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Résistance, expertise, et « désenchantement »

2. Sociologue, « artisan intellectuel »

3.2. Société réflexive et question écologique

3.2.2. Résistance, expertise, et « désenchantement »

Toujours selon Giddens, « la réorganisation réflexive des relations sociales » n’a pas eu comme corolaire un contrôle accru des institutions (mécanismes régulateurs), qu’elles soient juridico-légales ou politico-administratives. Au contraire, la reconnaissance des risques issus de l’environnement créé par le développement industriel s’est soldée par une confiance de plus en plus marquée dans ce que Giddens nomme des « systèmes-experts ». Sur l’élan, on aura tort de penser que cette confiance dans ces « systèmes-experts » se fait de manière totalement aveugle. Cette articulation entre accroissement de la perception des risques et formation de ces systèmes ne se donne pas sur un plan linéaire, mais bien à travers un jeu à double tranchant, puisqu’il s’agit à la fois de « faire confiance » tout en sachant « mettre en perspective » les connaissances (scientifiques) qui fondent ces arrangements sociaux. Cet élément est fondamental : « in modernity reflexivity takes place via a “double hermeneutic”. In the double hermeneutic reflexivity of self-monitoring is mediated through expert-systems » (Giddens, 1990 : 113 dans Lash 1993).

La perception des risques par les profanes s’accompagne d’une distance envers la science qui est de moins en moins capable d’apporter une assurance sur ces mêmes risques. L’institutionnalisation du doute a désenclavé la science en la ramenant sur le « plancher des vaches » et en l’interrogeant constamment sur les multiples conséquences du développement et de l’accélération de la production des connaissances technoscientifiques (par exemple, sur les techniques de forages, l’exploration minière, l’utilisation de pesticides, la prolifération des OGM, ou encore l’énergie nucléaire). Les problèmes écologiques viennent modifier les enjeux de fond. En questionnant certains modes d’évaluation et le statut des scientifiques en ce qui concerne les risques à la fois présents et futurs (c’est-à-dire dont la probabilité est déjà existante), on voit apparaître de nouveaux joueurs dans le tableau et dont la place légitime tend à se concrétiser dans les rapports de force dont l’enjeu se situe, en grande partie, dans la définition même de ces risques.

De surcroit, on assiste ainsi à une « mise en risque » qui conduit à une sélection et à une hiérarchisation collectives de ces dangers potentiels. Corrélativement à une montée des incertitudes en ce qui concerne les risques environnementaux, une transformation de l’espace public et de ses divisions traditionnelles semble s’opérer : la coupure moderne entre savoir scientifique et connaissance profane paraît (radicalement) s’estomper (Gilbert, 2003). La question écologique, propulsée principalement par les mouvements sociaux et les luttes collectives, tout en imposant de nouvelles légitimités, pose des interrogations critiques qui soulèvent quant aux pratiques et aux limites de l’expertise, mais aussi à certains égards, aux connaissances scientifiques.

Dans un même mouvement, l’institutionnalisation du doute, l’effritement des institutions et le déploiement du risque comme mesure de l’action restructurent les espaces de confrontation (et d’opposition) dans l’arène publique. Pour Giddens ([1990]1994 : 28), le réaménagement de ces espaces se fait principalement sous le coup des systèmes-experts; élément dont l’évaluation du risque et la confiance sont de plus en plus dépendants. Directement associés à l’ère moderne, ces systèmes se caractérisent notamment par le fait qu’ils constituent des mécanismes de « désenchâssement » (disembendding mechanims) et se réfèrent au processus de globalisation et donc de délocalisation, entendu comme stretching process. En effet, selon cet auteur, « tout mécanisme de dé-localisation, gage symbolique ou système-expert, repose sur la confiance. La confiance est donc une notion fondamentale des institutions de la modernité. Je ne parle pas ici de confiance vis-à-vis d’individus, mais d’instruments abstraits » (idem : 34).

Cette confiance est très ambivalente. D’un côté, par exemple, avec l’arrivée de nouvelles technologies dont l’utilisation entre dans nos vies quotidiennes aussi vite que la production, d’aliments génétiquement modifiés dont l’on connaît à peine la nature, ou de produits chimiques avec lesquels sont fabriqués les vêtements que l’on porte tous les jours, la confiance est de plus en plus nécessaire car sans elle, le monde nous paraitrait sans cesse « invivable ». D’un autre côté, s’il est difficile de démontrer toutes les menaces que constituent ces différents éléments qui meublent le décor, on ne peut

contenir la crainte toujours et déjà présente de ces risques potentiels, de ces éléments déjà reconnus comme porteurs de danger.

Bien que cette confiance se fonde encore de manière traditionnelle sur la distance face aux connaissances profanes, « l’expertise scientifique à destination politique » (Granjou, 2003)30, est de moins en moins capable d’offrir des certitudes. En effet, dans certains cas, ces certitudes, pourtant élevées dans les discours au rang « d’infaillibilité », ne cessent d’être démenties. À la lumière par exemple de catastrophes nucléaires (Tchernobyl, Three Mile Island, et plus récemment Fukushima) avec lesquelles on parlait pourtant d’un risque « zéro », et on pourrait également souligner bien d’autres catastrophes écologiques (dont la marée noire dans le golfe du Mexique), une funeste liste ne cesse de s’allonger et ce, de manière exponentielle.

Au regard de ces catastrophes environnementales, les critiques écologiques radicales réaménagent la mémoire collective. Chaque « accident » et même les risques potentiels − reconnus comme tels − démontrent ouvertement et d’une manière toute singulière, les limites de certains « modes d’évaluation », qui ne cessent, dans ce sens d’être désavoués. Au cœur de ce lien de confiance dont les tensions sont palpables, des groupes de la société civile ouvrent des fenêtres alternatives dans le domaine du savoir qui conduisent ainsi à des affrontements dans et par la science. En effet, il se constitue, dans ces combats de définition et de perception des risques écologiques et de santé publique, par exemple, de nouveaux espaces de légitimation qui fragilisent dans un sens, les démarcations entre profanes et experts. Ces confrontations ouvrent de nouvelles voies politiques tout en contribuant à reformuler le statut de certains savoirs scientifiques qui, d’une certaine façon, remettent vivement en avant plan ce postulat : « même chez les philosophes, les meilleurs défenseurs à la certitude de la science, reconnaissent, comme

30 Dans une note de recherche, Céline Granjou (2003) rend compte de manière éloquente du rapport entre

expertise et politique. La problématique de l’expertise est ainsi conçue, au sens large, comme « l’intégration des savoirs scientifiques dans un processus de décision politique ». Dans les modes de gestion publique, principalement dans le champ environnemental, une interrogation s’est inscrite de manière particulièrement aigüe en ce qui concerne « le rôle et les modes de fonctionnement de l’expertise scientifique ». Dans l’élan, on voit de manière inédite des incertitudes et des controverses qui mettent en cause « la légitimité de sa forme traditionnelle » qui deviennent en somme, selon cette auteure, « le nœud d’un nouveau ‘‘cadrage’’ des relations entre science, politique et société, tendant à redéfinir la confiance que cette dernière peut accorder à la première ».

Karl Popper, que ‘‘toute science repose sur des sables mouvants’’ » (Giddens, [1990]1994 : 46).