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PARTIE I : LES PREMIÈRES INCURSIONS DES BANDES DESSINÉES AMÉRICAINES AU QUÉBEC

BOOKS AU QUÉBEC

1. Les premières apparitions en français des superhéros dans les journaux québécois

2.3 La nature des doléances

La croisade contre les comics menée aux États-Unis et au Canada anglais pendant et après la Deuxième Guerre mondiale sera poursuivie au Québec, bien qu’avec moins de retentissement. Effectivement, des échos du discours tenu par les plus célèbres adversaires des comics américains résonnent dans les initiatives censoriales québécoises du milieu du siècle, lesquelles prennent toutes la forme d’une condamnation virulente de la production, de la vente et de la lecture de ces imprimés.

Les premières réticences formulées à l’endroit des comics américains sont publiées dans la revue mensuelle Lectures, dont l’un des buts, dès sa fondation en 1946, est de recenser les publications qui paraissent au Québec et de leur attribuer une cote morale. La publication recueille aussi de nombreux articles s’inscrivant dans les « [d]eux grands thèmes [qui la] traversent de 1946 à 1966 : la littérature obscène et les rapports entre l’art et la morale, fondement de la censure138 ». Il s’agit

donc d’un endroit de prédilection pour discuter du danger potentiel que peuvent représenter, sur le

136 D’après Pierre Hébert, Paul Gay est l’un des plus importants critiques littéraires de son époque : « Né à Bourg-en-

Bresse, en France, Paul Gay obtient une licence en théologie à Rome, en 1937. Père de la Congrégatiion du Saint- Esprit, il passe une bonne partie de sa vie à titre de professeur et supérieur au Collège Saint-Alexandre de Limbourg, à quelques kilomètres de Hull. Son enseignement le conduit aussi à l’Université d’Ottawa, en 1970. Son activité de critique littéraire est particulièrement intense entre 1945 et 1975, surtout dans le quotidien d’Ottawa Le Droit. De plus, le père Gay collabore à la revue Lectures, de 1945 à 1966. Enfin, il siège au jury du prix du Cercle du livre de France durant 23 ans. C’est dire à la fois l’importance quantitative et qualitative de sa présence critique; P. Hébert « Gay, Paul (1911-2005) », dans P. Hébert, Y. Lever et K. Landry (dir.). Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et

cinéma, Montréal, Fides, 2006, p. 281

137 P. Gay. « La distribution et la vente des revues obscènes », Relations, no 170, Montréal, février 1955, p. 37-38. 138 P. Hébert. « Lectures », dans P. Hébert, Y. Lever et K. Landry (dir.). Dictionnaire de la censure au Québec. […],

plan moral, les comics en provenance des États-Unis. Rapidement préoccupés par les effets de la lecture de comics sur les jeunes Québécois, les rédacteurs de Lectures ne tardent pas à aborder la question de front139. Dans le troisième numéro, paru en novembre 1946, le père Paul Gay signe un

article dont le titre, « L’art d’abrutir le peuple », laisse présager le sombre dessein qui guette les lecteurs d’imprimés populaires sous toutes leurs formes (magazines, romans en fascicules et comics). Le père Gay dénonce ainsi le contenu dérangeant auquel un enfant peut avoir accès, dans tous les kiosques à journaux, en échange de la somme de 10 ¢ : « Divers crimes décrits en détail. – Caricatures, annonces et textes sensuels. – Nudisme, réclame de mauvais livres. – Romans idiotement sentimentaux. – Romans excitants et sensuels. – Réalisme morbide, photos suggestives. – Description de suicides. – Tendances communistes et révolutionnaires. – Farces et caricatures osées. – Etc…140 » Au-delà de cet amoralisme perçu comme étant commun à tous les imprimés

populaires, un mal supplémentaire accable particulièrement les comics, « la grande maladie du XXe

siècle141 », selon le père Gay. Ces imprimés, rappelle-t-il, détournent en effet la jeunesse des

lectures sérieuses et menacent gravement le développement de son intelligence :

Tout comme on amuse le palais par la succession de douceurs qui agacent l’estomac sans le nourrir, on gave son intelligence et son imagination avec cette pâture. On se demande ensuite comment il se fait que de jeunes gens et des jeunes filles n’atteignent leur maturité intellectuelle qu’à un âge relativement avancé, quand ils l’atteignent jamais. […] Allez donc essayer de faire goûter Athalie à un admirateur de Superman142!

Pour le père Gay, les comics se présentent comme un obstacle au développement intellectuel de la jeunesse québécoise, puisqu’ils nourrissent l’esprit avec des calories vides et gâchent ainsi l’appétit des jeunes pour des lectures plus substantielles. Cet argument fera d’ailleurs boule de neige et deviendra une décennie plus tard l’une des principales préoccupations de Guy Boulizon, censeur sur lequel nous reviendrons plus loin.

Entretemps, toutefois, le discours concernant les comics se cristallise, au Québec comme aux États- Unis, autour de la question de la délinquance juvénile. En novembre 1948, la revue Lectures

139 Malgré la position tranchée de ses collaborateurs sur le sujet, Lectures, pas plus que sa revue sœur Mes fiches,

n’inclue aucun comics dans ses recensions. Exception faite de la revue Hérauts, qui comporte des bandes dessinées américaines catholiques traduites en français, aucun titre précis ne fait donc l’objet d’une appréciation morale plus approfondie. Les bandes dessinées américaines seront donc condamnées en bloc, dans les articles publiés dans

Lectures, sans que les parties constituant cette masse d’imprimés ne soient réellement distinguées et évaluées

individuellement.

140 P. Gay. « L’art d’abrutir le peuple », Lectures, Tome 1, no 3, Montréal, Fides, novembre 1946, p. 137. 141 Ibid, p. 139.

propose par exemple aux prêtres qui la lisent d’adresser aux fidèles un sermon portant sur « Le danger des “comics”143 », lors de la messe du dimanche 31 octobre 1948. Il est recommandé

d’insister sur le fait qu’ « [i]ls poussent facilement les enfants aux crimes144 » et de rappeler le

« [f]ait récent de New-Albany, É.-U145. » Ce dernier énoncé fait référence à un fait divers s’étant

produit au mois d’août de la même année : « In August, the public learned that in New Albany, Indiana, three boys aged from six to eight almost hanged a boy of seven while reenacting a scene from a comic book for fun146. » Cet acte de violence, qui s’inscrit dans une série d’événements

similaires147, encourage ainsi les autorités religieuses du Québec à prévenir les fidèles de « la

détestable influence des “comics”148 » sur la jeunesse, dans l’espoir que les événements tragiques

qui surviennent aux États-Unis ne soient pas reproduits en sol québécois.

Si les autorités religieuses mènent surtout leur combat auprès des instances parentales en tentant de les convaincre des méfaits des comic books, elles s’adressent aussi directement aux principaux intéressés, les lecteurs de comics eux-mêmes, afin de les mettre en garde contre ces lectures nocives. En mai 1949, la revue Jeunesse et hérauts, éditée conjointement par Fides et les Frères des écoles chrétiennes, publie à cet effet une rubrique intitulée « Yves et sa bande en guerre contre les ‘comics’ ». Celle-ci prend la forme d’une discussion entre quatre amis (Yves, Lebeau, Belhumeur et Joly) au sujet de la lecture de comics chez les étudiants. Rapidement, les quatre jeunes s’aperçoivent que plusieurs de leurs confrères sont d’avides consommateurs de comics et que cela les mène à adopter des comportements peu convenables. Belhumeur affirme par exemple que

143 Anonyme. « Quelques suggestions pour sermons sur la presse et le cinéma », Lectures, Tome V, no 3, Montréal,

Fides, novembre 1948, p. 149.

144 Ibid, p. 149. 145 Ibid, p. 149.

146 J.-P. Gabilliet. Of Comics and Men. A Cultural History of American Comic Books, Jackson, University Press of

Mississippi, 2010, p. 217.

147 Dans les années qui suivent, les opposants aux comics rappelleront fréquemment ces incidents dans les articles

qu’ils publient dans les journaux et les magazines québécois. À titre d’exemple, un certain R. Dinant fait paraître, dans le numéro de mars 1949 de La Revue moderne, une charge contre les crime comics américains dont l’argumentaire repose essentiellement sur des exemples plus ou moins sordides des conséquences comportementales qu’entraîne la lecture de ces publications chez les jeunes : « Un enfant de 11 ans renvoyé de l’école pour son inattention et sa nature batailleuse, fut examiné dans une clinique. Il déclara : “J’achète des ‘comics’ toutes les semaines […]. ” Un garçon de 17 ans avait tué un de ses camarades de quatre ans plus jeune que lui : “Je ne lis pas beaucoup de ‘comics’ dit-il, seulement une dizaine par semaine […].” Le gosse avait-il commis le crime de son plein gré ou avait-il voulu imiter le héros de l’une de ces histoires? […] un garçon de 12 ans tue sa sœur plus âgée; un autre de 13 ans est pris en flagrant délit de vol à main armée; un jeune homme de 17 ans tue un enfant et laisse une note signée “Le Diable” […]? »; R. Dinant. « Les “comics” ne sont pas drôles », La Revue moderne, mars 1949, p. 8.

« [p]lusieurs élèves en apportent à l’école. J’en ai remarqué un, très habile à tromper la vigilance du professeur. Pendant que ce dernier se morfond en explication sur une matière, J. se régale de ‘comics’149. » Un peu plus tard, Yves admet connaître « des étudiants qui volent des plumes-

réservoirs et crayons automatiques, les vendent à prix ridicules et avec l’argent s’achètent des ‘comics’150. » Qui plus est, comme le dit Lebeau, « [l]e grand B. a eu l’effronterie d’en lire même

à l’église; mercredi avant et après sa confession, il a eu le temps d’en voir tout un151. » Dans cette

courte rubrique sont donc exposées deux conséquences comportementales de la lecture de comics chez les jeunes : la délinquance – qui prend la forme de vols mineurs commis afin de pouvoir financer l’achat de comics – et la perte de respect envers les autorités et les institutions, incarnées ici respectivement par le professeur qui n’est pas écouté de ses élèves et par l’Église qui subit une certaine désacralisation lorsque l’exercice de la confession, justement doté d’une forte dimension sacrée, est ironiquement précédé et suivi de la lecture d’imprimés généralement perçus comme étant moralement douteux. Face à ces gestes qu’ils trouvent inquiétants, Yves et ses amis sentent la nécessité d’intervenir et proposent des idées afin d’enrayer la lecture de comics peu recommandables : « Joly : Une série d’affiches dans le genre de celles-ci : Les “comics” empoisonnent ton âme peu à peu : Qu’est-ce qui te reste de la lecture de “comics”?, aideraient considérablement152. » Les efforts faits par Yves et sa bande ne semblent toutefois pas avoir porté

leurs fruits, puisqu’un an plus tard, ces personnages ont une nouvelle discussion sur la lecture de comics chez les jeunes Québécois. Les mêmes observations que celles formulées précédemment ressurgissent alors :

Belhumeur : […] je connais plusieurs de mes amis qui lisent des « Comics » qu’ils n’osent pas montrer à la maison.

Archambault : En classe même, beaucoup en font circuler sous le nez du professeur; évidemment, on fait cela discrètement…

Yves : Si les gars sentent le besoin de cacher si soigneusement leurs « Comics » à leurs parents et à leurs professeurs, je trouve pour ma part que ça ne sent pas bon. Qu’en dites-vous153?

Bien que la question de la délinquance juvénile soit absente de cette rubrique-ci, le fait que la consommation de comics se soustraie au pouvoir et à la vigilance des autorités (parentales et 149 Frère Joseph. « Yves et sa bande en guerre contre les “comics” », Jeunesse et hérauts, vol. XXXV, no 17, Montréal,

Fides et les Frères des écoles chrétiennes, 1er mai 1949, p. 8. 150 Ibid, p. 8.

151 Ibid, p. 8. 152 Ibid, p. 8.

153 Frère Albéric. « Ceux de la bande », Jeunesse et hérauts, vol. XXXVII, no 3, Montréal, Fides et les Frères des écoles

professorales, dans ce cas-ci) sert encore une fois d’argument pour illustrer le caractère pernicieux de ce loisir et inspirer la méfiance à son endroit.

D’ailleurs, durant la première moitié des années 1950, les détracteurs des comic books s’inquiètent de plus en plus du sentiment d’indépendance que ces publications semblent insuffler à la jeunesse. Dans le numéro des mois de novembre et décembre 1952 de la revue L’Action catholique ouvrière154, l’évêque de Saint-Jean, Mgr Gérard-Marie Coderre, dénonce ainsi ce qu’il nomme

« l’esprit d’indépendance des enfants » :

Durant cette semaine, la L.O.C. a décidé d’éveiller le sens de la responsabilité des parents sur un danger bien précis : l’esprit d’indépendance des enfants d’aujourd’hui. Cet esprit se manifeste à des degrés divers; refus d’obéir à l’autorité, rejet de la manière de vivre et penser du foyer, voir [sic] même rejet du cadre familial155.

Parmi les causes de ce comportement identifiées par Mgr Coderre se trouvent « les flots d’idées dont nous inondent la radio, le cinéma, le journal, les “comics”, les revues et les modes [qui] donnent une fausse idée de la liberté et, très souvent, ridiculisent le mariage et l’autorité des parents156. » Pour l’évêque de Saint-Jean, les comics font donc partie de ces médias de masse qui,

à travers les valeurs et les représentations qu’ils véhiculent, rivalisent avec l’éducation parentale et conduisent vers une forme de désobéissance.

Sans démontrer que la consommation de ces médias populaires a une réelle incidence sur le comportement, une enquête menée par la Jeunesse ouvrière catholique et publiée dans L’Action catholique ouvrière en novembre 1954157 tend en fait à confirmer l’une des idées avancées par Mgr

Coderre : la jeunesse ouvrière, c’est-à-dire celle qui a quitté l’école pour rejoindre le milieu du travail, est particulièrement friande des divertissements de masse. Ainsi, 68,2 % des adolescents et 66,3 % des adolescentes ayant répondu à l’enquête affirment qu’ils vont au cinéma toutes les semaines. La lecture n’est pas délaissée pour autant, puisque :

- 28 % des adolescents lisent des romans d’amour. En moyenne 3.8 par semaine. - 39,3 % lisent des romans policiers. En moyenne 3.8 par semaine.

- 41,7 % lisent des comics. En moyenne 5.7 par semaine. - 47 % lisent des romans.

- 51 % lisent des revues.

154 Il s’agit de l’organe de la Ligue ouvrière catholique (L.O.C.), publié mensuellement de 1951 à 1957. La revue,

rédigée par des clercs et des laïcs, se penche sur tous les sujets qui concernent la condition ouvrière.

155 Mgr G.-M. Coderre. « L’esprit d’indépendance des enfants », L’Action catholique ouvrière, vol. II, no 10,

Novembre-Décembre 1952, p. 478.

156 Ibid, p. 480.

157 Cette enquête a été menée auprès de 621 garçons et 704 filles âgées 13 à 17 ans et provenant d’une quarantaine de

villes du Québec, de Moncton et de Cornwall; Jeunesse ouvrière catholique. « Une situation angoissante », L’Action

- 38 % lisent des livres sérieux. - 12,8 % ne lisent pas du tout158.

Ces chiffres s’avèrent alarmants pour les rédacteurs de L’Action catholique ouvrière, parce qu’ils laissent penser que la jeunesse ouvrière est régulièrement mise en contact avec une quantité importante d’œuvres cinématographiques et d’imprimés au contenu qui ne leur est pas destiné et, en ce sens, qui n’est pas adapté à leur âge. On imagine difficilement, par exemple, que les parents des jeunes interrogés vérifient chacun des 5 à 6 comics lus par ces derniers sur une base hebdomadaire. L’esprit d’indépendance des enfants dont parlait Mgr Coderre s’inscrirait donc, selon cette logique, dans un processus en plusieurs temps : les loisirs que ceux-ci préfèrent sont pratiqués de façon autonome, c’est-à-dire à l’abri du regard des autorités parentales; cela facilite la consommation d’objets jugés inappropriés en raison des modèles (familiaux, héroïques, sociaux, moraux, etc.) qu’ils offrent; conséquemment, cette exposition à des modèles et valeurs qui s’écartent de ceux prônés dans le foyer familial accentue la distance entre les parents et leurs enfants. Il est important de noter, cela dit, que l’enquête présentée par la J.O.C. ne fait pas porter tout le blâme des maux qui affligent la jeunesse ouvrière par les médias populaires. Elle pointe aussi du doigt le faible taux de fréquentation scolaire des adolescents occasionné par leur entrée précoce sur le marché du travail, ce qui les prive de l’éducation nécessaire pour obtenir un emploi convenable et des conditions de vie avantageuses. Autrement dit, l’enquête reconnaît que des facteurs socio-économiques, et non seulement axiologiques, contribuent à l’émancipation hâtive des adolescents et à la « délinquance juvénile, une terrible plaie de notre société moderne159. »

Jusqu’à présent, un certain flou subsiste quant à la nature exacte des modèles dits peu recommandables que les auteurs précédemment cités évoquent avec hostilité. En quoi sont-ils subversifs au point de cultiver chez les jeunes Québécois une inclination pour la malfaisance et l’insoumission aux instances traditionnelles du pouvoir? Les premiers éléments de réponses nous proviennent d’un article signé par l’écrivain Jean-Paul Pinsonneault et publié dans Lectures, en mai 1952. Intitulé « Les “comics”, denrées infectes », ce texte déplore l’immoralisme des bandes dessinées américaines en prenant appui sur deux arguments bien spécifiques qu’annonce le passage suivant :

Cette littérature truffée d’histoires de crimes et de récits imprégnés de matérialisme a pour conséquences néfastes habituelles d’accoutumer le lecteur à la violence déchaînée et d’exciter en

158 Ibid, p. 420. 159 Ibid, p. 424.

lui des instincts de violence par un mépris total de la vie humaine, une confusion perpétuelle de la justice et de la vengeance, et le spectacle de héros justiciers implacables qui, en l’absence de toute loi, incarnent la morale160.

En premier lieu, Pinsonneault avance ainsi l’idée d’une insensibilisation graduelle du lecteur à la violence que comportent ces imprimés et dont celui-ci est témoin de manière répétée. À trop lire de comics, l’on deviendrait en quelque sorte engourdi, impassible devant le spectacle de la brutalité perpétuée aussi bien par les méchants que par les héros. Car comme le rappelle Pinsonneault,

[s]’il est vrai que, dans presque tous les cas, un cœur généreux se lève pour venger les droits de l’opprimé, il faut voir avec quelle conscience éclairée de son devoir ce piètre chevalier de la justice se lance tête baissée dans les plus cocasses aventures, et à quels moyens abjects il ne craint pas de recourir pour avoir raison de l’adversaire. La torture, la mort, le crime, le mensonge, la lâcheté, la brutalité, le cynisme, la violence sont des moyens devant lesquels il ne recule pas et lui valent, la plupart du temps, les plus mirobolants succès et la reconnaissance admirative de ses obligés. Ses exploits, ses intrigues, ses bassesses mêmes conservent un charme héroïque et lui méritent l’absolution gratuite et empressée des honnêtes gens. Et quand il s’agit enfin de pourvoir au châtiment des coupables, avec quelle sauvagerie haineuse et quelle cruauté raffinée les héros ne se font-ils pas les instruments de la justice? La clémence et l’indulgence sont des sentiments inconnus dans cet univers ramené aux proportions d’une jungle humaine où les individus ne semblent réunis que pour s’entre-tuer161.

Non seulement la violence est-elle si omniprésente dans ces comics qu’elle n’impressionne pas plus qu’elle ne rebute le lecteur, mais elle finit aussi par s’imposer comme la base naturelle et attendue des interactions entre humains. Autrement dit, pour Pinsonneault, le premier péché d’immoralisme commis par les comics prend la forme d’une idéalisation de la brutalité, à la fois comme moteur narratif et comme véhicule de la justice : « Il n’y a donc pas à se rebiffer lorsque nous affirmons qu’un esprit gavé de cette littérature infecte en arrive presque infailliblement à ne considérer la vie que comme une chasse à l’homme et à se convaincre que la force brutale est la seule arme de la justice162. » Par ce raisonnement, Pinsonneault rejoint celui du père Paul Gay, avec

qui il partage la crainte fondamentale qu’ « à force de lire et de voir des choses immorales, nous finissons par les accomplir163 », précepte sur lequel se construit, depuis la fin des années 1940, le

lien de causalité qui existerait entre la lecture de comics et la délinquance juvénile.

L’univers narratif presque bestial décrit par Pinsonneault, en deuxième lieu, voit justement la notion de justice elle-même subir une transformation qui indigne l’auteur. Un glissement s’opère

160 J.-P. Pinsonneault. « Les “comics”, denrées infectes », Lectures, Tome VIII, no 9, Montréal, Fides, mai 1952, p.

402.

161 Ibid, p. 402-403.