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Nombre d'éditions entre 1939 et

Figure 12 : Nombre d'éditions des Contes de Perrault au cours de la Seconde Guerre mondiale

Pour cette partie, nous mettrons l’accent sur la Première Guerre mondiale, davantage représentative de ce qu’a été l’édition en temps de guerre. Il faut pour cela comprendre le fonctionnement d’une entreprise de ce type à l’heure de la mobilisation et des bombardements.

La maison Hachette, fondée en 1826 par Louis Hachette, puis rejoint par ses gendres Louis Bréton et Emile Templier, en est un parfait exemple. Dès le 29 juillet, alors que l’Autriche-Hongrie vient tout juste de déclarer la guerre à la Serbie, René Fouret, l’administrateur de la Librairie Hachette, et ses associés, se réunissent à Paris pour faire le point sur la situation. Trois jours plus tard, le 1er août 1914, la France décrète la mobilisation générale, qui ne sera effective que le jour suivant.

« Sur cinq associés de la Maison, trois étaient appelés à partir. Mon fils Edmond, attaché comme officier de cavalerie de réserve au camp retranché de Paris, resterait près de nous. Par contre, Louis Hachette devait être le quatrième jour de la mobilisation à Saint-Malo, et Maurice Labouret le jour même à Lorient. » 102,

explique René Fouret dans son journal. Les magasins sont donc fermés et la Librairie fonctionne au ralenti tandis que les Messageries doivent faire face à un réel problème d’organisation. C’est dans ce chaos que paraît vraisemblablement l’ouvrage des Contes de Fées tirés de Claude Perrault103, une réédition du siècle passé qui permet à l’entreprise de continuer la production et la vente de livres pour enfants dans ce contexte. La désorganisation des transports et des moyens de communication empêche la distribution du courrier et les envois d’ouvrages dans les librairies de province puisque les portes de Paris sont désormais fermées à la tombée du jour. Les clients et correspondants de la Librairie pensent même que l’entreprise a tout simplement cessé les envois. Face à ces plaintes, mais aussi p our contrer l’irrégularité des envois de papier à l’entreprise, cette dernière saisit le ministère de l’Instruction publique et propose un approvisionnement par voie maritime et fluvial.

L’un des nombreux autres problèmes auquel doit faire face Hachette est la forte hausse des départs, liée à la mobilisation. Pour rendre hommage à son personnel parti se battre, le 14 octobre 1914, la direction fait placer un grand tableau dans le vestibule, où seront progressivement inscrits les noms des employés morts au combat. René Fouret indique à cette date dans son journal que « 25 noms figurent déjà sur cette belle et funeste liste … Et elle n’est pas close. »104. Face à ce dépeuplement (33 noms inscrits sur ce tableau d’honneur le 3 mai 1914), René Fouret décide d’employer des femmes : « Il faut entrer hardiment dans la voie d’employer des femmes ; j’espère que nous obtiendrons des résultats satisfaisants »105. Cette décision est bénéfique, comme il l’indique plus tard dans la même année : « Nous continuons à engager des dames ; jusqu’à présent, nous n’avons eu qu’à nous louer de cette décision »106, et plus tard en 1915. Malgré ces

102 MISTLER, Jean, La librairie Hachette de 1826 à nos jours, Paris, éd. Hachette, Paris, 1964, p. 325-326. 103 PERRAULT, Claude, AULNOY, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, baronne d’, LEPRINCE DE

BEAUMONT, Jeanne-Marie, Contes de Fées tirés de Claude Perrault, de Mmes d’Aulnoy et Leprince de Beaumont ; Illustrés de 65 vignettes dessinées sur bois par Bertall, Beaucé, etc.… - Nouvelle édition, Paris, éd. Librairie Hachette et Cie, ill. Bertall, Jean-Adolphe Beaucé, 18 cm, 1914, 375p.

104 Ibidem, p. 331. 105 Ibidem, p. 331-332. 106 Ibidem, p. 332.

nouvelles embauches, la formation est longue, et les prix ne cessent d’augmenter, posant de véritables problèmes, non seulement à Hachette mais à l’ensemble des entreprises françaises, comme l’explique à nouveau René Fouret.

« Le personnel de la Librairie comprend maintenant une proportion accrue de femmes. Il est « très occupé et son inexpérience augmente les difficultés du travail. » Ces difficultés « surgissent les unes après les autres : tout augmente, les matières premières se raréfient, le prix du papier monte sensiblement et la fabrication se ralentit. »107

À la fin de l’année, l’entreprise décide de distribuer un colis de fournitures essentielles à ses employés pour améliorer leur quotidien. Il contient des conserves, du beurre, des biscuits, du savon, du tabac et du papier à lettre. Cet envoi prévoyant démontre le ton familial et paternaliste de l’entreprise, qui se soucie du bien-être de son personnel. Il anticipe également probablement l’aggravation de la situation. En 1916,

« A Paris, le charbon devient de plus en plus rare et, comme conséquence, on rationne le gaz et l’électricité. A la Librairie, nous avons à notre disposition un peu plus de la moitié de notre consommation habituelle. On tire des greniers ou des réserves le vieux matériel d’éclairage, lampes à huile ou pétrole. »108.

Cette guerre s’annonce bien plus sinistre que celle de 1870, tant sur le plan matériel qu’humain. En 1917, les restrictions se renforcent, tout comme la pénurie de charbon. La Librairie doit également faire face à une augmentation des décès au sein de son personnel. Ces derniers sont dus aux combats sur le front, mais aussi aux bombardements qui marquent durablement la population, tel que celui du 8 mars 1918 sur Paris. La même année paraît également une édition de contes109 en tous points similaires à celle de 1914. Seul exemplaire disponible dans nos notices pour 1918, il montre bien l’acharnement d’Hachette qui continue ici de produire des ouvrages malgré la situation. Bien que ce ne soit pas une nouveauté (même illustrations, même texte, même format, etc.), il est probable qu’Hachette se conforme au goût du public, ou plus vraisemblablement que la maison ait conservé des exemplaires invendus qu’elle a alors remis sur le marché, au vu des difficultés matérielles et de personnel qui empêchent à de nouvelles éditions de voir le jour.

Au sortir de la guerre, avec plus de 1 400 000 morts, 500 à 600 000 blessés de guerre (les gueules cassées), presque dix départements ruinés et la dévaluation de la monnaie, l’édition est affaiblie. Plusieurs usines et sièges d’entreprises sont détruits, mais la maison Hachette se remet rapidement sur pied. Elle peut en effet enfin exploiter ses fonds récemment acquis, comme celui d’Hetzel en 1914, mais aussi celui de Pierre Lafitte en 1916, constitué de magazines de presse quotidien ne, tels que La Vie au grand air ou Fémina, et de livres à succès comme Arsène Lupin et Rouletabille. Mais plus encore, Hachette va pouvoir se relever grâce à ses employées. René Fouret fait le point de la situation au lendemain de la guerre :

« […] les femmes dont on avait cru qu’elles seraient les remplaçantes provisoires des mobilisés, avaient achevé leur apprentissage ; elles restèrent à

107 Ibidem. 108 Ibidem, p. 334.

109 PERRAULT, Charles, AULNOY, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, baronne d’, LEPRINCE DE

BEAUMONT, Jeanne-Marie, Contes de fées tirés de Claude Perrault, de Mmes d’Aulnoy et Le Prince de Beaumont et illustrés... par Bertall, Beaucé, etc., Paris, éd. Hachette, ill. Beaucé, Bertall, in -16, 1918, VIII-375p.

la place de ceux qui ne revinrent pas et occupèrent les nouveaux emplois qu’il fallut créer un peu partout pour faire repartir les affaires, mais la question financière déroutait les experts. On s’apercevait pour la première fois que les stocks anéantis ne pourraient être reconstitués qu’avec des frais lourdement accrus et la distorsion que la loi prétendait bloquer, ab outissait à une course infernale où la hausse débordait les règlements mais où, comme il arrive souvent en pareil cas, les entreprises honnêtes étaient pénalisées. »110 Les chefs d’entreprise constatent en effet la perte de valeur de leurs réserves, tandis que les consommateurs découvrent la perte de leur pouvoir d’achat.