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PARTIE I : LES PREMIÈRES INCURSIONS DES BANDES DESSINÉES AMÉRICAINES AU QUÉBEC

BOOKS AU QUÉBEC

1. Les premières apparitions en français des superhéros dans les journaux québécois

2.4 Le banc des accusés

Le discours de la censure québécoise des années 1940 et 1950 donne parfois l’impression que tous les comics américains sont considérés sans distinction, comme s’ils appartenaient à une même masse informe. Exception faite des séries Batman et Wonder Woman, sur lesquelles Tessier s’attarde un peu, l’identité précise des publications visées par les censeurs demeure généralement obscure. Tout au plus fait-on référence aux genres qui dérangent particulièrement : crime comics, horror comics, romance comics…

Cette indéfinition qui entoure les publications proscrites s’explique peut-être en partie par la méconnaissance qu’ont les censeurs de leur sujet. On peut envisager que ceux-ci accordent une plus grande attention (et une plus grande part de leur temps) aux écrits censoriaux américains qu’à la lecture même des comics, ce qui complique la sélection des titres à proscrire. Quoi qu’il en soit,

177 Ibid, p. 20-21.

178 F. Wertham Seduction of the Innocent. The Influence of Comic Books on Today’s Youth, New York, Rinehart &

Co., 1954, p. 189-190. Prise hors de son contexte, comme c’est le cas ici, cette citation traduit mal la pensée de Wertham et peut teinter à tort son discours d’une homophobie qui n’en est pourtant pas caractéristique. En fait, Wertham reproche aux comics d’éveiller chez les enfants une homosexualité précoce, à un âge où elle serait mal comprise par celui ou celle qui la vit. Cela risquerait d’engendrer de graves problèmes d’anxiété et de confiance en soi, étant donné que ces enfants seraient mal outillés pour faire face aux stigmates sociaux associés à l’homosexualité.

quelques rares publications se donnent néanmoins la tâche, à partir de 1950, d’établir une bibliographie critique des comics circulant au Québec en leur apposant une cote morale. C’est le cas des Cahiers d’Action catholique, qui publient un article à cette fin, en octobre 1950, lequel sera repris en janvier 1951 dans la revue Lectures179. Nonobstant le biais idéologique qui traverse ce

texte, celui-ci fournit sans doute l’étude la mieux documentée sur la nature des comics américains alors présents à Montréal. Sous la supervision du frère Albéric, les professeurs de l’école Lajoie ont ainsi dressé un inventaire de 161 titres anglophones « recueillis chez des élèves de la région de Montréal », ensuite de quoi ils « ont consacré plusieurs jours à l’examen de ces liasses si rarement attrayantes180 ». Ce dépouillement a permis la constitution d’une liste classant ces titres selon six

catégories, qui constituent en fait une échelle morale. Les comics lus sont soit « recommandables », « acceptables sans commentaire », « rédigés en mauvais anglais, slang, ou mal imprimés », « à déconseiller », porteurs d’une « mauvaise conception de l’amour, du mariage, de la vie sociale » ou encore « déformateurs, trop suggestifs, avec le plus souvent [sic] costumes indécents181 ». Les

comics de superhéros, qui représentent l’objet d’étude spécifique de la présente thèse, ne se retrouvent dans aucune des trois premières catégories énoncées. Les 11 titres recensés appartenant à ce genre sont en fait tous rangés sous les mentions « à déconseiller » et « déformateurs », aux côtés des nombreux crime comics et comics sentimentaux plus ouvertement décriés par la censure182. On n’a qu’à lire l’appréciation de la série Le Surhomme (traduction de The Superman),

comic strip alors publié dans le Soleil, pour constater que les conventions narratives du genre superhéroïque sont reçues avec de nombreuses réticences :

Le Surhomme (The Superman) nous introduit dans le préternaturel. Il témoigne, par l’intérêt disproportionné qu’il suscite, de l’avidité du prodige en notre monde moderne. Comment expliquer autrement le succès de pareille idiotie? Une simple pensée fait accourir le Surhomme au secours de la victime, et la partie est toujours gagnée d’avance pour ce génie qui passe à travers les murs et qui reste invulnérable. Déformateur de la notion de Providence et du simple bon sens humain183.

Les superpouvoirs, la victoire inévitable du héros et sa condition quasi immortelle sont interprétés comme une substitution, voire une atteinte à l’omnipotence et à l’autorité divines. Par ses caractéristiques génériques propres, le récit de superhéros de l’époque soustrait en effet le destin

179 La présente analyse s’appuie sur cette réédition, dont sont extraites toutes les citations retranscrites ici. 180 Anonyme. « “Les comics”, essai de cotation », Lectures, Tome VII, no 6, Montréal, janvier 1951, p. 260. 181 Ibid, p. 260-261.

182 Voici la liste de ces publications : dans la catégorie « à déconseiller », on retrouve les séries Action Comics,

America’s Best Comics, Captain America, Green Hornet, Green Lantern¸ The Human Torch et Wonder Woman; dans

la catégorie « déformateurs », il y a les séries Bat Man, Black Cat, Captain Marvel Jr., et Detective Comics.

de l’homme à la volonté de Dieu, puisqu’il prédétermine le sort de ses personnages : peu importe le péril que les bons doivent affronter, ils en triompheront; peu importe la ruse et l’ingéniosité des méchants, ceux-ci seront assurément vaincus. En d’autres mots, le superhéros arrive toujours à ramener l’ordre dans l’univers qui est le sien et s’impose donc comme le principal pourvoyeur de bonne fortune.

Les autres comic strips en français publiés dans les journaux québécois reçoivent à peu près tous le même statut que Le Surhomme, c’est-à-dire celui d’œuvres insipides, immorales ou corruptrices. Bien qu’ils ne soient pas classés d’après la catégorisation présentée ci-dessus, ils possèdent une valeur discutable aux yeux des rédacteurs de cette étude :

Ces « comics » ne valent pas mieux que les séries en langue anglaise, puisqu’ils n’en sont, le plus souvent, que de médiocres traductions. Tout au plus doit-on noter, en certains journaux dirigés par des catholiques, une certaine sélection qui vise à éviter les séries impassables ou à recouvrir les nudités de quelques traits de plumes… procédé qui atteint souvent l’effet de provocation plutôt que de protection184.

Par ailleurs, le fait que les journaux catholiques évoqués dans l’extrait précédent accueillent dans leurs pages des bandes dessinées jugées peu recommandables ne manque pas de soulever une certaine indignation :

Il est inexplicable, et profondément regrettable, que des journaux à mandat religieux continuent toujours à publier des insanités aussi notoires, contre lesquelles la hiérarchie nous demande de lutter, et malgré la grande responsabilité que cela comporte à cause de la confiance que leur accorde notre public catholique185.

Cette flèche lancée contre des représentants de la presse catholique (dont on préserve toutefois l’anonymat) témoigne de l’intransigeance des rédacteurs de l’enquête décrite ici en ce qui a trait à la publication et à la circulation des comics au Québec. Nul journal, laïc ou catholique, ne peut légitimement proposer à ses lecteurs des comic strips dits risqués. Alors que la popularité de la bande dessinée américaine semble indéniable – ce qui explique sans doute partiellement l’inclusion de ce médium au sein de journaux religieux –, la censure rappelle en somme que la majorité des comic strips et des comic books est à proscrire, peu importe leur lieu de publication. Elle fournit à cet effet un premier outil bibliographique dans le but de faciliter le processus de discrimination, lequel s’applique surtout, par ordre de priorité, aux crime comics, aux comics sentimentaux et aux comics de superhéros.

184 Ibid, p. 261-262. 185 Ibid, p. 262.

Cinq années plus tard, Gérard Tessier poursuit le travail entamé par l’ « essai de cotation » paru en 1950 et établit à son tour une bibliographie critique, qu’il intègre à Face à l’imprimé obscène. Divisée en deux parties, « Ce qu’on ne devrait pas lire » et « Ce qu’on devrait lire », celle-ci est composée d’œuvres populaires relevant de plusieurs médias (revues, romans, bandes dessinées) et se penche sur plusieurs dizaines de comic books. Tous considérés comme ne devant pas être lus, ils appartiennent soit à la catégorie des « “Comics” à proscrire », soit à celle des « “Comics” à déconseiller »186. Composée de plus de 600 entrées, la liste dressée par Tessier comprend

majoritairement des crime comics, des comics sentimentaux, des comics d’aventure et des comics de superhéros. De façon surprenante, on y retrouve aussi une très grande quantité de comics publiés par Dell Comics et mettant en vedette les personnages de la Walt Disney Company. Pourtant, les Cahiers d’Action catholique disaient au sujet de La souris Miquette (Mickey Mouse) qu’il s’agissait d’ « [a]musantes historiettes débordantes de fantaisie et de finesse, légèrement satiriques. […] La caricature vaut par elle-même. Susceptible de dérider jeunes et moins jeunes187. » La série Donald

Duck était aussi considérée comme une « [g]entille fantaisie, de même qualité que La Souris Miquette188. » Aucun indice, dans l’ouvrage de Tessier, ne permet de comprendre le jugement qui

s’abat sur ces publications généralement épargnées par la censure canadienne-anglaise et américaine, parce que la bibliographie concoctée par l’auteur n’est pas annotée. Qui plus est, Tessier ne précise pas non plus la méthodologie employée pour rédiger sa bibliographie, ce qui empêche de comprendre les incohérences qui la parsèment. Par exemple, bien que l’auteur désigne explicitement le personnage de Batman comme étant un modèle nocif pour la jeunesse, au début de son ouvrage, la série éponyme est absente de la bibliographie incluse dans ce même bouquin. Detective Comics, dont Batman est à l’époque le protagoniste189, y apparaît bel et bien, mais le

lecteur néophyte ignore sans doute qu’il s’agit là d’une publication mettant en vedette le célèbre justicier. Un esprit rusé pourrait même ironiquement conclure que la série Batman ne comporte, dans ce cas, aucun danger. Le même constat s’applique à la série Action Comics, dédiée aux aventures de Superman. Le travail de proscription mené par Tessier arbore autrement dit quelques failles qui en limitent la portée dissuasive, notamment en ce qui concerne l’un des plus importants avatars du genre superhéroïque.

186 G. Tessier. Face à l’imprimé obscène […], p. 148-158. 187 Anonyme. « “Les comics”, essai de cotation », […], p. 264. 188 Ibid, p. 262.

En somme, si l’ « essai de cotation » et la partie bibliographique de Face à l’imprimé obscène permettent de mieux connaître les comics qui, d’une part, sont lus par les jeunes Québécois et, d’autre part, rebutent les instances censoriales, ils révèlent aussi que le genre superhéroïque en est un parmi d’autres, aux yeux des censeurs, et qu’il ne s’agit ni du plus répandu ni du plus inquiétant. Par la crainte qu’ils inspirent, les crime et les romance comics semblent ainsi dominer la liste des illustrés américains en circulation au Québec, le discours sur le superhéros se limitant quant à lui aux personnages des séries Batman et Wonder Woman, en raison de la publicité que Fredric Wertham leur a faite, et aux quelques titres traduits en français dans les journaux québécois. Le Surhomme (traduction de Superman), le Fantôme (The Phantom) et Mandrake le Magicien (Mandrake the Magician), surtout, attirent les foudres de la critique morale en raison des pouvoirs surhumains que leurs protagonistes possèdent, des costumes révélateurs qu’ils revêtent ou de la violence dont ils usent. Ces quelques séries populaires mises à part, le genre surperhéroïque semble donc faire partie d’un ensemble souvent considéré par le discours censorial comme étant plus ou moins homogène. La réception des comics de superhéros est peu détaillée parce qu’elle s’inscrit dans celle, plus large, du médium en entier. Il est vrai, de plus, que l’apparition de ce genre est relativement récente et que ses spécificités peuvent échapper de ce fait au regard du critique. Il est donc certainement plus commode de l’assimiler aux catégories plus englobantes de l’aventure et du récit criminel (crime comic).

3. « On ne détruit que ce qu’on remplace » : prescrire les comic books sain(t)s

Tous les censeurs québécois ne condamnent pas unilatéralement la lecture de bandes dessinées en soi. Ce qui pose réellement problème, auprès de ces derniers, est le fait que les comics lus par la jeunesse représentent un système de valeurs et un mode de vie qui s’écartent de l’idéologie catholique. En d’autres mots, le danger contre lequel on met constamment en garde parents, enfants et éducateurs, se trouverait moins dans l’activité consistant à lire des bandes dessinées que dans la nature de ces dernières. Cette nuance est importante, parce qu’elle laisse envisager une solution pour contrer la popularité des comics américains. Il suffit en effet de leur opposer des publications similaires, mais réalisées en suivant un code moral jugé vertueux et conçues, si possible, sous la supervision de membres du clergé.