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Le patriotisme ambiant

Les éditeurs soutiennent plus ou moins ouvertement l’effort de guerre, tout comme le fait la population avec les quatre Emprunts à la Victoire. Il s’agit d’emprunts nationaux pour les années 1915 à 1918, lancés par le gouvernement dans le but de financer une guerre qui s’avère plus longue et plus coûteuse que prévu, mais aussi pour impliquer les français de toutes catégories sociales dans le conflit. Du côté de l’édition, « après quelques semaines de désorganisation, [elle] se remet en marche et s’adapte de belle manière malgré la mobilisation et les restrictions »111. Nous avons vu plus haut l’exemple de la Librairie Hachette, mais la Nouvelle Revue Française, devenue Gallimard, n’est pas en reste. Malgré son existence récente et son équilibre fragile tant du point de vue commercial que financier, la NRF (que nous appellerons ici Gallimard, pour plus de clarté) n’interrompt pas ses activités. Ses collaborateurs et auteurs sont dispersés sur l’ensemble du territoire, mais cela n’empêche pas la maison de produire, entre 1915 et 1916, des ouvrages majoritairement liés à la guerre.

Les éditeurs se montrent opportunistes pour survivre, et l’omniprésence du conflit pèse rapidement sur les catalogues. Le livre est en effet le réceptacle des émotions et des idées d’une société. Les écrits sont adaptés aux circonstances. Pour Gaston Gallimard, créateur et directeur de la maison, « l’avenir ne semble pouvoir être envisagé qu’à partir d’une réflexion sur la guerre, sous ces différents aspects ».112 Comme la majorité des entreprises, Gallimard a bien des difficultés à surmonter tout au long de ce conflit qui s’éternise. Après que la Belgique soit envahie, « il se voit priver de son stock, de ses plombs et de ses empreintes, doit reconstituer sa maison et conserver sa place, vitale, auprès des libraires. »113 Cette place est conservée grâce à la relation que va avoir le directeur de la Nouvelle Revue Française, puis de Gallimard, avec ses auteurs au cours de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Il va en effet permettre aux surréalistes d’entrer dans l’édition, ce qui lui procure une place de choix parmi les éditeurs. Bien que le département Jeunesse de Gallimard se soit ouvert très tardivement sous l’impulsion de Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron en 1972, la Librairie Gallimard a mené une politique éditoriale tournée vers les enfants dès les premières années de sa création. Si les Contes de Perrault ne sont pas mentionnés dans nos notices avant 1977, il y a fort à parier qu’ils ont cependant existé mais n’ont pas été conservés.

110 Ibidem, p. 339-340.

111 CERISIER, Alban, FOUCHÉ, Pascal, KOPP, Robert, Gallimard 1911-2011. Lectures d’un catalogue. Les

entretiens de la fondation des Treilles, textes réunis par Pascal Fouché , Paris, éd. Gallimard, coll. Les cahiers de la NRF, 2012, p. 14.

112 Ibidem, p. 51. 113 Ibidem, p. 20.

Pour Gaston Gallimard, la difficulté majeure de sa situation réside dans l’ambiance provoquée par la guerre. En effet, selon lui,

« la guerre éprouve la confiance entre l’éditeur et ses auteurs, la distance, l’isolement avivant souvent l’incompréhension mais aussi l’égocentrisme, le conflit d’intérêt, la vanité. Elle accroît surtout, chez les uns comme les chez les autres, le souci – l’obsession – de l’œuvre. »114

Il doit alors jouer sans cesse entre la suffisance de certains auteurs prétentieux, leur médiocrité, mais aussi l’élégante simplicité d’autres écrivains, réalisateurs de véritables chefs d’œuvres.

En ce qui concerne la littérature de jeunesse française et son lien avec la guerre, le rapport de force entre les institutions et la liberté des auteurs pose problème. Elle soulève surtout la question

« de l’obédience ou de la déviance par rapport aux consignes gouvernementales, d’une littérature extra-scolaire et in-fine de la contrainte ou du consentement patriotique auxquels sont soumis les enfants »115.

Le discours moralisateur incite les enfants à grandir le plus rapidement possible pour aider famille et patrie, mais surtout à se montrer dignes en toutes circonstance des soldats morts pour leur liberté. Patriotisme et nationalisme s’infiltrent d’ailleurs dans tous les types de production littéraire de fiction : romans, théâtres, mais surtout dans les contes et les livres d’image. Si notre auteur est bel et bien décédé depuis plusieurs siècles, ses contes n’en sont pas moins repris par des adaptateurs peu scrupuleux. Malheureusement, les sources sont i ci insuffisantes pour permettre une véritable étude du contenu de ces histoires pour la période. Il va sans dire qu’elles ont été reprises dans le but de glorifier la nation contre l’adversaire, mais il est impossible, dans ce mémoire, d’en donner des exemples percutants. C’est la raison pour laquelle nous nous attacherons pour cette partie à la littérature de jeunesse dans sa globalité, à laquelle les Histoires ou Contes du temps passé sont rattachées.

Dans les premières années du conflit, on retrouve principalement des albums nationalistes et des livres d’image de guerre. Les premiers ont cours tout le long de la guerre. Il s’agit par exemple de L’Alphabet de la Grande Guerre116 d’André Hellé, qui propose une vision idéologique du conflit, des historiettes de Benjamin Rabier117 mettant en scène un chien de guerre nommé Flambeau ou encore des Petits héros de la Grande Guerre118 d’Henry Morin. L’enjeu de ces productions est de mobiliser les esprits, et de faire passer un message de propagande. Les l ivres doivent donner l’illusion d’une guerre de mouvement. Des assauts idéalisés sont mis en scène, les personnages principaux en étant les combattants du front, rapidement vus comme des héros français.

Le pays, sous le joug du conflit, ressent

114 Ibidem, p. 22.

115 OLIVIER-MESONNIER, Laurence (dir.), Guerre et littérature de jeunesse (1913-1919) Analyse des dérives

patriotiques dans les périodiques pour enfants, Paris, éd. L’Harmattant, 2012, p. 8.

116 HELLÉ, André, L’Alphabet de la Grande Guerre, 1914-1916 pour les enfants de nos soldats, Paris, éd.

Berger-Levrault, ill. André Hellé, 32 x 36 cm, [1917], [29]p.

117 RABIER, Benjamin, Flambeau, chien de guerre, Paris, éd. Tallandier, ill. Benjamin Rabier, in-fol. oblong,

1916, 64p.

118 MORIN, Henry, Petits héros de la Grande Guerre, Paris, éd. Hachette, ill. Henry Morin, in-4 carré, 1918,

« plus que jamais le besoin de l’écrit, les éditeurs développent leurs collections portatives bon marché […], créent de nouvelles collections dédiées au conflit (“Bellum”, chez Crès, publie en 1916 La guerre, Madame… de Géraldy, l’un des plus gros succès de la période) et s’installent dans le créneau de la littérature de guerre (ainsi Plon, Perrin, Larousse, Payot et Berger-Levrault), qui devient florissant. Des firmes ferment, mais de nouvelles se créent. »119

Et en effet, les seuls succès de la production durant la Grande Guerre sont les ouvrages qui exaltent l’esprit patriotique et le comportement héroïque. Alors que la littérature de jeunesse stagne, sans réelle nouveauté,

« la guerre franco-allemande fournit un nouveau thème à de nombreux épisodes romanesques et alimente le patriotisme et le nationalisme, souvent sectaire de beaucoup d’écrivains »120.

Même les livres de prix en 1919, malgré quelques rares livres de contes ( Alphabets des fées et Contes de Perrault aux éditions Bauche, qui n’apparaissent pas dans nos notices), contiennent des ouvrages où prédomine la thématique guerrière. Ainsi, L’Alphabet des petits français et L’Alphabet de la guerre de la maison Hachette, L’Alphabet du souvenir chez Bauche et Princesse Italie ou Petit Serbie (Delagrave) sont distribués aux enfants.

Si les livres de guerre allemands disparaissent en 1917, il en est de même pour les livres d’image de guerre. Ils sont

« dans leur grande majorité un phénomène des trois premières années du conflit. Ils apparaissent fin 1914 pour atteindre un pic de production en 1915- 1916 et quasiment disparaître dès 1917. »121

Cette démobilisation du livre de guerre s’explique à la fois par la pénurie de papier et par le déclin de l’exaltation patriotique au fur et à mesure que la guerre va traîner en longueur. L’absence de papier est également une raison pour laquelle la production de Contes de Perrault est inexistante entre 1916 et 1917.

Dès lors, la littérature, à la cessation des conflits, et même à la fin des années 1917 – 1918, après un certain essoufflement du genre, va progressivement se transformer en une célébration et une sanctification de la mémoire des soldats morts pour la nation. La littérature, jeunesse comme adulte, mais aussi l’architecture avec les nombreux monuments aux morts qui vont fleurir dans chaque village, devient un moyen de sublimer la tragédie ainsi que le deuil de la France pour ses héros. De ce fait, la littérature de guerre ne va pas disparaître après les combats, mais va au contraire s’élargir à tous les genres et tous les supports, passant du témoignage à la fiction, plus ou moins romancée. Dans tous les cas, les auteurs vont s’attacher à ne pas montrer l’horreur du combat, mais plutôt la grandeur et le sens de celui-ci : « […] l’expérience vécue sera gommée au profit de la rhétorique et la guerre en sortira non seulement légitimée en tant que “juste”,

119 CERISIER, Alban, FOUCHÉ, Pascal, KOPP, Robert, Gallimard 1911-2011. Lectures d’un catalogue. Les

entretiens de la fondation des Treilles, textes réunis par Pascal Fouché , Paris, éd. Gallimard, coll. Les cahiers de la NRF, 2012, p. 14.

120 OTTERVAERE-VAN PRAAG, Ganna, La littérature pour la jeunesse en Europe occidentale (1750 -1925).

Histoire sociale et courant d’idée d’Angleterre . France . Pays-Bas . Allemagne . Italie, Berne, Francfort-s. Main, New York, Paris, éd. Peter Lang, 1987, p. 340.

121 MILOVITCH-RIOUX, Catherine (dir.), SONGOULLASHVII, Catherine, HERVOUËT, Claudine, VIDAL -

NAQUET, Jacques, Enfants en temps de guerre et littératures de jeunesse (XXe – XXIe siècles), Paris, éd. Bibliothèque

mais sacralisée en tant que “sainte”. »122 Aujourd’hui, cette littérature de guerre a cependant déserté le conte merveilleux chez qui elle n’aura fait, somme toute, que de brefs séjours.

L’utilisation de l’enfant : cible et héros de la littérature de