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Critiques et pertinence de l’émancipation dans les CMS

réappropriation par le souci de soi ?

A. Critiques et pertinence de l’émancipation dans les CMS

L’émancipation est d’abord une conception collective de conscientisation, de libération des modes de domination et d’autodétermination (1.). L’émancipation au sens des CMS est critiquée par la Théorie Critique (TC) pour sa compromission et son manque de radicalité. Pourtant, il faut pouvoir tenir compte de la complexité et de l’hétérogénéité des processus sociaux et identitaires (2.). Au sein des CMS, d’autres chercheurs contestent la pertinence de la microémancipation au profit d’une reconfiguration du partage du sensible (3.). Pourtant, il existe des points de convergence entre la microémancipation par le processus du coaching et cette approche basée sur l’égalité et le dissensus.

1. De la libération collective à l’émancipation individuelle

La conception de l’émancipation la plus répandue est collective. Le projet émancipatoire s’ancre majoritairement dans une critique sociale de la domination (Boltanski, 2011). Il s’agit de démasquer les forces sociales, les instances d’exploitation et de domination voire de déshumanisation. Il est question de mettre à jour la violence au cœur de la vie sociale, les mécanismes d’oppression mais aussi ses conséquences sur l’autonomie (ex. l’aliénation), sur l’intériorisation des idéologies et sur la subjectivation. Au sens positif (Stokes, 2011), l’émancipation est une lutte d’auto-détermination collective.

L’émancipation est un projet de libération issu des Lumières (Boltanski, 2011). Ce projet cible l’autonomie individuelle et la conscientisation des conditions historiques de l’aliénation pour s’élever contre ces forces. Il s’agit de dépasser les souffrances individuelles et de tendre vers ses propres attentes, voire ses rêves. Cela implique d’altérer la réalité du terrain quotidien et de lutter contre la violence symbolique exercée par les institutions, en garantissant un minimum de sécurité sémantique pour permettre une réidentification individuelle. L’action politique et systémique doit assurer la liberté de se gouverner soi-même, ainsi que la liberté d’expression, d’opinion, et la liberté de disposer de sa personne au sein des organisations (Stokes, 2011). Il s’agit pour « chacun de se réaliser au travail, d’être partie prenante des décisions et de maintenir des inégalités socialement acceptables pour l’équilibre social » (Chanlat, 2013, p. 7).

Toutefois, les notions de liberté et d’émancipation diffèrent (Armstrong, 2015). La liberté, au sens néo-libéral, justifie le contrôle managérial unilatéral au nom de la

délégation de la gouvernance par les propriétaires de l’entreprise. Cela va à l’encontre de relations égalitaires indispensables et soulève des divergences au sein des courants traitant de l’émancipation (2. et 3.).

2. Dépassement de la critique de la TC

Les CMS sont issues de la Théorie Critique (TC). Le concept de microémancipation s’inscrivant dans le courant des CMS, il s’articule entre la TC et les Management &

Organization Studies (MOS). Or la proposition émancipatoire des CMS (1/) se voit

critiquée pour sa logique de compromission et son manque de radicalité (2/), bien qu’elle présente un intérêt pragmatique (3/).

1/ Les chercheurs des CMS visent une prise de conscience des effets de pouvoir des régimes managériaux oppressifs qui, par un contrôle technique objectivant, forcent les salariés à intérioriser la norme de performance (Klikauer, 2011, 2014). En plus de ces revendications, la TC souhaite une société post-managériale utopique basée sur des institutions et un changement qualitatif (Klikauer, 2013). Il s’agit de tendre par exemple vers un authentique développement personnel et de dénoncer le « coût humain de l’absence de liberté sous les régimes managériaux » (Klikauer, 2015, p. 13).

2/ Au regard de la TC, la compatibilité des CMS avec les MOS rend problématique l’émancipation des salariés. La TC orthodoxe veut anéantir la domination managériale en vue d’une émancipation réflexive et universelle66. Elle prône un projet collectif et révolutionnaire de transformation radicale de l’étendue des structures des modes de domination organisationnels et sociétaux (Klikauer, 2015). Dans ce projet, pour que les dominés s’éveillent intellectuellement, ils dépendent d’experts médiateurs du savoir (Alvesson & Deetz, 1996; Rancière, 2004).

Les CMS proposent plutôt une microémancipation contextuelle (Alvesson & Willmott, 1992). Celle-ci est dénoncée comme une version critique restreinte, partielle, intermédiaire, hypothétique et conditionnelle (Klikauer, 2011) car c’est une émancipation limitée en termes d’espace, de temps, et de succès (Alvesson & Willmott, 1992). Elle combinerait en vain les MOS avec l’influence de l’École de Francfort via la TC. Il faut davantage re-construire le management que le déconstruire (Klikauer, 2011). Il ne s’agirait donc pas de proposer une alternative interprétative et idéologique (Armstrong,

66 Une position eurocentrée et paroissiale est aussi reprochée aux chercheurs critiques dont ceux des CMS. L’identité des chercheurs reposerait sur un mythe culturel de l’exception et de l’universalisme européen (Prasad et al., 2016).

2011), ni de fournir une amélioration-correction du système qui s’ajuste aux MOS (Klikauer, 2013). S’intéresser aux coûts managériaux et à la productivité ne permettrait pas non plus d’atteindre une microémancipation (Klikauer, 2011).

3/ Toutefois, il y a souvent peu d’espace pour une émancipation totale et pour une révolution à grande échelle, soit une révolution qui saperait radicalement les structures de domination et les stratégies d’un business tout entier (Spicer et al., 2009). On ne peut pas rejeter toute la culture organisationnelle (Alvesson & Willmott, 1992). Pragmatiquement, il s’agit plutôt d’interroger les contradictions et les marges de manœuvre possibles entre émancipations collective et individuelle, selon des critères d’authenticité, de réalisation de soi et d’autonomie partielle (Barros, 2010).

L’identité individuelle est hybride et relève d’une perception plurielle, fragmentaire et parfois contradictoire. Il faut ainsi pouvoir accueillir et réconcilier la diversité des besoins singuliers, des valeurs et des motivations. L’émancipation est une possibilité d’apprentissage à travers un processus de démocratie participative et une formation pour reprendre en main sa destinée (Dobson, 2003; Flood & Jackson, 1991). Les citoyens peuvent s’approprier progressivement la culture managériale, voire la subvertir, au profit d’une microémancipation au travail (par des pratiques de coaching par exemple).

Pourtant Huault et al. (2012) adressent une critique virulente à la microémancipation bien que cette dernière offre des convergences possibles avec une émancipation par le coaching (2.).

3. Critique de la microémancipation et convergence avec la

reconfiguration du sensible par le coaching

La microémancipation (Huault et al., 2012) consisterait à investir les failles du contrôle managérial par des initiatives quotidiennes, incertaines, contradictoires, ambigües, étroites, locales et fragmentées. Il s’agirait de manœuvres tactiques personnelles et d’une dissociation identitaire inhérentes à une vision utopique, projective, spéculative et imaginaire. Cela correspondrait à des transgressions banales voire inconséquentes, insignifiantes, précaires et illusoires.

La microémancipation serait encore une zone limitée offrant un semblant de liberté contestataire et des soupapes de sécurité face à la pression managériale. Elle occulterait en même temps la possibilité d’une rupture et de luttes plus larges, et ne remettrait pas en cause les facteurs socio-symboliques ou ne menacerait pas les structures de domination ni

les stratégies managériales. Au contraire, la microémancipation reviendrait à lisser le fonctionnement du nouvel esprit du capitalisme et à permettre la récupération de pratiques innovantes initiées par des dissidents, pour répondre à des besoins comme l’authenticité.

Pour faire le lien entre luttes individuelle et collective (entre les dimensions macro et micro) ainsi que pour dépasser l’ordre social et les pratiques institutionnalisantes, Huault

et al. (2012) proposent trois conditions de l’émancipation à partir des travaux de Rancière

(2000, 2008, 2009) : 1/ l’égalité des groupes opprimés, 2/ reposant sur un dissensus qui interrompt l’ordre du sensible, 3/ afin de redistribuer les formes sensibles de l'expérience humaine communément partagées.

Leur cadre théorique nous paraît davantage adapté à une observation participante lors d’une formation de coaching, au sein d’un groupe réflexif, afin de rendre compte de controverses collectives et d’initier un dissensus à travers le partage du sensible. De plus, Huault et al. (2012) affirment que l’émancipation peut s’amorcer dans des actions mineures comme un processus individuel, émergent, contingent, spécifique et spontané (ibid.). En ce sens, nous observons des convergences entre la microémancipation et leurs trois propositions.

1/ Quelle que soit sa place sociale, chacun est supposé égal dans son potentiel d’apprentissage et ses aptitudes intellectuelles pour comprendre et agir contre l’oppression. Il s’agit d’une logique informelle et ascendante.

L’écoute bienveillante et inconditionnelle dans la pratique du coaching est compatible avec des actions et des discours critiques. En tant qu’anciens cadres issus du système managérial, les coachs ne sont pas censés être contestataires. Pourtant nous interrogeons ici la signification émancipatoire et leur rapport au sensible (leurs représentations) au travers de leur bifurcation vers et par le coaching.

2/ Le dissensus est un défi transgressif, conflictuel, contestataire, polémique, anarchique et dissymétrique pour ‘ceux qui ne comptent pas’, qui ne sont ni audibles ni visibles. Le dissensus s’adresse à ceux qui ont des rôles puissants, qui maintiennent l’ordre social et tentent de discipliner, dépolitiser, neutraliser et homogénéiser les agents et les enjeux de contentieux.

Le dissensus requiert de déconstruire les évidences, de questionner un monde pluriel et de déployer l’imagination pour déranger les représentations de sens commun, les modèles harmonieux et les modes interprétatifs établis fictivement (ex. les modèles managériaux). Les coachs critiques et subversifs (voir III.) procèdent d’une démarche

réflexive de désidentification au managérialisme et d’une émancipation en quête d’une juste place au travail.

3/ Enfin, il s’agit de reconfigurer le partage du sensible c’est-à-dire le « système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives » (Rancière, 2000, p. 12). Cela revient à modifier les perceptions préconçues et les réflexions, pour configurer le champ des possibles, en termes de capacités et d’incapacités quant à ce qui est concevable, dicible et réalisable par tous et dans l’expérience de l’ici et maintenant. Cela inclut une réflexivité personnelle et politique, voire une désidentification spontanée qui permet l’exploration d’autres identités.

La distanciation critique de certains coachs (Fatien-Diochon & Nizet, 2012; Persson & Rappin, 2015) montre qu’en cheval de Troie, le coaching peut être un espace facilitant une démarche de réappropriation subversive du sensible à l’aune d’une identité ‘idiosyncrasique’.

Au total, cela conforte la pertinence de la perspective foucaldienne pour appréhender l’ambivalence du coaching comme démarche réflexive voire critique (B. 1.), bien qu’elle puisse être une pratique institutionnelle. La microémancipation s’avère donc proche de l’expérience individuelle vécue au travail (B. 2.).

B. Une perspective foucaldienne de la microémancipation au