• Aucun résultat trouvé

Illustrer : pourquoi, pour qui, comment ?

« Illustrer, dit le dictionnaire, c’est orner un texte. » On orne, c’est-à-dire qu’on fait de la décoration. On met le texte dans un écrin, on fait presque un paquet cadeau. […] Notre dictionnaire poursuit : « Illustrer, c’est rendre plus clair par un exemple ou une image. » Passer donc de l’abstrait, au concret visible ; comme si les mots, les concepts et les idées avaient besoin d’une matérialisation dans le réel pour être saisis, perçus et au bout du compte, compris et mémorisés. »449

L’image est ainsi à la fois décorative et explicative puisqu’elle permet de mettre en relief des paroles et des actes. Mais elle se fait également narration :

449 MAJA, Daniel, Illustrateur jeunesse : comment créer des images sur les mots ?, Paris, éd. du Sorbier, éd. La

Martinière, coll. La littérature de jeunesse, pour qui, pour quoi ?, 2004, p. 14-15

Figure 40 : Première de couverture de

La Belle au Bois dormant illustré par

John Collie (Grasset Monsieur Chat, 1984)

Figure 39 : Premières pages de La Belle au Bois dormant illustrées par John Collier (Grasset Monsieur Chat, 1984)

« […] elle raconte, elle dit, elle témoigne, elle se réfère à un texte ou les sous-entend. »450

L’illustration, qui est aujourd’hui la norme dans nos livres pour enfants, sert de pause dans le récit. Elle en souligne les temps forts et peut provoquer des troubles chez le lecteur ou une distanciation. Elle peut également augmenter l’illusion de proximité que ce dernier aurait avec l’œuvre. Elle n’est pas qu’un “habit du virtuel” : elle sert aussi à

« montrer “quelque chose” de plus ou moins proche de ce qui est dit ; c’est faire une variation sur un thème, de la commœdia dell’arte sur un canevas. C’est s’éloigner du dire pour exprimer autre chose, tout en lui restant fidèle […] »451.

Elle permet une lecture à la fois parallèle et globale, voire synthétique de l’histoire. L’exploration des signes de l’image a une fonction palliative : elle donne une matérialité aux choses et aux personnages en même temps qu’elle calme les non-dits. Elle permet de donner du sens, malgré son autonomie, particulièrement dans le cas de l’album :

« L’image n’est pas seulement une illustration du texte, mais comme instance narrative, elle prend en charge une partie du contenu informationnel du récit et engage le lecteur dans une multiplicité de voix, de points de vue p arfois complexes à saisir. »452

C’est pour cette raison qu’un médiateur est bien souvent nécessaire dans la lecture des albums. Il permet de faire le lien entre le texte et l’image, dans le cas d’incompréhensions de la part de l’enfant qui, quant à lui, saisit entièrement le pouvoir évocateur de l’image. Celle-ci a aussi une fonction d’avertissement dans le cas du contes de fées. Puisque le texte la contient, cette fonction est

« […] cristallisée dans l’image populaire qui la reprend à ces fins suiva nt cette puissance légitime qu’a l’image sur le mot. Plus l’image montre avec forces et détails les épisodes les plus violents du conte, plus l’impression auprès des enfants sera forte et plus l’avertissement sera compris et retenu. »453

De ce fait, les ogres et ogresses du Petit Poucet, de La Belle au Bois dormant et du Chat botté, tout comme le héros éponyme de Barbe bleue sont généralement représentés comme des géants impressionnants au regard cruel. Il en est de même pour le loup du Petit Chaperon rouge, dont les dents acérées ne font que très rarement défaut dans les illustrations des Contes de ma mère l’oie.

Depuis ses origines, l’illustration s’est très largement multipliée. Les vignettes in-textes sont alternées avec de grandes planches hors-texte, généralement situées sur la “belle page”. Ces images s’inscrivent dans une tradition préalablement ancrée dans l’édition adulte. On les trouve sur les frontispices, dans les pages de titres, dans l’ouverture des chapitres – en bandeau –, ou à la fin de ces derniers, dans les culs de lampe. Au XIXème siècle, la vignette romantique fait son

450 Ibidem, p. 154. 451 ibidem, p. 35.

452 ADRADOS, Claire, VIBERT, Anne (dir.), Images et relectures des Contes de Perrault dans les albums pour

la jeunesse, Grenoble, éd. Université Seendhal (Grenoble 3), s. d., p. 39.

apparition et l’image envahit véritablement le livre. Aujourd’hui, la double page est de plus en plus usitée, particulièrement dans les albums. Il peut s’agir d’une image qui s’étend sur tout l’espace de ladite double page, ou de deux illustrations qui se confrontent sur les deux pages en miroir. Vignettes comme pages entièrement illustrées, l’insertion de ces éléments permet de casser le pavé typographique et d’aérer la page, puisque textes et images sont généralement séparés.

L’illustration possède aussi un principe ludique : elle devient un moyen d’échapper au récit comme de consolider son appréhension. Économie textuelle, elle absorbe les descriptions et allège ainsi le texte. Indispensable ou accessoire, l’image soulage l’apprenti lecteur lors de son travail visuel sur le texte et renforce également la séduction qu’exerce la fiction. De fait, l’image joue un rôle pédagogique : pour petits et grands, elle

« […] permet de comprendre à demi-mot, elle économise le déchiffrement, elle accélère l’entendement des actions […] »454

L’image est surtout réservée aux enfants, mais certains livres peuvent aussi prétendre à une visée artistique. C’est à l’origine le cas pour Warja Lavater qui expose ses œuvres dans une galerie d’art, ainsi que pour Henry Lemarié, qui illustre La Belle au Bois dormant455 et Cendrillon456 (ainsi que Barbe Bleue, non présent dans nos notices) dans deux belles éditions luxueuses chez J. Porson, dont les tirages sont limités à 2 000 exemplaires imprimés sur vélin de Rives. Les 109 miniatures en couleurs ne sont pas, ici, destinées à des mains d’enfants, mais à celles d’adultes. Ces beaux livres, comme celui des éditions d’Art de la Roseraie457 de 1922, tiré à 396 exemplaires sur un vélin d’Arches teinté, démontre un nouveau ressort pour cette œuvre, devenue patrimoniale, celui de la bibliophilie, consécration si l’on puis dire, puisque ces livres se retrouvent dès lors non seulement dans les bibliothèques adultes et enfantines pour une véritable lecture, mais également dans celles des collectionneurs, pour le simple pl aisir des yeux. Les images du miniaturiste sont particulièrement recherchées, raison pour laquelle les exemplaires s’arrachent parfois à plus de 2 200€ dans les ventes privées458.

454 MIGOZZI, Jacques (dir.), De l’écrit à l’image, Littératures populaires : mutations génériques, mutations

médiatiques, Limoges, éd. PULIM (Presses Universitaires de Limoges, coll. Littératures En marge, 2000, p. 414.

455 PERRAULT, Charles, La Belle au bois dormant, Paris, éd. J. Porson, ill. Henry Lemarié, in-8, 1948, 47p. 456 PERRAULT, Charles, Cendrillon, Paris, éd. J. Porson, ill. Henry Lemarié, in-4, 1950, 40p.

457 PERRAULT, Charles, Contes de Perrault : Cendrillon, Barbe-bleue, Peau d’âne, les Œufs, …, Paris, éd.

Éditions d’art de la Roseraie, préf. Henri de Régnier, notes d’Ernest Tisserand, ill. Drian, 42 cm, 1922, 68p.

Hormis ces illustrations d’exception, l’image, donc, est majoritairement destinée aux jeunes. Elle apparaît d’ailleurs dans les livres qui leur sont destinés, ainsi que dans la presse, jusqu’à prendre une place considérable. Les illustrations d’albums, si une partie d’entre elles sont réalisées à destination des adultes (on assiste depuis peu à un renouvellement de l’album et à la création d’albums destinés aux adultes), sont principalement créées pour les enfants qui sont alors les destinataires privilégiés de ces figures. Elles lui permettent, explique John Locke dès 1693, de se développer et sont une grande aide à l’apprentissage :

« Les enfants entendent parler des objets visibles, vainement et sans aucune satisfaction, car ils n’en ont aucune idée. Ces idées ne peuvent venir des sons mais des choses elles-mêmes ou de leur image. Aussi je pense que, dès qu’ils commencent à lire, on devrait leur proposer toutes les images possibles d’animaux, avec leurs noms imprimés au-dessous, ce qui les invitera à lire et leur apportera information et savoir. »459

L’image, qui est entrée dans le livre à partir du texte et n’a possédé, à ses débuts, qu’une fonction purement décorative, a aujourd’hui beaucoup évolué. Elle devient

459 ESCARPIT, Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, éd. Magnard, 2008, p.

272.

Figure 41 : Frontispice des Contes de

Perrault illustré par Henry Lemarié (J.

Porson, 1950)

Figure 55 : Frontispice de La Belle au

Bois Dormant illustré par Henry Lemarié

en effet à partir de 1968 plus symbolique et artistique, pour permettre à l’enfant d’exercer son imagination.

Aujourd’hui d’ailleurs, et depuis le début du XXème siècle, la très grande majorité des livres destinés aux enfants sont illustrés. C’est le cas pour les Contes de Charles Perrault comme l’indique le graphique suivant.

De même, entre 1980 et 2014, rares sont les livres qui ne comportent aucune illustration ! Même les ouvrages destinés aux écoliers (collégiens et lycéens) en contiennent, de même que les textes plus savants (celui de la Bibliothèque nationale de France460 inclut les gravures de Gustave Doré).

460 PERRAULT, Charles, Contes illustrés par Doré, Paris, éd. Bibliothèque nationale de France, préf. Marc

Fumaroli, Jean-March Chatelain, ill. Gustave Doré, 28 cm, 2014, 165p.

0 10 20 30 40 50 60 70