• Aucun résultat trouvé

PARTIE II : LES COMICS DE SUPERHÉROS AMÉRICAINS RÉÉDITÉS AU QUÉBEC

LE PÉRITEXTE DES COMICS HÉRITAGE

2. Des pistolets, des pouliches et des frites

2.3 Une clientèle cible équivoque

Si l’on tient compte des publicités susmentionnées en considérant, à la suite d’Anaïs Goudmand, que « [l]e récit sériel est en outre destiné à un public ciblé en fonction de son sexe, de son âge et/ou de sa catégorie sociale […]422 », le lectorat auquel se destinent les comics de superhéros des

Éditions Héritage porte la marque d’une certaine ambiguïté. Le deuxième paramètre soulevé par Goudmand, soit l’âge du lectorat, se décerne aisément. Il appert effectivement que l’éditeur et ses commanditaires s’adressent principalement à des enfants et des adolescents, puisque les jouets et les jeux (vidéo et de société) sont surreprésentés dans le péritexte publicitaire. Les annonces pour la revue Hibou (« le nouveau magazine des jeunes ») et les romans pour adolescents publiés par les Éditions Héritage valident d’ailleurs cette observation. En outre, les personnes représentées dans les illustrations et les photographies accompagnant les publicités appartiennent à ces deux groupes d’âge.

Cela étant dit, le sexe du public visé par les publicités trouvées dans le corpus analysé, quant à lui, s’avère être un attribut plus difficilement identifiable. Cette difficulté est d’autant plus tangible si l’on considère que l’interprétation des publicités dans une perspective genrée impose un lot de précautions et de nuances servant à éviter les pièges de la généralisation et du stéréotype. Il n’empêche que le recours à des codes hétéronormés par les publicitaires ne peut être ignoré, ne serait-ce que

[p]arce qu’en publicité, la signification de l’image est assurément intentionnelle : ce sont certains attributs du produit qui forment a priori les signifiés du message publicitaire et ces signifiés

doivent être transmis aussi clairement que possible; si l’image contient des signes, on est donc certain qu’en publicité ces signes sont pleins, formés en vue de la meilleure lecture423.

La publicité, en d’autres mots, convoque précisément les signes les plus susceptibles d’être décodés immédiatement par son public cible. Cela s’observe au premier degré dans les réclames pour des figurines d’actions, qui amalgament masculinité, machisme et violence. Ainsi les héros mis en scène sont tous de sexe masculin, qu’il s’agisse de Luke Skywalker, de l’homme de six millions, ou encore de Rambo. Chacun se sert de plus de sa force brute et de son arsenal – fusils, sabres- laser, canons – pour venir à bout de son ennemi. La clientèle cible elle-même s’avère majoritairement représentée par des personnages de sexe masculin, laissant croire à la prédominance de ce dernier dans la composition du lectorat des comics de superhéros. Qu’il soit en train de jouer avec « les ballons emballants Nerf » ou le jeu vidéo Star Wars : The Arcade Game, par exemple, le garçon préadolescent ou adolescent est à l’avant-plan. Une publicité pour des lunettes à rayons X permettant de voir « au travers des vêtements », cible clairement cette dernière tranche d’âge : l’illustration qui l’accompagne montre un jeune garçon souriant, équipé desdites lunettes et regardant en direction d’un personnage féminin, qui ne se sait probablement pas scruté. La sexualisation implicite du discours publicitaire se produit ici dans le but de séduire un public mâle hétérosexuel par la promesse d’un accès confidentiel à la nudité féminine.

Figure 20 : Publicité pour Star Wars : le jeu d’arcade

Figure 21 : Publicité pour des lunettes rayons X

À l’opposé de ces exemples, quatre autres publicités se destinent selon toute vraisemblance aux lectrices des bandes dessinées de superhéros. La trousse de maquillage « Coquetteries », les

breloques « Charmettes424 », les figurines « Ma petite pouliche » et les poupées « Chic créations »

adoptent toutes le rose comme couleur dominante et misent sur les intérêts traditionnellement réservés au sexe féminin : l’esthétique, les bijoux, de même que la mode et la couture – des patrons permettant de confectionner soit-même les vêtements des poupées « Chic créations ». Elles représentent par ailleurs exclusivement des personnages humains et animaliers de sexe féminin auxquels la clientèle visée pourra s’identifier. Dans ces cas où le contenu publicitaire est orienté vers les filles, par contre, la cohérence entre les produits annoncés et la nature des comics où on en fait la promotion ne va pas de soi. Alors que les séries de superhéros publiées par les Éditions Héritage regorgent de superhéroïnes, celles-ci sont effectivement ignorées par un contenu publicitaire n’entretenant aucun lien apparent avec les œuvres qu’il accompagne. Si l’on se fie à l’hypothèse selon laquelle un comic acheté circule dans plusieurs mains425, il est possible que ces

publicités s’adressent en fait à des lectrices tombées par hasard sur une bande dessinée de superhéros (achetée par un membre de la famille, par exemple) ou à un lectorat féminin pour qui la lecture d’œuvres relevant de ce genre ne constitue pas une pratique dominante (pensons au lectorat des séries Archie et Walt Disney). Pour ces clientes potentielles, la transposition de l’action et de l’aventure dans les autres sphères du divertissement ne constitue visiblement plus un argument publicitaire de premier plan.

Enfin, la question du groupe social auquel appartiennent les lecteurs des comics Héritage s’avère plus hasardeuse. Le coût relativement bas de ces bandes dessinées garantit en quelque sorte leur accessibilité pour les enfants et les familles disposant de revenus modestes. Cela dit, certains des objets mis en valeur dans les publicités trouvées à l’intérieur de ces imprimés s’avèrent dispendieux : les jeux vidéo, en particulier, représentent une dépense considérable. En effet, la console de jeu Atari 5200, compatible avec les jeux annoncés dans les comics Héritage, se vend

424 Le texte publicitaire les décrit comme « Les jouets parfumés que vous pouvez porter comme bijoux! »

425 D’après Gabilliet, durant la première moitié du XXe siècle, « [a] purchase of a comic book involved not a single

individual but several, with the magazine changing hands by way of loans, exchanges, resale, or even lending between family members. » Cet argument est largement exploité par la critique censoriale, durant les années 1940 et 1950, afin de mettre en garde le public contre le potentiel épidémique du mal que représentent ces imprimés; J.-P. Gabilliet. Of

269 $ américains (environ 330 $ canadiens426), l’année de son lancement (1982)427. Ce montant

correspond presque au salaire hebdomadaire moyen des Québécois, qui se situe à 386,11 $, au cours de cette même année428. Une telle dépense devient difficilement envisageable lorsque

certains lecteurs se montrent intraitables envers le prix des comics Héritage :

Récemment, dans le Coin du Lecteur 167, vous nous annonciez vos projets pour l’année ’83. Spiderman et Hulk en couleurs, un nouveau Trois-dans-Un, et Marvel Team-Up en français. Mes questions à propos de ces titres sont : quand seront-ils en vente et à quel prix?

J’espère que ces nouveaux titres ne seront pas publiés en format simple; parce qu’alors vous devriez « boucher des trous » avec de petites histoires, excusez-moi le mot, « plates ». Je parle en connaissance de cause car j’ai commencé à acheter la série SUPERMAN, mais j’ai arrêté au no 5. Je me suis rendu compte que je payais 25c pour l’histoire de SUPERMAN et 50c pour les deux autres qui ne m’intéressaient pas. Tandis qu’en « 2 numéros dans 1 » on ne paie que pour deux histoires qu’on aime. Alors, S.V.P., dorénavant publiez vos titres en « 2 dans 1 », qu’ils soient ou non en couleurs.

Je pense que vous devriez renouveler vos « Coin du Lecteur » et « Info-Héritage » plus souvent. Au prix où nous payons nos « comics » vous nous devez bien ça429.

Évidemment, rien n’empêche un enfant de se procurer ses comics avec son argent de poche et de recevoir en cadeau de la part d’adultes plus fortunés les objets de convoitise auxquels il est exposé à travers les publicités aperçues dans lesdits comics. Dans ce cas, les publicités pour des jeux vidéo et d’autres produits relativement dispendieux visent sans doute ultimement, par le biais des enfants et adolescents auxquels elles s’adressent, le portefeuille de parents appartenant aux classes moyennes et supérieures.

En somme, la publicité trouvée dans les bandes dessinées de superhéros des Éditions Héritage s’adresse de prime abord à des préadolescents et à des adolescents québécois de sexe masculin, baignant dans la culture populaire américaine et susceptibles d’en faire leur principale source de loisir, de même que leur principal objet de consommation. La convergence entre les séries de comic books lues par le lectorat et la nature des produits annoncés fonctionne en ce sens de manière à tirer profit de la popularité de certaines franchises ou de certains types d’objets fictionnels (récits, 426 Selon les taux observés par la Bank of England; Bank of England. « Statistical Interactive Database – daily spot

exchanges rates against US Dollras », Bank of England, [En ligne],

http://www.bankofengland.co.uk/boeapps/iadb/Rates.asp?TD=15&TM=Jan&TY=1982&into=USD&rateview=D

(Page consultée le 16 janvier 2018).

427 IGN. « Console Launch Prices », IGN, [En ligne], http://ca.ign.com/wikis/history-of-video-game-

consoles/Console_Launch_Prices (Page consultée le 16 janvier 2018).

428 S. Nadeau, sous la direction de S. Garon. « Salaire hebdomadaire moyen des ouvriers-ères en dollars », Bilan du

siècle. Site encyclopédique sur l’histoire du Québec depuis 1900, [En ligne],

http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/statistiques/3287.html (Page consultée le 16 janvier 2018).

429 J.-A. Melo. Lettre publiée dans « Le Coin du Lecteur 181 », dans R. Stern et J. Romita Jr. L’Étonnant Spider-Man,

personnages, genres). Cela dit, le contenu publicitaire ne se limite pas à un prototype unique et essaie sporadiquement, par l’adoption de signes univoques, de rejoindre une clientèle féminine du même âge.