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PARTIE I : LES PREMIÈRES INCURSIONS DES BANDES DESSINÉES AMÉRICAINES AU QUÉBEC

BOOKS AU QUÉBEC

1. Les premières apparitions en français des superhéros dans les journaux québécois

1.2 Les superhéros américains prennent leur envol

Au tournant de la décennie 1930, un virage majeur est opéré par les créateurs de bandes dessinées occidentaux, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Alors que l’humour était jusqu’à ce moment le genre de prédilection des bédéistes de presse, celui de l’aventure apparaît soudainement et impose presque aussitôt sa domination. Selon Thierry Groensteen, « [c]e tournant [pris par la bande dessinée] se précise en 1929, année qui voit le lancement, le même jour, des comic strips

111 B. Winston. A Right to Offend, London / New York, Bloomsbury Academic, 2012, p. 357.

112 Contrairement à ses cousines nord-américaines, la bande dessinée européenne francophone est principalement

diffusée à grande échelle par le biais de suppléments de journaux ou de revues spécifiquement dédiés à la jeunesse.

113 J. Bell et M. Viau. « Au-delà de l’humour : L’histoire de la bande dessinée au Canada anglais et au Québec »,

Collections Canada, [En ligne], https://www.collectionscanada.gc.ca/bandes-dessinees/027002-150.1- f.php?uid=027002&uidc=CollectionCd (Page consulté le 28 juin 2017).

Buck Rogers et Tarzan114 ». Sans oublier que Tintin, peut-être l’aventurier le plus populaire

d’Europe, apparaît aussi pour la première fois en 1929, dans le journal Le Petit Vingtième.

Selon l’historienne de la bande dessinée Mira Falardeau, la popularité immédiate de l’aventure, qui s’étend à l’ensemble des productions culturelles de l’époque, serait due à une réappropriation des œuvres populaires de jadis, par les nouveaux médias que sont la radio, le cinéma et, bien sûr, la bande dessinée :

[Le courant] des BD d’aventures […] est issu de la littérature populaire des siècles précédents. Il ne faut pas oublier que la littérature populaire du XVIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle était

publiée dans les journaux sous forme de feuilletons, illustrés par les plus grands dessinateurs, avant d’être imprimée et vendue en livres, souvent en plusieurs tomes. C’est de ce type de littérature que va s’inspirer ce courant des BD américaines d’aventures, en osmose avec l’art du cinéma qui lui empruntera bien des codes115.

En accord avec Falardeau, Thierry Groensteen soutient que « Hollywood, les dime novels (romans populaires) et les pulps ont préparé le terrain : désormais, l’aventure dramatique va se conjuguer dans les airs, sur les mers, dans les jungles tropicales et dans les villes livrées à la pègre116. » La

bande dessinée applique donc à partir de cette époque les codes de la littérature de grande diffusion et du cinéma d’action hollywoodien : la multiplication des péripéties, la priorisation de l’émotion dans une visée sensationnaliste, la mise en scène de personnages archétypaux s’affrontant afin de résoudre un conflit ou un « scandale », comme l’écrirait Daniel Couégnas117, le triomphe du Bien

sur le Mal…

Les premiers « aventuriers du quotidien118 » trouvent rapidement leur place dans les journaux

montréalais francophones. Par exemple, la série de guerre et d’espionnage Terry and the Pirates, de l’artiste Milton Caniff, paraît pour la première fois dans La Patrie du Samedi le 1er décembre

1934 (sous le titre Armand et les pirates), soit moins de deux mois après la publication initiale de sa version originale119. Même un journal conservateur comme l’est L’Action catholique n’hésite

pas à inclure dans ses pages de nombreuses séries d’aventures. Ainsi, de 1932 à 1944, pas moins 114 T. Groensteen. La bande dessinée. Son histoire et ses maîtres […], p. 231.

115 M. Falardeau. Histoire de la bande dessinée au Québec, Montréal, VLB éditeur, 2008, p. 41. 116 T. Groensteen. La bande dessinée. Son histoire et ses maîtres […], p. 231.

117 D. Couégnas. Introduction à la paralittérature, p. 172-175.

118 J’emprunte l’expression aux organisateurs du colloque « Les petits aventuriers du quotidien. Bande dessinée,

journal et imaginaires médiatiques (XIXe-XXIe siècles) », qui s’est tenu à l’Université de Reims, du 28 au 30 juin

2017.

119 Terry and the Pirates est publiée à partir du 22 octobre 1934 dans une multitude de journaux américains. La série,

de 37 comic strips d’aventures paraissent dans le quotidien, nonobstant la représentation du crime, de la violence et d’une conception individualiste de la justice qui les caractérise120. Ces œuvres se

font en cela les passeurs d’une figure héroïque héritée d’un schéma universel – que Lawrence et Jewett désignent sous l’appellation de « monomythe » –, mais imbue d’une spécificité toute américaine :

[…] the form of the classical monomyth, with its symbolic call for lifetime service to a community’s institutions, allows to highlight its absence in the distinctive pattern of what we call here the American monomyth. Although there are significant variations, the following plot formula may be seen in thousands of popular-culture artifacts :

A community in a harmonious paradise is threatened by evil; normal institutions fail to contend with this threat; a selfless superhero emerges to renounce temptations and carry out the redemptive task; aided by fate, his decisive victory restores the community to its paradisiacal condition; the superhero then recedes into obscurity.

Whereas the classical monomyth seemed to reflect rites of initiation, the American monomyth derives from tales of redemption. It secularizes the Judaeo-Christian dramas of community redemption that have arisen on American soil, combining elements of the selfless servant who impassively gives his life for others and the zealous crusader who destroys evil121.

L’échec des institutions (surtout juridiques et policières), la prise en charge temporaire de la justice par l’individu et l’éradication absolue du Mal représentés par les comics trips d’aventures importés des États-Unis dans l’aire culturelle québécoise constituent ainsi quelques-uns des piliers d’un archétype (super)héroïque décidément américain.

Bien que les héros de ces séries d’aventures ne correspondent pas exactement au modèle superhéroïque tel que décrit dans l’introduction de cette thèse – Lawrence et Jewett acceptant une définition beaucoup plus large du superhéros –, ils en sont assurément les précurseurs. Plus précisément, le Fantôme, dont les aventures sont largement diffusées au Québec, prépare le terrain pour des figures aujourd’hui mieux connues. En effet, le personnage créé par Lee Falk circule abondamment dans la presse de l’époque : avant les années 1940, il apparaît déjà dans La Patrie du Dimanche (depuis le 28 mai 1939) et L’Action catholique (depuis le 27 mai 1939), puis il rejoint, quelques années plus tard, Le Soleil (à partir du 15 décembre 1946), Le Nouvelliste (à partir du 7 février 1948) et Hebdo-Revue (à partir du 12 septembre 1953). Or, la présence importante du héros masqué dans l’aire culturelle québécoise s’avère notable, puisque la série éponyme incarne

120 Voir l’article que nous avons consacré à ce sujet; P. Rioux. « Fraterniser avec l’ennemi : modernité et américanité

dans les bandes dessinées américaines publiées dans L’Action catholique (1932-1944) », International Journal of

Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes, vol. 53, 2016, p. 43-60.

en quelque sorte le passage d’une bande dessinée d’aventures à une bande dessinée superhéroïque. Ainsi, en plus de respecter les préceptes du monomythe américain, elle rassemble les principaux codes des comics de superhéros :

Lee Falk, in collaboration with his first illustrator, Ray Moore (1905-1984) steadily crafted the image of the Phantom throughout the 1930s and the 1940s as a mysterious, elusive figure who strikes without warning.

[…] The Phantom was an undeniably violent and vengeful figure, but he was also a compassionate hero, always prepared to come to the aid of those who needed his help the most.

[…] The Phantom cut a striking figure, clad in a grey costume, his face concealed by a cowl and eye-mask, sporting black leather gauntlets and boots, with a pair of automatic pistols slung from his belt. There were also times when the Phantom traveled incognito, wearing his costume underneath an overcoat, scarf, trousers, while concealing his unmasked face beneath a broad- brimmed hat and dark glasses.

[…] The Phantom’s identity and purpose are inextricably linked to his jungle realm. He presides over his ancestral home from within the Skull Cave, which contains more than just his throne, adorned with skull motifs; it also contains a library of handwritten chronicles documenting all his forefathers’ exploits, the crypts of his twenty ancestors, and fabulous treasure rooms containing countless antiquities, gold, and jewels acquired from pirates and criminals over several centuries122.

Solitaire et reclus, peu intéressé par la gloire, mais résigné à faire triompher le Bien par tous les moyens afin de maintenir l’ordre dans la communauté qu’il fuit et protège simultanément, le Fantôme se pose donc comme l’avatar par excellence de la justice et de l’héroïsme tels qu’ils sont véhiculés dans la culture américaine de grande consommation. Plus encore, son costume (symbole de son identité double), son repère secret (prototype de la Batcave) et sa fortune constituent quelques-uns des motifs qui caractérisent les superhéros américains typiques arrivant, dès 1940, dans les journaux québécois123. Cela dit, l’élan du superhéros aux États-Unis et au Québec

qu’engendrent le Fantôme et ses successeurs rencontrera rapidement une opposition vigoureuse, l’ascension des comics américains de tous genres et la propagation des valeurs qu’ils véhiculent attirant la méfiance et la réprobation de nombreuses instances.

2. « Des denrées malsaines » : la censure proscriptive des comic books

122 K. Patrick. The Phantom Unmasked. America’s First Superhero, Iowa City, University of Iowa Press, 2017, p. 19-

22.

123 Superman apparaît, en janvier 1940, dans La Patrie du Dimanche et Batman, dans Le Petit Journal, en novembre

L’histoire des comics américains a été marquée par une succession d’attaques et d’épisodes de censure. En fait, comme les autres médias populaires (le cinéma et la radio, par exemple), les comics seront de plus en plus vilipendés par les sphères les plus conservatrices de la société nord- américaine au fur et à mesure qu’ils gagneront en popularité. Leur succès inégalé à partir de 1934, année où le comic book est créé, est donc intimement lié à l’attention négative dont ils feront l’objet, après la Seconde Guerre mondiale.