• Aucun résultat trouvé

Entre tradition et avant garde

À partir de 1975, les critiques s’accordent à dire qu’il existe trois modèles - types d’albums pour la jeunesse : traditionnel, moderne et avant-gardiste. Les Contes de Perrault peuvent entrer dans ces trois catégories du fait de leur malléabilité et de leurs possibles réécritures.

Caroline Hoinville, dans Christian Bruel, auteur-éditeur, une politique de l’album, explique les différences qui existent entre ces trois archétypes éditoriaux. Pour elle,

« L’adjectif “traditionnel” qualifie une production qui témoigne progressivement d’un refus d’initiative et de prise de risque, et qui tend à reposer exclusivement sur des recettes déjà éprouvées dont le succès n’est plus à démontrer. Les éventuelles adaptations ou nouveautés du catalogue de ces éditeurs s’inscrivent généralement dans une logique économique et commerciale, qui laisse peu de place à la créativité des auteurs. Les séries se multiplient, déclinant à l’infini les aventures d’un même personnage ; les collections s’organisent autour des âges successifs de l’enfance, les “tranches d’âge” ; la catégorisation basée sur le sexe de l’enfant s’accroît. Derrière la volonté de ces maisons d’édition de séduire l’enfant se manifeste le désir de se conformer en priorité aux attentes des parents et des éducateurs. Ceux -ci assument le rôle de prescripteurs vis-à-vis des enfants, dont ils influencent de façon déterminante la perception de la littérature, du livre et de la lecture. Alors qu’une baisse significative des prix facilite l’accessibilité, la qualité de la production stagne dans un classicisme qui s’observe tant dans le contenu que dans la forme. Couleurs pastels, dessins naïfs et peu expressifs, exaltation d’un réel idéalisé et suranné, les images sont encore fortement ancrées dans la fonction documentaire de l’illustration stricto sensu. Elles doivent épauler la lecture du texte et servir d’agrément, ni plus ni moins. »427 Ce modèle traditionnel est celui de Hachette. En effet, la maison publie des recueils désuets au début des années 1950, illustrés par des artistes du siècle dernier, de grands albums aux illustrateurs anonymes, ou bi en des produits de consommation américanisés. Hachette est en effet associé à la firme Walt Disney et co-produit les ouvrages dérivés des films d’animation. Ces livres sont soit intégrés à des collections “spéciales Disney” telles que Disney Poche, soit insérés dans des ensembles plus anciens – marque de fabrique de la maison- : la bibliothèque rose illustrée, l’idéale bibliothèque, etc.

Autre exemple de modèle traditionnel : la maison Mame. De tradition catholique, cette maison d’édition a effectué un prudent début dans les albums, publiant avant tout des textes catéchétiques, puis historiques, illustrés par Job. L’écrit, très présent, rappelle d’ailleurs davantage le livre illustré, par la place qu’il prend au sein de l’ouvrage. Après la Première Guerre mondiale, l’entreprise se modernise et démultiplie ses collections d’albums – toujours traditionnels avec des thèmes récurrents : la morale, l’édification religieuse, l’histoire… -. Les nouveaux albums deviennent une véritable vitrine pour diffuser les valeurs catholiques de la

427 MERCIER-FAIVRE, Anne-Marie, PERRIN, Dominique (dir.), Christian Bruel, auteur-éditeur, une politique

maison. Elle publie également des albums patriotiques, puis s’élance vers le marché des masses populaires, consommatrices de loisirs bon marché et abondamment illustré. À la fin des années 1930, elle lance donc les Contes de Perrault428, dans une collection appelée “Série A”429. D’une trentaine de centimètres, les albums de 96 pages sont illustrés en couleur par Jacques Viotte.

Les Ateliers du Père Castor correspondent au modèle dit “moderne”. Dans les albums modernes contemporains est pris en compte la spécificité de l’enfant, vu comme un apprenti lecteur et un être à part entière, contrairement aux maisons traditionnelles chez qui l’enfant est considéré comme un être faible, non fini et dépendant d’un médiateur adulte. Le but de l’album moderne est d’

« […] instaurer une relation affective entre l’enfant et l’album qu’il peut emmener partout et où il reconnaît aisément des situations de sa vie quotidienne »430.

C’est exactement ce que tente d’accomplir Paul Faucher. S’il voit l’enfant comme un être en devenir, il a néanmoins conscience de son infériorité et de ses capacités de lecture, raison pour laquelle il adapte tant la mise en page de ses ouvrages. Anciennement novatrice, cette collection est devenue, au fil du temps, plus conservatrice. En effet, du fait du très faible renouvellement de ses auteurs et illustrateurs, les projets éditoriaux ont été largement décalés par rapport à l’air du temps. La majorité des maisons se situent dans ce modèle moderne. Elles sont à mi-chemin entre la tradition et l’avant garde : elles renouvellent certes une partie de leurs conceptions, mais elles demeurent fidèles à certains aspects conventionnels, contrairement aux maisons avant-gardistes.

« Profondément attachées à leur indépendance, ces dernières prennent le contrepied de la tendance dominante et développent des trésors d’imagination en vue de renouveler la littérature pour enfants. »431

Il s’agit donc ici souvent de modestes maisons d’édition qui font de nombreuses avancées techniques et graphiques. Ces nouveaux éditeurs, selon le directeur éditorial de l’École des loisirs – maison basée sur un modèle moderne –, Arthur Hubschmidt, sont

« des personnes « qui ont rompu avec la tradition centrée sur un personnage et débité en tranches de saucisson étiquetées et identifiables pour la plus grande masse possible. »432

C’est le cas de Christian Bruel. En 1975, cet auteur-éditeur crée le Sourire qui mord. Ses livres d’une qualité littéraire aussi bien qu’esthétique veulent contrer les tabous corporels et sexuels. Véritables “livres d’intervention”, ils sont destinés à prendre le relais lorsque les situations échappent aux enfants ou aux parents. Le Sourire qui mord propose ainsi

« […] une collection d’albums originaux, avant-gardistes et soucieux d’une esthétique qui n’a rien de commercial. Le fondateur est « contre l’illustration

428 PERRAULT, Charles, Contes de Perrault, Tours, éd. Mame, ill. Jacques Viotte, in-4, 1938, 96p.

429 La mention de cette collection n’apparaît pas dans les notices consultées, mais les Contes cités sont bien

intégrés à cette collection selon diverses sources.

430 MERCIER-FAIVRE, Anne-Marie, PERRIN, Dominique (dir.), Christian Bruel, op. cit., p. 21. 431 Ibidem, p. 22.

explicative et colorée à tout prix » et il a raison. En 1970, il affirme que « faire des livres pour enfants est une erreur. Faire des livres qu’on peut mettre entre les mains des enfants aussi, me conviendrait beaucoup plus. ». »433

Cette conception est partagée entre autres par les Éditions des Femmes qui reflètent l’esprit militant féministe en renversant les codes sociaux (stéréotypes familiaux, machisme, etc.) dans leurs productions.

Pierre Marchant est quant à lui l’un des pionniers de cette avant -garde. Chez Gallimard où le lancement dans la littérature de jeunesse a été difficile, Pierre Marchand crée le secteur jeunesse en 1972. Il apporte de nombreuses innovations techniques, notamment dans l’impression des images sur papier transparent ou avec des différenciations de textures d’encrage. Il crée en 1980 la collection Enfantimages, qui « confronte le langage plastique de ces jeunes illustrateurs aux textes littéraires des grands auteurs »434. Ces illustrateurs sont les mêmes qu’ont embauchés Harlin Quist et François Ruy-Vidal dans les années 1970 : Nicole Claveloux, Henri Galeron, Étienne Delessert, Patrick Couratin, …

Ces deux derniers éditeurs réagissent à la pédagogisation prude et prudente de l’image en créant leur propre maison d’édition. Dans celle-ci, ils proposent des ouvrages dont

« […] les images rompent délibérément avec la fonctionnalité pédagogique. Face aux images dénotatives, copies du réel et supports d’apprentissage, émerge une image inattendue, aux nombreuses résonnances symboliques. » 435

Entre 1968 et 1972, la maison d’édition produit près de trente albums, dont de nombreux livres de contes : Contes n°1436 de Ionesco illustré par Étienne Delessert en 1969, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles437 en 1974 ou encore une édition du Petit Poucet438 la même année, illustrée par Claude Lapointe et adaptée par François Ruy-Vidal. Si sa production n’est pas entièrement éditée dans sa propre maison d’édition (beaucoup d’ouvrages le sont chez Grasset Jeunesse), elle reste néanmoins

« […] insolente et anticonformiste, […], très innovante, voire subversive, au point de déchaîner la colère de Françoise Dolto,

433 PERRIN, Raymond, Littérature de jeunesse et presses des jeunes au début du XXIe siècle, op. cit., p. 183. 434 VAN DER LINDEN, Sophie, Lire l’album, op. cit., p. 17.

435 Ibidem.

436 IONESCO, Eugène, Contes n°1, s. l., éd. Harlin Quist / Ruy Vidal, ill. Étienne Delessert, 1968, in-4, 32p. 437 CARROLL, Lewis, PARISOT, Henri (trad.), Les Aventures d’Alice au Pays des Merverilles Paris, éd. Grasset

et Fasquelle, ill. Nicole Claveloux, 1974, in-4, 96p.

438 PERRAULT, Charles, RUY-VIDAL, François (ad.), Le Petit Poucet, Paris, éd. Grasset, ill. Claude Lapointe,

29 cm, 1974, 28p.

Figure 38 : Première de couverture du Petit Poucet illustré par Claude Lapointe (adapté par François Ruy- Vidal, Grasset, 1974)

dénonçant un peu vite l’intrusion de fantasmes d’adultes dans l’univers enfantin. »439

Ces mêmes critiques seront dispensées à l’encontre de la collection d’albums très contemporains : Monsieur Chat chez Grasset.

De nouvelles collections pour de nouveaux albums :