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discours et pragmatisme discursif

A. Discours et pouvoir : entre subjectivation et réappropriation

1. Tournant linguistique, discours et subjectivation

Le pouvoir assujettit un corps social, l’existence et l’identité des individus qui en dépendent. Les relations de pouvoir « pénètrent, caractérisent et constituent le corps

social [via] la production, l’accumulation, la circulation et le fonctionnement d’un discours » (Foucault, 1980b, p. 93). Le pouvoir maintient « son interrogation, son inquisition, son inscription de la vérité en institutionnalisant, en professionnalisant et en récompensant sa poursuite » (ibid.).

Depuis le tournant linguistique (Alvesson & Kärreman, 2000a), le discours est pensé comme lié au pouvoir et comme agissant sur la subjectivité. En s’appuyant sur les travaux de Foucault, Knights et Morgan (1991, p. 253) conçoivent le discours comme un « ensemble d’idées et de pratiques » qui conditionnent nos rapports et nos actions. Autrement dit le discours s’inscrit dans des pratiques sociales et ne peut donc être réduit à son contenu (idéal).

Le discours est une forme constructive et productive de l’utilisation du langage (Carbó et al., 2016). Ce n’est pas seulement un moyen de représentation et d’interprétation du monde qui serait neutre ou a-théorique. C’est aussi un ensemble de pratiques linguistiques qui maintiennent et promeuvent un certain ordre social composé de relations (de pouvoir). L’ordre social dépend de la contingence d’actions spécialisées par des individus qualifiés. Ces actions coordonnent leurs relations avec les autres à travers des tactiques qui viennent établir ou confirmer les bases ou les normes d’une situation de communication. Dit autrement, les discours changent à mesure que les acteurs s’adaptent et transforment les conditions du processus de reproduction discursive (Knights & Morgan, 1991).

Discours et pouvoir sont constitutifs des relations sociales, des représentations et des interprétations (Chouliaraki & Fairclough, 2010). Ils marginalisent ainsi d’autres aspects. Pour comprendre les effets de la domination, il faut analyser comment les discours sont dialectiquement transformés en pratiques, en inter-actions et leurs effets sur l’identité, les réalités matérielles. L’analyse discursive s’intéresse aux coûts des effets de pouvoir de certains régimes de vérité sur les personnes assujetties, sur leurs rapports à elles-mêmes et leurs capacités de résistance. Cela implique une ontologie critique de soi (Yates & Hiles, 2010).

Certains individus perçoivent et interprètent le monde selon un discours en particulier, comme un discours de vérité. En mobilisant leur discours, ils véhiculent des pratiques sociales qui se développent et se reproduisent. Le discours n’est donc pas qu’une façon de

voir ‘la’ vérité. C’est en ce sens que le pouvoir dépend du savoir104. Le discours des experts (en management) en est un exemple. Il conduit à normaliser les bonnes pratiques et à marginaliser les autres. En cela le discours managérial exerce un pouvoir. Il institutionnalise un savoir (normatif) et fournit des normes de subjectivation des managers quant aux discours à intérioriser, aux comportements à avoir, à l’attitude à adopter, à l’investissement à fournir au travail, aux résultats à obtenir ou à la place à occuper etc. Les discours viennent légitimer certaines actions sociales. Le langage a des effets performatifs. Les gens n’utilisent pas le langage pour affiner leurs perceptions mais plutôt pour accomplir des choses comme émouvoir, persuader, stimuler cognitivement, produire du sens ou conditionner des perceptions (Alvesson & Kärreman, 2000a).

L’objet de l’analyse critique de discours (Critical Discourse Analysis105 – CDA) est de dévoiler, au sein des discours, la complexité des relations de pouvoir au regard de l’idéologie, de la domination, de l’injustice sociale. Il s’agit de tenir compte de la façon dont ces relations se reproduisent (à partir de leurs conditions de légitimité ou d’acceptabilité) ou se désagrègent (par la résistance des acteurs par exemple). Il importe de reconstruire le sens social implicite et inaperçu des acteurs sociaux, notamment les effets de pouvoir de discours spécifiques (ex. les discours managériaux). Le but est d’essayer de comprendre le contenu normatif des pratiques discursives et non discursives et des luttes (Herzog, 2016). Il s’agit encore d’observer ce qui est dit, de quelle manière et à quelles fins.

L’épistémologie subjectiviste des CMS (Golsorkhi & Huault, 2009) requiert de prendre en compte les mots des enquêtés, leurs impressions ou encore leurs activités. Pour ce faire, il convient d’analyser « les forces historiques et structurelles qui influencent leur monde social » (Jermier, 1998, p. 240). Dans une étude empirique basée sur une ethnographie critique, Forester (2003) indique que pour explorer le monde ordinaire des enquêtés, il faut non seulement entendre leurs mots mais les écouter. Ecouter ce qui est dit mais aussi ce qui se passe à travers la parole ou la gestuelle, le silence ou le refus de parler. Une même expression peut avoir plusieurs sens concrets selon qu’il est fait référence à des repères, des normes, des ressentis ou selon l’attention portée au contexte de l’échange. Un problème de l’analyse de discours, pour le chercheur, est la multiplicité

104 Au sens foucaldien, le savoir n’est pas la connaissance. Cette dernière relève d’un discours qui porte sur des objets connaissables selon un protocole rationnel et neutre. Au contraire, le savoir modifie celui qui se l’approprie, c’est un processus (Revel, 2002).

105 Au sein de la CDA, on repère trois auteurs majeurs : Fairclough (1995), Wodak (1996 ; cité par Herzog, 2016) et van Dijk (1993, 2015). Ils se distinguent sur les plans théorique et méthodologique.

des discours et donc la diversité de stratégies d’accès au discours.

Pour comprendre le processus de subjectivation de nos enquêtés et l’évolution de leurs interactions sociales entre les dispositifs de pouvoir de carrière et de coaching, nous devons accéder à leurs discours. Car ils s’inscrivent systématiquement dans leur connaissance d’eux-mêmes (ibid.). Au total, le discours cristallise un ensemble de relations de pouvoir/savoir qui sont écrites, parlées, communiquées, inscrites dans les pratiques sociales. À partir du récit des enquêtés, nous regarderons comment circule le pouvoir et quels sont ses effets observables sur leur subjectivation (au travers du processus du devenir coach). C’est aussi regarder comment le pouvoir est agi dans les pratiques, les représentations et les discours (voir Partie 1, Chapitre 1).

La méthode d’analyse critique de discours est pertinente pour observer les effets des relations managériales, de la structure savoir-pouvoir sur la subjectivation et la normalisation des comportements et des représentations des cadres. Toutefois, l’approche foucaldienne du pouvoir montre que le pouvoir est immanent, sa domination réversible (2.).