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PARTIE II : LES COMICS DE SUPERHÉROS AMÉRICAINS RÉÉDITÉS AU QUÉBEC

LES COMICS HÉRITAGE ET L’ADAPTATION DU CONTENU AMÉRICAIN

2. Un modèle superhéroïque inchangé?

2.3 Une esthétique visuelle commune?

Les qualités visuelles des premiers comics de superhéros de l’éditeur Marvel, tout comme leurs particularités narratives, participent d’une logique visant à distinguer la production contemporaine des comics de superhéros des années 1930 à 1950. Cela est rendu possible grâce à la rupture opérée par rapport à l’académisme graphique habituel de la bande dessinée d’aventure. Cette impulsion esthétique nouvelle est en grande partie due au travail de l’artiste Jack Kirby, fréquent collaborateur du scénariste Stan Lee, dont Charles Hatfield livre une description éloquente :

Kirby’s mannered style supplied the very blueprint for the superhero fantasy in the late sixties. That style, it should be clear, is at odds with the illustrative tradition deriving from Raymond, Foster, and Caniff, certainly with the Raymond/Foster ideal of beauty, academicism, and versimilitude. It exceeds even Hogarth’s tensely exaggerated figure work. If Kirby started out wanting to draw like these artists, he failed. The creative yield of that failure, though, was a stylized and evocative pseudo-realism at once bombastic, eye-catchingly graphic, and unique to his sensibility. By the later sixties Kirby had developped (and would continue to develop) a very personal and distinctive way of reconciling cartooning’s mimetic impulse – its never-ending striving toward realism and pictorial fullness – with its symbolic and indexical, hand-crafted qualities. In the process he sacrificed loveliness and naturalism and went for sheer vaulting energy; as Kane once noted, he went from figures to « just the idea of a figure, » in the process becoming more abstract and more immersed in his own mannerisms, his own hieroglyphics […]. What he forfeited in realism and grace he gained in intensity368.

Figure 6 : Exemple du style visuel de Jack Kirby, extrait de Capitaine America et le Faucon, no 64, Éditions Héritage, p. 13.

En quelques années, cette esthétique particulière empreinte d’un mélange de réalisme et de subjectivité consolide en quelque sorte l’identité visuelle de Marvel Comics et devient le fondement d’un style maison encadrant le travail des autres artistes œuvrant dans l’entreprise:

The « house » style performed a dual role: stylistic unity (whose representative example was the course given by John Buscema for future Marvel artists – How to Draw Comics the Marvel Way) and, in a manner that was much more invisible, the self-regulation of content. […] From the 1970s to 1987, John Romita Sr. served in the position of art director at Marvel, which consisted of not only ensuring that pages delivered by the artists conformed to the house style (and making the necessary modifications when this was not the case), but also producing a basic sketch of hundreds of covers that were taken up by other artists […]369.

Puisque les comics de superhéros publiés par les Éditions Héritage proviennent majoritairement de Marvel Comics, il va sans dire qu’ils véhiculent aussi cette l’esthétique kirbyesque prépondérante.

Seuls les titres publiés initialement par DC Comics dérogent à cette règle en offrant une représentation du monde et des humains plus en phase avec la tradition instaurée par les strips d’aventures : aucune imperfection ne gâche le portrait des héros, qui affichent par ailleurs une musculature idéalisée; les environnements sont créés avec une précision architecturale manifeste; l’organisation des pages favorise l’efficacité au détriment de la fantaisie, etc.

Figure 7 : Exemple du style visuel adopté par DC Comics (dessin d’Alex Saviuk), extrait de Superman, no 30, Éditions Héritage, p. 5.

Dans cette optique, le choc des esthétiques propres aux deux grands éditeurs américains engendré par la mise en commun des œuvres produites par Marvel et DC à l’intérieur d’un même catalogue

entrave donc la parfaite unité d’un style maison tel que ces derniers la prônent et l’imposent avec plus ou moins de vigueur. Mais cette variation des styles visuels, qui ne cadre pas a priori avec la philosophie artistique et commerciale des éditeurs américains de l’époque, précède en fait de quelques années une vogue qui perdure encore aujourd’hui. En effet, « [t]hroughout the eighties, it became more and more difficult to pinpoint a house style at larger publishers. The individualization of creators and the stylistic diversification that resulted made it harder to distinguish, with a glance, the comic book pages that belonged to Marvel or DC370. » Bien que la majorité des comics Héritage

appartient à une époque où l’uniformité visuelle des comics de superhéros est privilégiée, il apparaît donc que la rencontre de styles variés que l’éditeur québécois autorise au cours des années 1980, en rééditant les aventures de Wonder Woman, Superman et Batman, concorde avec la naissance d’un mouvement similaire chez les éditeurs américains eux-mêmes. Qui plus est, cela annonce la position des éditeurs québécois qui offriront des comics québécois originaux et qui, nous le verrons, laisseront libre-cours au déploiement des singularités stylistiques.

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L’adaptation du contenu fictionnel original dans les comic book de superhéros parus aux Éditions Héritage s’inscrit en somme dans un rapport de fidélité aux objets transférés. En ce sens, les libertés prises par l’éditeur québécois s’avèrent timides, voire accidentelles, particulièrement en ce qui concerne la traduction des comics et les déplacements qu’elle induit. Si certaines transformations ayant trait au récit se produisent plus fréquemment durant la première décennie d’activité de l’entreprise, la québécisation des marqueurs américains d’ordres linguistique, culturel et géographique n’atteindra ainsi jamais le statut de phénomène généralisé. Dans l’ensemble, ces rééditions québécoises présentent des héros aux noms anglais évoluant dans un contexte culturel américain et à l’intérieur de nombreuses contrées étrangères, réelles comme fictives. Qui plus est, la langue que les personnages emploient n’est parsemée que de rares expressions proprement québécoises, lesquelles se résument à quelques sacres et insultes; la québécité de la langue tient davantage du passage de l’anglais au français que de l’usage d’un français indéniablement québécois. Si l’importance de ces translations exceptionnelles ne doit pas être minimisée, ne serait- ce que parce qu’elles constituent les premières tentatives visant à ancrer le récit superhéroïque dans un cadre fictionnel québécois, leur rareté révèle tout de même la prudence des Éditions Héritage,

peu enclines à altérer avec trop d’audace les ingrédients d’une recette ayant déjà fait ses preuves aux États-Unis. L’éditeur de Saint-Lambert n’ose d’ailleurs jamais modifier le contenu textuel ou visuel des comics qu’il adapte à des fins censoriales, s’éloignant des pratiques ayant cours en France, aux Éditions Lug, par exemple, où des artistes retouchent au besoin les dessins jugés impudiques.

Le genre superhéroïque lui-même peut faire l’objet d’un constat similaire de prime abord, la reproduction et la transmission des modèles mis de l’avant par les deux principaux éditeurs américains prévalant dans la majorité des cas étudiés. Cela dit, le contact entre les séries provenant de Marvel et de DC Comics au sein d’une même production éditoriale engendre une uniformisation du genre en question et en instaure une définition englobante. Ainsi, dans les fascicules étudiés, le personnage superhéroïque correspond unilatéralement à l’archétype forgé chez Marvel, c’est-à- dire qu’il éprouve des faiblesses, des doutes et des contradictions qui le fragilisent. De plus, les mécanismes du récit feuilletonesque s’imposent à l’ensemble du catalogue, même à l’intérieur de séries qui n’y sont pas prédisposées. Enfin, le mélange des styles visuels au sein d’une même production éditoriale est accueilli sans tentative de camouflage et annonce l’assouplissement de l’industrie des comics de superhéros à l’égard de la singularité des artistes qu’elle embauche.

Il ne faut pas sous-estimer la tradition générique que les Éditions Héritage établissent par ce lot d’interventions plus ou moins mineures, mais aussi par la transmission fidèle du contenu des œuvres originales, puisque ces dernières posent les fondements d’un architexte auquel se référeront à plusieurs reprises les futurs producteurs québécois de bande dessinée de superhéros. D’ailleurs, le péritexte inédit des comics Héritage a un rôle considérable à jouer dans la constitution de cet architexte, entre autres parce qu’il représente l’espace où se déploie une spécificité plus affirmée, affranchie des précautions que l’adaptation du récit suggère. La création d’un contenu éditorial et lectoral inusité octroie autrement dit aux acteurs impliqués dans la fabrication et la réception des comics Héritage l’occasion de mettre à profit leur esprit novateur. Ces derniers expriment et poursuivent alors avec plus de conviction la démarche entreprise par la transformation sporadique du contenu fictionnel des œuvres traduites.

CHAPITRE IV