, les résistances écologiques deviennent pour ainsi dire le nouveau pivot de l’espace public (Lascoumes, 1992) et, par-là, des remises en question de l’organisation même de la cité. Comment concevoir ce nouveau pivot ? D’où tire-t-il sa source ? Et quelle en est sa conséquence ?

Une des pistes théoriques que nous proposons de suivre ici est celle développée parallèlement par les sociologues Anthony Giddens et Ulrich Beck pour qui, aujourd’hui – plus que jamais auparavant – la société est confrontée à elle-même. Le développement économique, le progrès technique, la politique des gouvernements et des entreprises, en

somme, pour dire simplement, les différentes formes institutionnelles, se voient constamment interrogées. Dans l’appréhension des conséquences écologiques, plus rien n’est extérieur à la production de la société elle-même. Dans cette tempête, où l’organisation de la société ne peut plus ignorer les préoccupations environnementales, c’est du même coup le rapport entre expertise et science qui se trouve emporté, principalement par l’avènement de ce que ces auteurs nomment la modernité réflexive.

On peut ainsi avancer, avec certaines réserves toutefois, que la conséquence se trouve dans l’échec des gouvernements et des entreprises, mais surtout de la science elle- même de moins en moins capable d’offrir l’assurance du progrès technologique et de la croissance économique. La société du risque en est le cadre. La crise écologique pousse à de nouvelles dynamiques sociétales, dont ce chapitre tâchera humblement de dresser certains contours.

3.2. De nouvelles questions

Les luttes écologiques, en entrant dans l’arène, imposent de repenser les paramètres politiques pour ne pas dire des nouvelles formes d’argumentations et de justifications (Lafaye et Thévenot, 1993). L’espace semble ainsi mouvant. La démocratie telle que conçu à travers les institutions politiques laisse graduellement place à des formes de démocraties expérimentales − dont nous proposons d’élucider certains rouages.

Dans ce sens, les différentes résistances populaires (écologiques) redéfinissent les possibilités d’action en remettant en question non seulement des modèles de développement enracinés au sein des institutions centrales de la modernité – celle qui a joué un rôle de premier plan au sein de la structure industrielle moderne – mais aussi les rapports étroits des pressions économiques et de l’instrumentalisation de l’appareil politique. En tant que levier critique, ces luttes collectives ouvrent de nouvelles fenêtres à

l’analyse sociologique, et dont l’arène est de plus en plus apparentée à ce que Beck nomme le « subpolitique ».

Les structures institutionnelles publiques sont-elles ainsi impuissantes à résoudre les enjeux environnementaux et à faire face à ce nouveau pivot critique ? Ces résistances écologistes remettent-elles en cause des « ordres de légitimité » au point d’en fracturer la constitution et la nature ? Enfin, au regard de la modernité réflexive, ces luttes ouvrent- elles de nouvelles communautés de référence dont le risque associé au bien commun en constitue le nœud gordien ?