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Le Canada anglais et la lutte aux « imprimés obscènes »

PARTIE I : LES PREMIÈRES INCURSIONS DES BANDES DESSINÉES AMÉRICAINES AU QUÉBEC

BOOKS AU QUÉBEC

1. Les premières apparitions en français des superhéros dans les journaux québécois

2.2 Le Canada anglais et la lutte aux « imprimés obscènes »

Il faut attendre la Deuxième Guerre mondiale, et l’année 1940 plus précisément, avant que n’émergent vraiment les comics canadiens. Cette année-là, en effet, est votée la Loi sur la conservation des changes en temps de guerre, qui limite l’importation de biens jugés non essentiels (dont font partie les comic books131). Du jour au lendemain, le marché des comic books devient

donc complètement vacant. Rapidement, des maisons d’édition canadiennes sont fondées132,

spécifiquement afin de tirer profit de cette situation inespérée. Le contenu qu’elles publient est

127 Pour obtenir un portrait complet de cet homme aux multiples paradoxes, il faut se référer à : B. Beaty. Fredric

Wertham and the Critique of Mass Culture, Jackson, University Press of Mississippi, 2005, 224 p.

128 F. Wertham. Seduction of the Innocent, New York, Rinehart & Company, 1954, 397 p.

129 Amy Kiste Nyberg y consacre une étude où elle analyse le contexte ayant mené à sa création et les manifestations

de son pouvoir censorial depuis 1954 jusqu’aux années 1990; A. K. Nyberg. Seal of Approval. The History of the

Comics Code, Jackson, University Press of Mississippi, 1998, 208 p.

130 D. Hajdu. The Ten-Cent Plague…, […], p. 326.

131 Précisons toutefois que cette loi ne s’applique pas aux comic strips publiés dans les journaux. Ceux-ci continueront

donc de provenir majoritairement des États-Unis, contrairement aux comic books.

132 John Bell identifie les principales comme étant Maple Leaf Publishing, Anglo-American Publishing, Hillborough

Studio, Bell Features et Commercial Signs of Canada; J. Bell. Invaders from the North. How Canada Conquered the

souvent original, bien que des ententes conclues avec des éditeurs américains permettent l’adaptation de comics parus aux États-Unis133. Dans un cas comme dans l’autre, les histoires sont

presque uniquement celles de justiciers et de superhéros dans la lignée de Superman. Le succès de ces entreprises est presque instantané, un éditeur important comme Bell Features pouvant vendre plus de 100 000 comics par semaine. Cet âge d’or de la bande dessinée canadienne, suivant l’expression de John Bell, est toutefois aussi spectaculaire qu’éphémère. Après la fin de la guerre, la Loi sur la conservation des changes en temps de guerre est abolie et il ne suffit que de quelques mois pour que les comic books américains reprennent la place qu’ils occupaient autrefois dans le marché de la bande dessinée au Canada anglais.

De 1947 à 1966, les quelques éditeurs canadiens qui survivent s’adonnent presque uniquement à la réédition de comics américains. Cette activité n’engage que peu de frais et de risques et permet, à quelques occasions, de financer des productions locales, toutes vouées à l’échec, cela dit. En 1948, le travail de ces éditeurs se voit toutefois compliqué par une série d’événements qui alimentent une certaine animosité à l’endroit des comics américains. En novembre de cette année, en Colombie-Britannique, deux enfants de 11 et 13 ans tuent accidentellement un camionneur avec une arme à feu volée. L’enquête menée sur cet incident conclut qu’il y a un lien entre le comportement de ces enfants et le fait qu’ils soient d’avides lecteurs de crime comics américains et de romans en fascicules. Une campagne contre les imprimés obscènes s’organise et culmine avec l’adoption de la Loi Fulton134, en décembre 1949. Celle-ci constitue en fait un remaniement de

l’article 207 du Code criminel qui interdit et criminalise la production et la distribution de « toute publication dont une caractéristique dominante est l'exploitation indue des choses sexuelles, ou de l'un ou plusieurs des sujets suivants, savoir : le crime, l'horreur, la cruauté et la violence135. » Pour

tenter de se plier à cette loi, l’industrie des comics au Canada instaure la Comic Magazine Industry Association of Canada, prédecesseure canadienne de la Comics Code Authority. Le rôle de cette association consiste essentiellement à trier le contenu en provenance des États-Unis afin de

133 L’entente qui existe entre l’éditeur canadien Anglo-American Comics et l’éditeur américain Fawcett Comics prévoit

par exemple que les scripts des comics produits aux États-Unis soient envoyés au Canada afin d’être remis en images par des artistes locaux. Cette solution de fortune permet aux entreprises américaines d’empêcher, ou du moins de limiter le piratage de leurs imprimés; J. Bell. Invaders from the North…, […], p. 46-51.

134 Elle est surnommée ainsi d’après Edmund Davie Fulton, député de Kamloops (Colombie-Britannique), qui a rédigé

et présenté le projet de loi initial.

135 Cette interdiction est toujours en vigueur aujourd’hui; Gouvernement du Canada. « Infractions tendant à corrompre

s’assurer que seules les histoires jugées acceptables puissent circuler en sol canadien. Après quelques années, au cours desquelles sont condamnés de rares distributeurs canadiens devant servir d’exemples, la loi Fulton semble perdre son effet dissuasif. C’est du moins à ce constat qu’arrive le père Paul Gay136, en 1955, lorsqu’il soutient que

la loi, même imparfaite, serait appliquée plus souvent si le peuple la soutenait. A-t-elle en sa faveur, de nos jours, l’appui de l’opinion publique, du citoyen moyen? On peut se le demander tristement. Dès qu’une loi n’est plus observée parce que le citoyen moyen n’y croit plus, c’est comme si elle avait été abrogée. C’est par les citoyens qu’une loi vit137.

Dans ce cas-ci, il appert que la majorité de la population québécoise fait peu de cas de cette loi qui repose en grande partie sur un processus de dénonciation entre concitoyens.