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De l’illusio au malaise : le pendant du jeu managérial

dissonance et souffrance au travail ?

3. De l’illusio au malaise : le pendant du jeu managérial

Le concept bourdieusien d’illusio (Costey, 2005), étymologiquement lié au jeu (ludus), est cette propension à agir selon des habitudes (Bourdieu & Wacquant, 1992). L’illusio naît de la rencontre « entre un habitus37 (ensemble d’expériences sédimentées

qui orientent les manières de faire et de penser) et un espace social caractérisé par des règles qui régissent, de façon plus ou moins stricte, son fonctionnement » (Costey, 2005, pp. 18–19). Costey repère trois formes de l’illusio chez Bourdieu, à savoir un investissement (1/) qui repose sur la perception d’une évidence (2/) et d’un intérêt à participer (3/) :

1/ L’illusio équivaut à la motivation ou à l’engagement, à un investissement psychologique. C’est « le fait d’être pris au jeu, pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle » (Bourdieu, 1988, p. 11). En outre, c’est « le fait d’être investi, d’investir dans des enjeux qui existent [...] par l’effet de la concurrence » (Bourdieu, 1994b, p. 152). Ceux qui détiennent les habitus du jeu sont disposés à en reconnaître les enjeux au contraire de ceux qui en sont exclus ou y sont indifférents. Pour ces derniers, c’est une illusion (Bourdieu, 1988).

2/ La participation au jeu est perçue comme évidente « quand les structures incorporées et les structures objectives sont en accord » (Bourdieu, 1994b, p. 156). Une foi pratique laisse « en suspens les principes de fonctionnement du champ pour mieux se plonger dans l’action » (Costey, 2005, p. 20).

3/ Les acteurs perçoivent de l’intérêt et du sens à s’investir dans un jeu et dans son à-venir (Bourdieu, 1997). Ils en attendent quelque chose. L’illusio c’est la coïncidence entre

37 De manière générale, l’habitus désigne les perceptions et les pratiques qui sont intériorisées et reconduites par phénomène de socialisation.

des structures sociales et mentales, « la réconciliation d’un sens objectif et d’un sens subjectif » (Costey, 2005, p. 20).

L’illusio est une croyance aveugle qui implique les valeurs et le corps. C’est une « condition du fonctionnement de certains champs réglés par une économie symbolique, fondée sur le double jeu de la méconnaissance et de la reconnaissance » (ibid., p. 20). Ces espaces sociaux « orientés vers l’accumulation de capital symbolique ne fonctionnent qu’en raison de la croyance de l’ensemble des acteurs dans la légitimité des valeurs qui s’y jouent » (ibid.). L’adhésion tacite à la même doxa « rend possible leur concurrence et lui assigne sa limite : elle interdit de fait la mise en question des principes de la croyance, qui menacerait l’existence même du champ » (Bourdieu, 1997, p. 132). Aux acteurs sont offerts des émoluments essentiellement symboliques acceptés sous l’effet de la docte ignorance (Costey, 2005). Il y a un accord tacite à s’investir dans le champ :

« l’intérêt qu’on a à son existence même et à sa perpétuation, à tout ce qui s’y joue, et l’inconscience des présupposés impensés que le jeu produit et reproduit sans cesse, reproduisant ainsi les conditions de sa propre perpétuation, sont d’autant plus totales que l’entrée dans le jeu et les apprentissages se sont effectués de manière plus insensible et plus ancienne » (Bourdieu, 1980, p. 113).

L’autonomie accroît les efforts attendus pour se conformer aux exigences : l’entrée dans un univers professionnel « suppose une mise en suspens des présupposés du sens commun et une adhésion para-doxale à un ensemble plus ou moins radicalement nouveau de présupposés, et corrélativement, la découverte d’enjeux et d’urgences inconnus et incompris de l’expérience ordinaire » (Bourdieu, 1997, p. 22).

« Plus l’univers du travail semble perdre son "âme", plus l’entreprise demande d’y croire » sans s’interroger sur son fonctionnement global et la violence qui y règne (de Gaulejac, 2005, p. 169 ; 200). L’obsession des coûts conduit à l’aggravation des contradictions entre rentabilité et qualité. Cela déstructure le sens du travail alors que « sur le plan de la mobilisation psychologique, ce qui prime c’est la question du sens du travail » (Dejours & Gernet, 2012, p. 79). Certains chercheurs soulignent la banalité du malaise au travail chez les cadres qui sont dans des organisations ‘stimulacres’ :

« [une] organisation ‘stimulacre’ est dans le ‘comme si’, comme si elle était efficace, comme si elle maîtrisait ses risques, comme si la direction connaissait la réalité de l'organisation, comme si elle était à l'écoute des problèmes de ses cadres,

etc. … ce ‘stimulant simulacre’ fait que ces organisations sont si difficiles à vivre » (Bouilloud, 2012, p. 25).

Pourtant, certains managers en viennent à alimenter le système dans une course à leur propre idéal, lorsque celui-ci se confond avec l’idéal organisationnel (l’excellence). Ils risquent alors le burnout, la maladie de l’excellence (Aubert & de Gaulejac, 2007). La dissonance croissante chez ceux qui sont moins en phase avec leur carrière (Biron & Eshed, 2016) peut être un facteur de burnout (Landour, 2012) ou de malaise (Denave, 2006). Ils perdent l’illusio dans un contexte de fort investissement au travail. La course à la reconnaissance comme contrepartie symbolique de l’engagement professionnel est un facteur de la machine burnout, et ce d’autant plus chez les femmes devant répondre à l’injonction double d’être féminine et active (Chabot, 2013).

Le burnout se caractérise essentiellement par trois aspects (Chabot, 2013). 1/ Une pathologie contemporaine de la relation psychosociale (entre l’individu, son travail et les valeurs sociales) accompagnée du constat d’une désillusion amère (Aubert & de Gaulejac, 2007), d’une régression, d’outrages à l’un des besoins fondamentaux : celui de l’émancipation et du sens au travail. Notre civilisation est caractérisée par l’excès collectif, le trop, le toujours plus du progrès technique. 2/ Le burnout est aussi relatif à une perte de foi (Robert-Demontrond & Le Moal, 2004) voire à une remise en cause d’un système de normes et de valeurs. 3/ Mais il peut conduire au renouveau, à une reconstruction ou à une métamorphose de l’état psychique et moral.

Le corps, lieu de socialisation, est la cible des relations de pouvoir. Pour Foucault (1975), le pouvoir s’exerce sur et investit les dominés, il passe par eux. Les discours stratégiques organisationnels sont dominants (Knights & Morgan, 1991). Ces discours réfutent et dévaluent des approches organisationnelles alternatives. Cette domination dépend de la responsabilisation des cadres qui, en acceptant de se soumettre à la logique du discours managérial, participent à la reproduction des mêmes pratiques sociales et discursives. En échange, ils acquièrent (temporairement) une place et étoffent leur identité subjective. Ce qui les légitime et les sécurise (Knights & Willmott, 1989).

Ce travail de revue de littérature fait écho au souci général des CMS d’interroger et de changer radicalement le rôle du management dans « la perpétuation et la légitimation de souffrances inutiles, de la division et de la destruction dans les domaines du travail » (Taskin & Willmott, 2008, p. 32). Pour Spicer (2009) les CMS doivent encourager des formes progressives de management et un travail décent (Karlsson, 2012).

Si le coaching semble incarner le nouvel esprit du capitalisme comme réponse à des effets managériaux néfastes, ne nourrit-il pas en même temps les ascèses de performance (III.), comme un rouage renouvelé du pouvoir ?

III. Le coaching entre nouvel esprit du capitalisme et