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La peur de l’américanisation

À la suite de la mise au pas, par les structures d’occupation de l’édition pour la jeunesse, associées à la propagande et à la répression, de nombreux éducateurs, enseignants et mouvements religieux réagissent à cette tutelle idéologique. Depuis la fin de la guerre et le plan Marshall, la France a du ouvrir ses frontières à la production américaine dont les images, pourtant considérées comme toute public outre-mer, sont vues comme choquantes en France. Bien que la production française reste très encadrée par l’école, par les institutions religieuses et par la famille, les importations massives de bandes dessinées et de comic books (ou comics) anglo-saxons échappent à cette surveillance. Les ouvrages sont jugés violents par les censeurs et ils font preuve d’un naturalisme et d’une sensualité exacerbés. Cette peur de l’américanisation tant thématique que graphique avait été dénoncée dès avant la Seconde Guerre mondiale par les ligues de moralité, les bibliothécaires, les éducateurs catholiques, les communistes et les laïcs non communistes ainsi que par les dessinateurs dans une volonté de protectionnism e. La polémique, interrompue par la guerre, est reprise à la Libération par Vincent Auriol, alors président de la République, inquiet par la recrudescence de la délinquance juvénile et la difficulté de protéger moralement du communisme et de l’américanisme une jeunesse encore rare, la natalité n’étant pas encore remontée.

À la fin du conflit, représentant à la fois l’avenir et l’espoir de la nation, la jeunesse plus nombreuse après le baby-boom, fait preuve de plus en plus d’autonomie, qu’elle revendique dans ses goûts et dans ses pratiques culturelles. Ces revendications sont relayées par le pouvoir économique qui fait du jeune un prescripteur d’achat et un consommateur à part entière. Pour correspondre aux goûts de la jeunesse, désormais habituée à la violence après le conflit, les éditeurs n’ont d’autres choix que de banaliser cette dernière, même au sein d’histoires aussi classiques que les Contes de Perrault. Plusieurs d’entre eux, comme Le Chat botté ou Le Petit Poucet comportent en effet des images et des raisonnements susceptibles de choquer l’âge tendre et interdits par la nouvelle loi. Votée le 2 juillet 1949 et promulguée le 16 juillet de la même année, elle vise un idéal de moralisation de la lecture de loisirs et de la presse, dont le con tenu criminogène est accusé de servir la délinquance juvénile. Elle interdit la vente et l’exposition de publications « présentant un danger pour la jeunesse, en vertu de leur caractère licencieux ou pornographique, etc. »233. Ainsi,

232 Ibidem, p. 180.

233 NIÈRES-CHEVREL, Isabelle et PERROT, Jean (dir.), art. « Contrôle et censure (loi de 1949) », Dictionnaire

« Les publications ne doivent comporter aucune rubrique, aucune insertion représentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous les actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse. »234

Le protectionnisme est également de rigueur pour les publications étrangères (les bandes dessinées et comics des U.S.A. sont particulièrement visés) contrevenant à la loi : sont interdites « l’importation pour la vente ou la distribution gratuite en France des publications destinées à la jeunesse ne répondant pas aux prescriptions de l’article 2. »235

En plus de restreindre la liberté d’expression, la loi permet la création d’un nouveau délit, celui de “démoralisation” de la jeunesse. Par ce terme, la loi entend empêcher les éditeurs et auteurs ou dessinateurs de porter atteinte aux principes idéalisés sur lesquels repose la jeunesse, à savoir l’espérance et l’enthousiasme. Pout contrôler les publications, une Commission de contrôle et de surveillance s’organise, selon l’article 3 de la loi de 1949. Cette commission est formée de plusieurs collèges qui n’ont pas tous ni le même nombre ni la même ardeur à combattre la “démoralisation” de la jeunesse. Chaque collège est composé d’un peu moins de trente membres (vingt-sept en moyenne), aux compétences variées, et à la moralité exemplaire. Le groupe le plus nombreux est composé de représentants de l’état. Le président de l’assemblée est un membre du conseil d’état. Il comporte également deux magistrats siégeant ou ayant siégé dans un tribunal pour enfants, et au moins six délégués des départements ministériels concernés, à savoir la Justice, l’Intérieur, l’Information, l’Éducation nati onale, la Santé publique et la Population ainsi que l’Enseignement technique, Jeunesse et Sport. Sont également admis des représentants de mouvements de jeunesse, particulièrement zélés et partisans d’une forte répression, des représentants d’associations familiales et de syndicats de dessinateurs. Les groupes religieux – catholiques et protestants –, surreprésentés, influencent largement les débats. Enfin, quatre magistrats président le groupe et ont pour mission de rappeler les textes de loi et surtout de réfréner les ardeurs des éducateurs.

Cette assemblée, d’une stabilité rare puisqu’en 1955 40% des commissaires siègent depuis la première séance, témoigne cependant d’un grand décalage entre leurs recommandations et l’évolution sociétale.

« La composition de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence et les méthodes de travail qu’elle a élaborées ont fortement contribué à un esprit de modération dans l’application de la loi. Cet esprit, dominé par un souci de protection de la jeunesse et de la morale sociale, inspire l’élaboration d’une doctrine formulée lors de rapports annuels. »236

234 OTTERVAERE-VAN PRAAG, Ganna, La littérature pour la jeunesse en Europe occidentale (1750 -1925).

Histoire sociale et courant d’idée d’Angleterre . France . Pays -Bas . Allemagne . Italie, Berne, Francfort-s. Main, New York, Paris, éd. Peter Lang, 1987, p. 12.

234 MILOVITCH-RIOUX, Catherine (dir.), SONGOULLASHVII, Catherine, HERVOUËT, Claudine, VIDAL -

NAQUET, Jacques, Enfants en temps de guerre et littératures de jeunesse (XXe – XXIe siècles), Paris, éd. Bibliothèque

nationale de France, Centre national de la littérature de jeunesse et Presses universita ires Blaise Pascal, 2013, p. 12.

235 BENAMEUR, Jeanne, BRAVO, Émile, BRICOUT, Bernadette, BRUEL, Christian, et alii, La littérature

jeunesse, une littérature de son temps ? (Actes du colloque organisé par le Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis au CNAM, à Paris, le 6 février et les 15, 29 et 30 mars 2007), Montreuil, éd. Salon du livre et de la presse en Seine-Saint-Denis, 2007, p. 82

Ces rapports, au nombre de quatre, parus en 1951, 1955, 1958 et 1965, concernent l’examen des publications, tant françaises qu’étrangères après leur diffusion. Dès les premiers rapports,

« Les Commissaires ont cherché à établir des méthodes de travail conforme s à l’esprit de modération prônée par le Garde des Sceaux lors de la séance inaugurale de l’assemblée, afin d’accomplir leurs missions : « […] Proposer toutes mesures susceptibles d’améliorer les publications destinées à l’enfance ou à l’adolescence. […] Signaler aux autorités compétentes les infractions de la présente loi, ainsi que tous agissements ou infractions de nature à nuire, par la voie de la presse, à l’enfance et à l’adolescence. Emettre un avis sur les demandes d’autorisation d’importer les publications étrangères destinées à la jeunesse. » 237

Les auteurs, dessinateurs et éditeurs français pratiquant une autocensure sur leurs productions de jeunesse pour éviter de contrevenir aux recommandations de la commission, celle-ci s’est peu à peu focalisée sur les importations étrangères. Pour nos contes, les éditions étrangères sont rares. Issues de Delhi238, de Beyrouth239 ou du Caire240, voire de Monaco241 ou de Monte-Carlo242, elles sont pour la plupart destinées aux adultes, que ce soit pour l’apprentissage du français ou pour des éditions de luxe, et ne sont donc pas visées par cette loi. Il en est de même pour les rares éditions en langues régionales, résultant de la volonté de certains éditeurs de ne pas abandonner les dialectes populaires tels que le breton243 ou l’occitan244. En effet, comme indiqué précédemment

« La commission est également chargée de donner son avis sur l’importation des publications étrangères destinées à la jeunesse en application de l’article 13 et de le transmettre au ministère de l’Information afin qu’il autorise ou non leur importation en France. La définition du caractère étranger d’une publication n’est pas précisée par la loi. Aussi est-elle restée malaisée aux yeux des commissaires qui ont hésité entre une définition par le lieu d’édition ou le lieu d’impression. Les éditeurs ont joué sur cette définition. Les commissaires transposent peu à peu « la procédure officieuse de la recommandation » aux livres, albums et illustrés soumis à l’article 13, et prononcent rarement des refus d’introduction en France. »245

237 Ibidem, p. 83.

238 PERRAULT, Charles, Trois contes de Perrault, Delhi, éd. Cercle littéraire français, in -8, 1942, 31p.

239 PERRAULT, Charles, Les Contes, Beyrouth, éd. Les Lettres françaises, ill. Françoise Barthes-Dejean, in-4,

1943, 98p.

240 PERRAULT, Charles, Les Contes de Perrault, Le Caire, éd. Les Lettres françaises, ill. Françoise Barthe-

Dejean, in-4, 1946, 96p.

241 PERRAULT, Charles, AULNOY, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville baronne d’, LEPRINCE DE

BEAUMONT, Jeanne-Marie, Contes, Monaco, éd. Les livres merveilleux, ill. Catherine Seguy, 17 cm, 1945, 232p.

242 PERRAULT, Charles, Les Contes de Perrault, Monte-Carlo, éd. Éditions les Flots bleus, ill. Germaine

Bouret, in-4, 1948, n. p.

243 PERRAULT, Charles, trad. s. n. (en breton), Paotr e varv glas [Barbe bleue], Meudon, éd. P. Le Bihan, ill.

M. Rabec, in-16, 1955, 25p.

244 PERRAULT, Charles, ROCCA, Roger et Dominique (ad. et trad. en occitan), GASIGLIA, Rémy (ad. et trad.),

Capuchouneta Rouja, Nice, éd. Serre, coll. Counfeti, ill. Jean Damiano, 21 cm, 2001, 14p. et PERR AULT, Charles, DALHARI, Jean (trad. en occitan), Lo Capuleton roi, Toulouse, éd. Letràs d’oc, coll. Camins, ill. Sofia Vissière, 33 cm, 2013, [26]p. ainsi que PERRAULT, Charles, Coundes causits, Toulouse, éd. P. Sentein, coll. Biblioutèco dera ‘Scolo deras Pirénéos’, trad. de l’occitan par Henri -Auguste Cator, notes de Bernard Sarrieu, ill. Clovis Roques, 23 cm, 1928, 99p.

Si la commission de surveillance et de contrôle doit valider les publications visées par la loi, son rôle reste uniquement consultatif. Elle ne peut interdire les publications, et les ministres comme les éditeurs ne sont pas obligés de suivre ses avis. En réalité, ces derniers, de par leur autocensure, n’auront été que peu inquiétés par la loi.

« En amont, les auteurs, les directeurs de collections, les éditeurs pratiquent une autocensure, consciente ou inconsciente, et sont souvent animés du souci consensuel de faire passer un message pacifiste et de condamner l’idée même de la guerre. »246

Le but de la Commission n’étant pas la répression mais la sensibilisation des éditeurs pour une incitation à l’autocensure, elle s’est donc limitée à fournir des avis. Ces derniers, préalablement communiqués à l’éditeur, pouvaient faire l’objet de demandes de poursuites correctionnelles ou judiciaires auprès du Garde des Sceaux dans le cas où l’éditeur passerait outre les recommandations ou les avertissements, ces derniers pouvant aboutir à une mise en demeure de retirer de la vente les exemplaires non vendus. Ces cas, extrêmement rares, se sont transformés en “recommandations impératives”. Les éditeurs mis en cause ont la possibilité de procéder aux améliorations exigées pour suspendre les demandes de poursuite. Afin de recevoir les conseils nécessaires, ils peuvent demander audience au secrétariat de la Commission, qui les guide vers la publication d’œuvres plus morales et conformes aux interdictions de la loi.

« La plupart des éditeurs acceptent de suivre de plus ou moins bon gré les conseils de la commission, publiés dans des comptes rendus présentés comme de véritables guides. Les illustrés de jungle, policiers, fantastiques ou de science-fiction y sont inlassablement accusés de rassembler tous les dangers susceptibles de menacer la santé mentale de la jeunesse. »247,

et les contes de fées ne sont que peu inquiétés par ces interdictions, du fait de leur contenu plus naïf (les princesses, si belles qu’elles soient, ne sont pas dénudées, le banditisme, le vol et la paresse – exception faite du Chat botté – sont rares et/ou punies, etc.). Finalement, seule une condamnation sera prononcée, en 1961, après sept ans d’acharnement judiciaire contre Pierre Mouchot, producteur de la bande dessinée Big Billy le casseur, un justicier trop américanisé aux yeux des censeurs, et donc contraire aux recommandations de la commission.

Ces dernières, bien que plus ou moins suivies, ne sont pas forcément bien acceptées par les éditeurs et les auteurs qui les jugent trop intrusives dans le processus créatif. En effet,

« Elles définissent les limites acceptables de “l’affabulation” et décrivent non seulement la représentation souhaitable des personnages en général, mais aussi plus précisément du “héros” et du “personnage malhonnête”. Elles encouragent les éditeurs à recourir à un texte soigné et à la conception de publications équilibrées selon les critères de la commission, y compris dans

246 OTTERVAERE-VAN PRAAG, Ganna, La littérature pour la jeunesse en Europe occidentale (1750 -1925).

Histoire sociale et courant d’idée d’Angleterre . France . Pays-Bas . Allemagne . Italie, Berne, Francfort-s. Main, New York, Paris, éd. Peter Lang, 1987, p.12.

247 NIÈRES-CHEVREL, Isabelle et PERROT, Jean (dir.), art. « Contrôle et censure (loi de 1949) », Dictionnaire

le choix des traits et des couleurs. Ces instructions détaillées ont été réclamées par les représentants des éditeurs eux-mêmes. »248

Ils ont en effet eu besoin du maximum d’informations possible pour pouvoir continuer à produire et éviter la perte d’ouvrages susceptibles d’être retirés de la vente. Leurs productions doivent ainsi respecter les besoins de l’âme enfantine dans ses désirs et ses espoirs. Ce respect de l’enfance idéalisée par le monde adulte « […] implique une pudeur dans la représentation de la violence ou de l’horreur »249. La représentation de la violence est d’ailleurs la principale préoccupation des commissaires. La sexualité et la sensualité arrivent au second plan en ligne de mire :

« Les commissaires dénoncent […] l’attribution d’un “sex appeal” exagéré aux personnages féminins susceptible de nuire à leur sexualité future. »250 Outre l’interdiction totale d’univers fictif – la seule science-fiction tolérée étant celle de Jules Verne –, la représentation de surhommes, tels que Tarzan, est également refusée par les censeurs, qui y voient un rappel du nazisme. Il faut également noter l’ajout d’un supplément à l’article 2 de la loi de 1949, qui vise à combattre le racisme en interdisant les textes et dessins inspirant ou entretenant des préjugés ethniques.

Cette loi, dont l’application a aujourd’hui été abandonnée, tant dans les productions françaises qu’étrangères, est pourtant toujours d’actualité et les ouvrages destinés à la jeunesse continuent d’exhiber en colophon ou en pages de garde, la mention obligatoire de la loi, comme c’est le cas pour la bande dessinée de Peau d’âne251 de Baudoin chez Gallimard, datée de 2010.

248 BENAMEUR, Jeanne, BRAVO, Émile, BRICOUT, Bernadette, BRUEL, Christian, et alii, La littérature

jeunesse, une littérature de son temps ? (Actes du colloque organisé par le Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis au CNAM, à Paris, le 6 février et les 15, 29 et 30 mars 2007), Montreuil, éd. Salon du livre et de la presse en Seine-Saint-Denis, 2007, p. 84.

249 Ibidem. 250 Ibidem, p. 85.

251 PERRAULT, Charles, BAUDOIN (ad.), Peau d’âne, Paris, éd. Gallimard, coll. Fétiche, 32 cm, 2010, 60p. Figure 23 : Indications légales de Peau d'âne adapté par Baudoin (Gallimard, 2010).

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Bettelheim et les fondements de la psychanalyse des contes