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Entre instrumentalisation et réflexivité

2. Sociologue, « artisan intellectuel »

3.3. Société du risque : fondement du lien social ?

3.3.3. Entre instrumentalisation et réflexivité

L’expansion de la science s’est manifestée dans tous les pans de la société à travers cette contradiction fondamentale d’être constamment remise en question et d’être ainsi continuellement désavouée. Elle ne cesse pour autant de s’imposer et d’occuper une place de premier plan au sein de la modernité réflexive. À mesure qu’elle se fait incontournable, de plus en plus nécessaire34, elle est de plus en plus mise à procès par l’omniprésence des différentes modalités d’engagement dont le point de fuite est la crise écologique. Si l’on admet que, parallèlement à ce procès, les critiques environnementales envers différents mode d’évaluation ont permis d’effacer progressivement la distance entre profanes et experts, cette transformation a cependant eu une autre conséquence pernicieuse. Dans La société du risque, Beck souligne de manière éclairante la répercussion sur le statut de la science et de sa pratique.

La scientificisation réflexive, ouvre donc aux destinataires et usagers de la science dans la société de nouvelles possibilités d’influence et d’action dans les processus de production et dans l’utilisation des résultats scientifiques. Cette évolution est extrêmement ambivalente : elle permet à la pratique sociale de s’émanciper de la science par la science; dans le même temps, elle immunise les idéologies et points de vue d’intérêts socialement institués contre les visées strictement scientifiques, et ouvre la voie à une féodalisation de la pratique

34 À ce sujet, la science, écrit-il, « devient de plus en plus nécessaire, mais de moins en moins suffisante à

scientifique instrumentalisée par les intérêts économico-politiques et la « puissance des nouvelles croyances » (1986[2001] : 345).

En n’écartant pas les dimensions politiques et économiques dans la « gestion » des risques et de la confiance accordée aux systèmes-experts, Beck met ainsi en relief les nouvelles croyances − non pas envisagées en tant que composante ontologique, mais bien comme mode de raisonnement du social − qui façonnent continuellement les modes de fonctionnement du développement capitaliste. Or, ces croyances, intrinsèquement liées aux idéaux démocratiques, s’imbriquent aux intérêts économico-politiques et dès lors, la science apparaît « suspecte ». En effet, en matière de risque, cette suspicion ne touche pas seulement la science, ses résultats, ses promesses, tout comme ses preuves; la vigilance envers celle-ci est d’autant plus sensible qu’elle se fonde sur une continuelle mise à l’épreuve, principalement sous l’impulsion de processus réflexifs.

Combien de fois a-t-on vu des experts venir démontrer les risques « réels » à une population inquiète d’un projet industriel et qui reste au final réfractaire devant cet effort de légitimation ? Les intérêts économico-politiques apparaissent ainsi constamment en trame de fond, pour remettre sans cesse les différents intérêts de connaissance et les modalités de justification sur un même tableau. Politiquement, par exemple, on exclut certains rapports d’experts pour en favoriser d’autres, sous prétexte qu’ils sont plus « scientifiques » (c’est-à-dire, en somme, plus en concordance avec les finalités politiques). Les conflits sociaux s’articulent autrement. L’arène politique est marquée profondément d’une pluralité de forces qui, principalement composées de « systèmes- experts » et de contre-expertises, façonne les références collectives face à la représentation des risques, mais nourrit aussi une sorte de « spirale de légitimation », pour reprendre les termes d’Ulrich Beck. En conséquence, dit-il, « aujourd’hui, lorsque l’on établit l’existence des risques, le constat se répercute sur les zones de pouvoir centrales – économie, politique, instances institutionnelles de contrôle (…) il ne s’agit plus d’un problème externe, mais interne, plus d’un problème d’utilisation mais d’un problème de scientifique » (1986[2001] : 377).

Bien qu’il soit attaqué de tout part, l’univers scientifique maintient certains remparts contre cette instrumentalisation. Un mouvement est cependant extrêmement

ambivalent, car au moment même où l’on se désole de voir cette science perdre de son aura et de sa prétention, pour dire simplement, de son autonomie, la représentation des risques environnementaux au sein de la modernité réflexive ne cesse de soulever de vives tensions au sein de la sphère publique, non seulement autour de leur définition, mais également du seuil de tolérance qui s’y rattache. Car, si l’instrumentalisation de cette science a porté à un autre niveau la production35, c’est-à-dire que grâce à l’anticipation de la demande, avant que tous les effets et les risques n’aient été pleinement explorés, la science a elle-même aboli la frontière entre le laboratoire et la société (Beck, 1992 : 106), l’espace politique en a subi, de manière radicale, les contrecoups. Et en ce sens, tel que présenté précédemment, les populations locales n’ont jamais semblé si proches des décisions les impliquant en ce qui concerne les risques associés au développement économique et technique.

Ainsi, les critiques environnementales, supportées également grandement par des considérations sur la santé des populations devant ces risques potentiels, et intimement liés à ce qu’on a nommé plus tôt les systèmes-experts, ont eu, dans ce procès de la science, deux conséquences majeures dans l’arène publique : d’une part une moralisation de la production industrielle, c’est-à-dire que « l’activité des entreprises est soumise plus qu’elle ne l’a jamais été à la pression de légitimation » (Beck, 1986[2001] : 469) et d’autre part, ce procès s’est soldé par une pression politique grandissante dans le sens d’une « ecological politicization » (Beck, 1992 : 112). Force est d’admettre que, face à une opinion publique de plus en plus vigilante et critique, l’acceptation de ces risques devient alors la pierre angulaire de l’action politique et des activités des entreprises. Cette société réflexive impose de nouvelles règles de conduite, de nouvelles normes du vivre- ensemble selon lesquelles, par le biais du principe de précaution, « nul ne peut agir sans conséquence de cause ».

35 On doit comprendre ce terme dans sa conception traditionnelle. Si le mode de production, entendu

comme un ensemble constitué par les forces productives et les rapports sociaux de production (Marx), est aujourd’hui marqué d’une pierre blanche par les impératifs d’une « économie du savoir », il n’est reste pas moins qu’il est toujours foncièrement marqué par le principe de centralisation et de concentration dont les enjeux de la « constitution sociale de la ‘‘rationalité’’, c’est-à-dire comment la rationalité devient objet de croyance et de remise en question » (Beck) sont pleinement intégrés dans le processus non seulement de

La réflexivité moderne impose ainsi un regard plus que furtif sur ces transformations qui fondent le rapport à la « crise écologique » dans lequel se réaménage, radicalement, l’espace politique. Pour cet auteur, la sociologie doit tenir compte d’un phénomène inusité, intrinsèquement lié à cette double conséquence dans l’arène institutionnelle, soit l’avènement d’un « test de politisation d’une ampleur sans précédent » (2001 : 352). La scientificisation réflexive ouvre de nouveaux canaux, dont les luttes et résistances forment le moteur. À travers ces nouvelles dynamiques politiques, les populations locales, qui n’ont jamais semblé si proches et si concernées par les différents risques du développement industriel, sont ainsi aspirées dans l’arène publique par différentes formes d’interpellation. Leur participation qui est, à juste titre, de plus en plus essentielle, pour ne pas dire immanquable, se confronte à de nouvelles épreuves dont les débats sont pourtant basés de manière exponentielle sur l’expertise. Les arrangements de résistance populaire trouvent ainsi leur droit de cité. La pluralité des actions et des « régimes d’engagement » (Thévenot, 2006) qui se constituent en « systèmes-experts » fait foi de cette société du risque et de leur poids dans la transformation de l’arène publique en « subpolitique ». Dans les rouages de ces confrontations, ce test de politisation s’appuie de manière incontournable sur la science qui elle-même se trouve de plus en plus liée à un appareillage idéologico-politique institutionnalisant des modes de pensée sur ce qui est acceptable socialement. On pourrait dans cette voie avancer que cette société du risque accélère, dans un sens, les processus de démocratisation, qui dans un même mouvement laissent voir toute leur fragilité.