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Trajectoire historique : la naissance du comic book francophone

PARTIE II : LES COMICS DE SUPERHÉROS AMÉRICAINS RÉÉDITÉS AU QUÉBEC

LES ÉDITIONS HÉRITAGE : PORTRAIT D’UNE ENTREPRISE PIONNIÈRE

2. Les comics Héritage et le développement de la bande dessinée sérielle au Québec

2.2 Trajectoire historique : la naissance du comic book francophone

Lorsque les Éditions Héritage sont lancées, le milieu des comic books est revitalisé par ce nouveau souffle qu’apporte le genre superhéroïque, notamment grâce à sa redéfinition par Marvel Comics. Le moment est donc opportun pour tenter de reproduire dans l’ère culturelle québécoise francophone le succès que connaît cette « nouvelle » bande dessinée de superhéros, d’autant plus que la concurrence dans ce domaine au Québec s’avère pratiquement inexistante. En effet, le principal contact entre le lectorat ciblé et le genre superhéroïque se produit alors par le biais des comic strips publiés dans la presse à grand tirage; nul éditeur québécois n’a encore adopté le support de prédilection du genre superhéroïque, soit le comic book. Qui plus est, l’échec des revues Sais-tu (1947), Exploits héroïques et d’aventures illustrés (1948), Illustrés classiques (1948), François (1964), Claire (1964) et Hérauts (1965), qui se sont avérées « incapables de rivaliser avec leurs concurrents européens, entraîne la disparition de la bande dessinée jeunesse au Québec. Hormis quelques albums publiés à compte d’auteur, tel Foinfoin de Pierre Peyskens en 1968, l’activité éditoriale pour la jeunesse se résume alors principalement aux comics Héritage262. » Si

l’on ajoute à ces éléments l’amenuisement du pouvoir censorial sur les imprimés circulant au Québec263, il semble effectivement y avoir une occasion à saisir pour un éditeur qui se spécialise

dans la littérature de grande diffusion pour la jeunesse.

Dès sa prise de possession par Payette & Simms, la maison Héritage devient le véhicule à travers lequel Jacques Payette essaie de rentabiliser l’acquisition de nouvelles presses rotatives faite par lui et son associé, Sidney Simms. La réédition en français des comics de superhéros publiés par Marvel représente un investissement logique pour l’entreprise, étant donné la cote de popularité de 262 Édith Madore observe elle aussi que « [l]a production annuelle des titres québécois connaît une chute libre du milieu

des années 1960 aux années 1970, à un point tel que la littérature québécoise pour les jeunes est alors véritablement menacée de disparition. La production de l’année 1969 s’avère très maigre : six titres seulement! Bref, les années 1960 se terminent sur une note dramatique : la production n’aura jamais été aussi faible. »; É. Madore. « Constitution de la littérature québécoise pour la jeunesse (1920-1995), Thèse (Ph. D.), Sainte-Foy, Université Laval, 1996, f. 143.

263 À ce sujet, Pierre Hébert note que « [d]eux procès importants marquent le début des années 1960, contre L’amant

de Lady Chatterley de D. H. Lawrence en 1959 et Histoire d’O de Pauline Réage en 1962. Pour le clergé, il s’agit

d’une victoire à la Pyrrhus; d’une part, l’exercice de la censure lui échappe et, d’autre part, la condamnation est levée contre l’œuvre de Lawrence à la Cour suprême du Canada, de même que le procès contre Histoire d’O établit, d’une manière claire, l’impunité du texte littéraire. » Si on ne peut fondre en un seul objet littérature et bande dessinée, il reste que l’efficacité de la censure appliquée à des œuvres artistiques semble faiblir; P. Hébert, Censure et littérature

ces imprimés aux États-Unis. Les Éditions Héritage entrent donc en contact avec Marvel pour obtenir le droit exclusif de rééditer en français ses séries de superhéros pour le public québécois264,

qui représente le plus grand lectorat francophone d’Amérique. Une entente est donc conclue entre les deux éditeurs et les premiers comics Héritage sont mis en vente au cours de l’année 1968265 :

Hulk no 1 et Fantastic Four no 1 mènent le bal266, ce qui constitue un choix logique étant donné le

succès que connaissent ces deux séries depuis leur lancement en sol américain, au début de la décennie. Cela dit, au départ, la distribution des comics Héritage aurait été très désorganisée et la mensualité supposée des comics se montrerait tout sauf avérée267. Héritage est un nouvel éditeur

qui ne maîtrise pas encore toutes les étapes de la confection et de la diffusion d’un imprimé. La fidélisation du lectorat souffre de cette situation, puisque les comics paraissent à un rythme irrégulier, et ne sont disponibles que dans un nombre de points de vente limité (à Montréal et à Québec, presque exclusivement).

Après s’être absentées du marché pendant 14 mois, les Éditions Héritage relancent leur catalogue bédésque au printemps 1970 et prennent dans les mois qui suivent des décisions qui s’avéreront salutaires d’un point de vue commercial. Outre les modifications matérielles apportées à leurs publications, qui seront décrites ultérieurement, trois mesures consolideront cette production éditoriale. D’abord, les Éditions Héritage recherchent un distributeur fiable et capable d’assurer la diffusion de leurs comics à l’échelle provinciale. Ils s’entendront en ce sens avec Distribution Dynamique, au printemps 1971, puis avec Distribution Éclair, en 1975. Ensuite, toujours en 1971, l’éditeur conclut avec Archie Comics l’entente de traduction qui se révélera la plus durable de son histoire. Toujours en vigueur aujourd’hui, celle-ci fait d’Héritage le seul traducteur québécois de titres comme Archie et Betty et Veronica. Il ne faut pas sous-estimer par ailleurs l’embauche de Robert St-Martin à titre de gérant du département des comics cette année-là. Véritable chef d’orchestre, il

264 La direction d’Héritage aurait eu pour ambition d’exporter ses traductions dans l’ensemble de la francophonie, mais

Salois, Lévesque, Fontaine et Hébert nous rappellent que rien n’indique que ce projet ait été réalisé. Cela dit, le courrier des lecteurs publié par les Éditions Héritage provient à l’occasion des maritimes ou de l’Ontario, ce qui laisse penser que quelques exemplaires aient pu rejoindre certaines communauté franco-canadiennes.; A. Salois, G. Lévesque, R. Fontaine et J. F. Hébert. Le guide des comics Héritage […], p. 19.

265 Les comics ne sont pas tous datés. Il est donc difficile de connaître avec précision le moment de leur mise en marché. 266 Il faut noter que ces premiers comics paraissent sous l’égide des Comics Soleil, une filiale des Éditions Héritage

créée afin de distinguer les comics du reste de la production de l’éditeur. En plus des deux numéros mentionnés, seul

Hulk no 2 sera aussi publié sous cette bannière.

devait s’assurer que le contenu de chaque comic soit toujours prêt pour la date prévue de publication. Il voyait à la traduction des histoires, au montage des plaques d’impression, à l’encadrement des lettreurs, etc.

[…] En outre, c’est ce même homme qui, assisté quelque temps de Francine Lévesque-Alix, répondait à nos questions dans le Coin du lecteur sous le pseudonyme de Goglue. C’est aussi lui qui encourageait les jeunes de l’époque à former leurs propres clubs de super-héros tout en publiant des pages d’informations préparées par ceux-ci.

Enfin, il incitait de jeunes artistes prometteurs à persévérer dans leur art tout en leur faisant, lorsqu’il le pouvait, une place dans les comics Héritage268.

Bref, la popularité montante des comics Héritage et leur expansion à partir de 1971 concordent avec une meilleure structuration de l’entreprise depuis 1970.

À la suite d’une période de croissance ininterrompue, l’édition de comics Héritage atteint son apogée, au tournant de la décennie 1980. L’éditeur traduit maintenant certains titres phares de DC Comics (Batman, Superman, Wonder Woman) et de Disney269, en plus de ceux de Marvel Comics

et d’Archie Comics. Autrement dit, Héritage a désormais des ententes avec les plus gros éditeurs de comics américains et rejoint un public varié (garçons, filles et jeunes enfants). L’éditeur introduit par ailleurs la couleur dans ses séries pour la jeunesse et dans les séries d’Archie Comics, lesquelles génèrent les meilleurs chiffres de vente. Il est possible que l’entreprise de Saint-Lambert profite aussi de la présence des superhéros au petit écran : au tournant de la décennie 1980, les séries Wonder Woman (en live action270, à Télé-Métropole), L’Incroyable Hulk (en live action, à Radio-

Canada et en dessin animé, à TVJQ), L’Homme-Araignée (en dessin animé, à TVJQ) et Les Super- Héros271 (en dessin animé, à TVJQ), entre autres, sont diffusées au Québec en version française272.

L’exposition des jeunes Québécois à ces personnages aurait alors peut-être contribué à la popularité

268 Francine Lévesque-Alix effectue le lettrage de certains comics Héritage de 1970 à 1975. A. Salois, G. Lévesque, R.

Fontaine et J. F. Hébert. Le guide des comics Héritage […], p. 461.

269 Il est difficile de mettre les doigts sur les raisons amenant Héritage à publier si tardivement les comics de ces deux

éditeurs majeurs. Peut-être que ces derniers n’étaient pas intéressés à exporter leurs publications au Québec avant les années 1980, jugeant le marché québécois trop restreint. Il est aussi possible que les ententes conclues au préalable avec des éditeurs européens (Interpresse, Pop Magazine) incluaient une clause d’adaptation et de distribution exclusive pour l’ensemble de la francophonie.

270 Le terme désigne une série ou un film où les personnages sont incarnés à l’écran par des acteurs costumés. 271 Il s’agit de l’adaptation française de The Marvel Superheroes, émission qui met en vedette le Capitaine America,

Thor, Hulk, Iron Man et Namor (personnage de la série Fantastic Four).

272 Ces informations sont tirées des cahiers « Télé Presse », parus dans l’édition du samedi du journal La Presse et

accessible en version numérisée sur le site web de BAnQ; Bibliothèque et Archives nationales du Québec. « La Presse, 1884- (Montréal) », [En ligne],

http://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3216691?docsearchtext=%22la%20presse%22, (Page consultée le 25 juillet 2018.

des comics de l’éditeur de Saint-Lambert273. Pourtant, malgré la santé apparente des comics

Héritage, ces derniers souffrent en 1982 d’un certain essoufflement, en ce qui concerne du moins le genre superhéroïque. Dans une entrevue parue dans le journal La Presse, le 23 janvier 1982, Robert St-Martin reconnaît la baisse de popularité de ce créneau :

Il y a au Québec un marché important et des lecteurs fidèles dont on a peut-être abusé. On devra hausser la qualité du produit original venant des U.S.A. et en améliorer les adaptations. Mais le marché des super héros [sic] n’est pas acquis d’avance, il est exigeant. La baisse par exemple ne s’est pas fait sentir pour les adaptations des personnages de Walt Disney, qui tirent toujours à 10,000 ou Betty et Veronica qui tire à 15,000274.

Vue sous cet angle, la multiplication des séries de superhéros traduites par les Éditions Héritage au tournant des années 1980 peut en fait être perçue comment une stratégie commerciale de dernier recours : devant une baisse des ventes inquiétante, on aurait essayé de susciter chez le lecteur une curiosité artificielle et temporaire à l’égard de nouvelles séries. Les allures de santé commerciale que projetait l’entreprise cachaient en fait un cancer qui s’avérera létal.

En effet, les années que l’on pourrait qualifier d’ « âge d’or » des comics Héritage sont suivies d’un déclin rapide, qui entraine la fin de cette production éditoriale en avril 1987275. Les droits de

traduction demandés par les éditeurs américains auraient en effet augmenté drastiquement au début des années 1980, forçant Héritage à hausser le prix de ses comics ou à couvrir ces derniers de publicités en tous genres. Les amateurs de comics se tournent donc, pour les uns, vers les éditions originales anglaises, moins dispendieuses et profitant d’une parution souvent plus régulière. Les autres délaissent tout simplement le médium ou, du moins, le genre superhéroïque, dont la popularité est alors en baisse partout en Amérique du Nord. Bien que Marvel et DC Comics aient tiré leur épingle du jeu durant la décennie 1960 en donnant un nouveau souffle aux comics de superhéros, ce regain de vie n’était en fait que temporaire :

At the end of the 1960s the future of the comic book field did not look any brighter than when the decade started; if anything, it looked gloomier. […] The merchandising bonanza of the Batman boom made [Marvel Comics and DC Comics] attractive properties and their sale to larger corporations signaled a major trend in the comic field to view comic books as licensed properties more than stand-alone popular entertainment products276.

273 Les rubriques éditoriales adjointes aux comics Héritage s’attardent d’ailleurs fréquemment sur les adaptations

télévisuelles des superhéros américains, particulièrement sur le cas de la série L’Incroyable Hulk, mettant en vedette l’acteur Lou Ferrigno.

274 Comparativement aux comics de superhéros, qui connaissent des tirages moyens de 7 500 exemplaires par parution;

G. Racette. « Les super héros made in USA », La Presse, le samedi 23 janvier 1982, p. C1.

275 Exception faite des comics Archie, dont la publication ne s’interrompt jamais. 276 P. Lopes. Demanding Respect […], p. 67.

Les grands éditeurs, qui souffrent aussi d’une défection de leur lectorat, gardent ainsi leurs coffres remplis en tirant profit des produits dérivés de leurs licences – catégorie à laquelle les comic books tendent eux-mêmes à appartenir –, stratégie que les Éditions Héritage ne peuvent probablement pas mettre en œuvre277. Pour l’éditeur québécois, il n’y donc aucun moyen de combler un déficit des

ventes par l’exploitation d’adaptations vidéoludiques, cinématographiques ou télévisuelles de ses productions bédéesques superhéroïques278. Ces produits dérivés grugent vraisemblablement une

portion grandissante du temps libre et de l’argent consacrés aux loisirs par les enfants et les adolescents du Québec, faisant des comics Héritage les victimes d’un certain cannibalisme corporatif. D’un point de vue financier, les Éditions Héritage n’ont d’autre choix réel que de mettre fin à une aventure éditoriale dont la rentabilité paraît incertaine à court et à moyen terme. Seules les séries provenant d’Archie Comics sont conservées dans le catalogue de l’éditeur, qui donnera désormais préséance à l’édition littéraire et livresque279.