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2. Sociologue, « artisan intellectuel »

4.2. Et possibilités de résistance

L’évènement de résistance que connut la ville de Sept-Îles est un « lieu » où l’on peut comprendre cette « mise en perspective » des modes traditionnels de développement ainsi que la « prise de conscience » des risques inhérents à cette industrie, et qui, force est

d’admettre, restèrent longtemps sans être discutés. Cette relation soulève de manière particulièrement aigüe les impacts de la pénétration de la grande industrie, et plus particulièrement des premiers travaux exploratoires, comme l’analyse le démontrera, les enjeux collectifs sur lesquels cette résistance populaire offre une prise, semble-t-il, des plus intéressantes, et permet de situer la manière dont les populations locales de plus en plus réflexives, « s’expertisent » et transforment du coup, par leurs engagements, les formes de l’espace public.

Si la communauté septilienne avait fait l’expérience pour une des rares fois de son histoire d’un refus collectif contre un projet d’exploration minière, elle connut aussi des déchirements internes associés à la structure même d’une ville dont la genèse repose sur la grande industrie. En effet, l’apprentissage fait par cette ville « soumise » aux profonds cycles économiques de l’offre et de la demande en matières premières, est particulièrement perceptible à travers une « nouvelle » idéologie sous-jacente au développement, soit : la « nécessaire » diversification économique. Rempart contre ce qui était connu sous le signe de la « crise du fer » des années 1980, la diversification économique est la nouvelle praxis de ceux qui, animés depuis des lustres par l’exploitation des ressources naturelles, souhaitent endiguer leur dépendance à une seule ressource. Peur d’une autre profonde crise du fer ? Apprentissage d’une dépendance aux seules ressources minières ?

Certains discours des représentants économiques sont directement liés à ce raisonnement et à ce changement de registre en matière de développement. Les profonds cycles économiques intimement liés à la demande extérieure en matières premières sont à l’origine de cet apprentissage économique : « on est dans une situation où on veut absolument diversifier notre économie, donc on ne considère pas sacrifier une partie du territoire, on considère l’utiliser » (Entrevue 17, 8 août 2011), me dit un acteur relié au milieu des affaires de la région septilienne, « parce qu’on est tout de même encore dépendants des ressources naturelles, c’est un peu dans ce contexte-là qu’il faut qu’il y ait des changements », me dit un autre, travaillant lui aussi dans le milieu des affaires (Entrevue 14, 26 juillet 2011). Discours de diversification (préoccupations économiques) d’un côté, et vigilance écologique (conscience environnementale) de l’autre se

cristallisèrent face ce projet d’exploration d’uranium. Opposition dont cette lutte collective projeta sur la scène les cadres sociaux de dépendance. Tel qu’il sera présenté plus loin, cette lutte collective réaménagea l’espace public traditionnel, sous l’impulsion d’une (nouvelle) conscience critique environnementale.

Ce serait oublier que cette résistance s’était fondée aussi, parallèlement, en contexte, comme me le confiera une femme de la communauté innue Uashat, sur un « éveil collectif autochtone ». Loin d’être opposé, ces cadres interprétatifs « d’éveil collectif autochtone » et de « conscientisation environnementale » se rejoignirent dans un processus de réinterprétation des modes traditionnels associés au développement de l’industrie minière qui se traduit par des formes de solidarité relativement à une cause commune. L’une des conséquences fut, en grande partie, de mettre au banc des accusés les discours justificateurs de la subordination des intérêts publics et collectifs aux intérêts privés miniers, pour ne pas dire strictement économiques.

Possibilité de résistance, certes, mais aussi, et surtout par-delà, interrogation sur les mythes, dont celui « du nord » et de ses rites. Directement issu des premières phases industrielles de la Côte-Nord, et en ce sens, à la fondation de cette collectivité, ce mythe fondateur s’était peut-être révélé, davantage, au cours de cette lutte, comme élément de légitimité de pouvoir et de domination; et dont le fil des promesses de « croissance » et de « prospérité » s’était rompu sous le coup non seulement des effets bien réels de cette même « crise de croissance » que connaissait à l’heure actuelle la région septilienne, mais bien davantage, à la lumière des apprentissages dont l’histoire avait maintenu les traces. Il est à penser que c’est dans ce sens que doit être comprise l’expression de cette résistance. Cette « crise de croissance », bien réelle, est le cadre duquel émerge une résistance collective contre un projet d’exploration minière et en ce sens, une possibilité de critique a pu fleurir. À quelques reprises dans les entretiens, on me dira d’ailleurs que cette période d’effervescence fut une « structure d’opportunités 40 » propice pour le

40 Nous faisons référence ici bien entendu aux théories des systèmes politiques et à la notion de « structure

des opportunités politiques » (SOP), l’une des plus prolifiques depuis les années 1970 dans le champ de l’analyse des mouvements sociaux. Directement issue d’une prise en compte de plus en plus importante des systèmes politiques et institutionnels, la lecture en termes « d’opportunités » vise surtout « à mesurer le degré d’ouverture et de réactivité d’un système politique aux mobilisations » (voir entre autres l’excellente synthèse d’Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, 2011).

déploiement d’une lutte collective sans quoi, certains affirmèrent, si le taux de chômage avait été en hausse, le projet n’aurait pas soulevé une aussi forte résistance.

Si cet aspect ne peut être balayé du revers de la main, il fut plutôt marginal au sein des entretiens et des différents dialogues avec les gens de la communauté. À travers les différents témoignages, c’était plutôt un appel, un appel constant et presque systématique au commencement, à la genèse d’une collectivité enracinée dans un territoire de ressources qui marquait profondément les discours. Bien que l’objet d’analyse ait été d’emblée réduit à cette résistance populaire, on devait admettre que le contexte de grand développement minier que connait à l’heure actuelle Sept-Îles se donnait à voir sous une autre teinte et dont la « dette du sens » (Gauchet, 1977)41 était plus présente que jamais.

Ce chapitre analytique permettra ainsi non seulement de mettre en lumière cette lutte collective et par là, de comprendre empiriquement le phénomène social critique de « vigile populaire », mais également de faire ressortir les différentes étapes de transformation de l’arène publique ou autrement dit, la pénétration dans l’espace politique de « pratiques subpolitiques ». Cette analyse sera l’occasion de suivre notre fil d’Ariane sur les expressions vivantes de résistance, de leurs sens, leurs inquiétudes, et de sa matérialisation concrète qui vivifie une conscientisation écologique de premier ordre.

41 Pour Marcel Gauchet en effet, si les sociétés reproduisent leurs rapports économiques et politiques sur

lesquels elles reposent, elles sont aussi tout autant capables, par leur nature, d’échapper à l’emprise de leurs mythes et par ricochet, de leurs rites. Cette « dette du sens » si elle est, selon cet auteur, au cœur des processus de transition et de remise en question des sociétés, est aussi, et surtout, la manière dont se comprennent les fondements sociétaux dont les dimensions symboliques sont les repères : « qui non seulement indiquent aux hommes qu’ils appartiennent à une société, mais qui définissent très précisément les modalités intelligibles de leur rapport à la société ». Dans cette voie, pour Gauchet, le lien social est un « savoir pratique » qui repose en somme sur le fait que « la forme originaire de ce lien de savoir, c’est la reconnaissance d’une dette ». Cependant, si cette conception du lien social est fort éclairante au sujet des dimensions symboliques, elle est par contre restrictive quant à la « temporalité » qui comme l’a démontrée la précédente réflexion théorique de la modernisation réflexive, se comprend aujourd’hui sous un autre jour, soit : les formes du lien social se configurent par la référence aux risques, dans la projection, et de fait, par la prédominance d’une « communauté de destins ».