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Les critiques adressées aux modèles de la nouvelle carrière

La transition de carrière des coachs : une Chapitre 2

2. Les critiques adressées aux modèles de la nouvelle carrière

Les modèles de la nouvelle carrière sont critiqués selon plusieurs arguments : le manque d’ancrage empirique, une conception simplificatrice, dichotomique (1/), et métaphorique (2/) ; des effets de pouvoir néfastes (3/), une dépendance aux aléas d’un marché du travail concurrentiel (4/), les inégalités et les cassures de parcours qu’ils impliquent en réalité (5/).

1/ La dichotomie entre carrières traditionnelle et nouvelle présente le risque de réduire la complexité de l’interaction plurielle entre individus et organisations (Arnold & Cohen, 2008). Au contraire d’une nouvelle donne des carrières, on observe la permanence d’un schéma traditionnel, celui de carrières stables. Bien que l’environnement présente plus d’insécurités professionnelles et d’alternances emploi-chômage (de Larquier & Remillon, 2008), les carrières traditionnelles ne sont pas mortes (Chudzikowski, 2012)

mais elles sont davantage trans-frontalières (Inkson et al., 2012). Les frontières sont à la fois plurielles (Gunz et al., 2000) et poreuses (Arnold & Cohen, 2008).

Les carrières sans frontières relèvent d’une représentation normalisée, considérée comme inévitable et répandue. Malgré sa prédominance, ce modèle souffre d’un manque de justifications empiriques (Inkson et al., 2012). Il dépend de circonstances politiques et culturelles ou encore de secteurs géographiques comme la Silicon Valley (Saxenian, 1996), de secteurs professionnels comme l’industrie du film (Jones, 1996) ou de populations comme les expatriés (Stahl et al., 2002). À partir des travaux de Sennett (1998) sur les carrières sans frontières, Arnold et Cohen (2008) identifient un contexte très conservateur et dominé par les notions d’individualisme, de court-termisme, et par la valorisation mercantile des carrières. Cela induit des prescriptions normatives pour savoir comment apprendre à vivre dans un monde sans frontières (Gunz et al., 2000).

Empiriquement, on peut toutefois observer des carrières sans frontières d’après les critères portant sur les frontières physiques et psychologiques. De même, relativement aux carrières protéennes, les choix professionnels sont de plus en plus effectués à partir de valeurs individuelles et de manière autocentrée (Briscoe & Hall, 2006; Briscoe et al., 2006).

2/ Les nouvelles carrières sont aussi critiquées pour être métaphoriques. Elles ne doivent pourtant pas être réifiées ou considérées comme données, évidentes. Par exemple, la notion centrale de frontière physique, dans la carrière sans frontières, reste floue (Arnold & Cohen, 2008). Quant à la carrière protéenne, elle repose sur la mythologie du monstre marin Protée. Celui-ci est à même de se métamorphoser lorsqu’il est piégé. Mais si ses techniques d’adaptation sont inefficaces, Protée revient à sa position initiale, se soumet et obéit (Bulfinch, 2006). Or cela est contraire à l’idéologie des nouvelles carrières et du néomanagement qui défend une dynamique positive, proactive et résiliaire (Hall, 1976). Enfin, Protée témoigne davantage d’un sens malveillant et d’une autonomie solitaire face à son ravisseur (Arnold & Cohen, 2008).

3/ Les nouvelles carrières ont des effets de pouvoir néfastes qu’elles contribuent à laisser dans l’ombre par les normes qu’elles renforcent. Ces normes valorisent l’individualisme53, le libre arbitre et le volontarisme dans la course au succès (Arnold & Cohen, 2008). Les organisations recherchent de la flexibilité grâce à l’adaptabilité des

53 La croyance que la carrière est le produit des efforts individuels et du talent est renforcée aux dépens d’une représentation qui rendrait compte de la conjonction d’un aboutissement personnel, d’une position statutaire et d’un métier ou d’une profession (Richardson, 2000).

individus. Ceux-ci absorbent alors les frictions par des changements professionnels, ce qui sert l’idéologie de la carrière et l’ordre du capitalisme (Richardson, 2000).

De plus, le rôle des institutions sociales est négligé (Dany, 1997) dans la compréhension et la construction de la réalité de la carrière (Cadin et al., 2000), et dans la façon dont les individus se l’approprient activement (Weick, 1996). En résulte une représentation de carrière dépolitisée et insuffisamment socialisée (Arnold & Cohen, 2008).

4/ Par ailleurs, les carrières sans frontières sont dépendantes des aléas d’un marché du travail très concurrentiel, tout en étant ‘sans limites’ dans la gestion de leur développement (Lucas et al., 2006). Elles sont équivoques quant aux succès de carrière prescrits. Ces derniers sont des fictions idéologiques légitimées par un discours hégémonique et servant des intérêts capitalistes sous couvert d’une apparente méritocratie. Le succès de carrière dépendrait des compétences transversales et de l’adaptabilité plutôt que des forces du marché, extérieures à l’individu (Lips-Wiersma & McMorland, 2006). Le changement professionnel reposerait sur une mise en sens individuelle et une démarche écologique de bien-être, mais dans un contexte d’insécurité et de restructurations ! L’individu est l’ambassadeur de son employabilité et de la marque de sa propre carrière.

En outre, la carrière sans frontières est une réponse éphémère et instrumentale faite aux blessés de la guerre économique ou à ceux qui sont dans des carrières étouffantes et précaires (Arnold & Cohen, 2008). Le manque d’emprise, de clarté et de possibilités d’engagement sur le long terme quant à sa propre carrière ou encore la crainte du chômage (Bouffartigue & Pochic, 2001), sont sources de vulnérabilité, de fragilisation ou de forte anxiété (Sennett, 1998). Cela va à l’encontre de l’enthousiasme nécessaire dans une carrière sans frontières. S’opère ainsi une « précarisation subjective [due à] une remise en cause de la stabilité de l’emploi, des réseaux de compétences et des métiers » (Linhart, 2012, p. 1).

5/ Enfin, la figure du cadre nomade est dénoncée car elle constitue la norme d’un gestionnaire de projets caractéristique du nouvel esprit du capitalisme (Boltanski & Chiapello, 2011). Les rapports de forces et les inégalités de pouvoir sont implicites dans le paradigme des nouvelles carrières. Le nomade appartient à une population privilégiée possédant un capital social économique et culturel favorable à son employabilité et à la captation des sphères de pouvoir. Certains salariés sont contraints de troquer une

promesse de carrière objective (Dany, 1997, 2001) contre le défi de leur employabilité. Cela « ne répond cependant pas vraiment aux exigences de justice et de sécurité portées par la critique sociale du capitalisme » (Bouffartigue & Pochic, 2001, p. 2) :

« seuls certains cadres sont susceptibles de s’approprier la vision du monde inscrite dans la rhétorique du cadre-sujet de sa carrière : la fraction des cadres en emploi qui bénéficient d’une position de force sur les marchés internes et professionnels du travail, dont les cadres à haut potentiel ; et une partie des cadres chômeurs, qui trouvent dans cette rhétorique des ressorts de mobilisation personnelle dans leur recherche d’emploi » (ibid., p. 1).

Certains cadres y voient une opportunité réflexive. Il s’agit de se renouveler voire de refondre et de réconcilier leur projet de vie avec leurs valeurs personnelles, de chercher leur véritable vocation et de transformer la mobilité contrainte en mobilité choisie » (ibid., p. 2). Le chômage serait comme « une opportunité de se socialiser à l’entreprise de demain, dans laquelle les bilans de compétence seront récurrents » (p. 2).

Dans les discours organisationnels, l’échec fait l’objet d’une rationalisation ou d’une redéfinition a posteriori afin de le relativiser et d’en faire une perspective d’apprentissage, de succès relatif (Knights & Morgan, 1991). Pourtant, l’échec du chômage, par exemple, est une vraie cassure dans le parcours. Cela démarre un processus de deuil, long et douloureux (Glée & Scouarnec, 2009). En général, une formation incluant un accompagnement individuel et collectif « permet réellement aux participants de se ‘reconstruire’, de restaurer leur estime d’eux-mêmes, de repartir avec confiance » (ibid., p. 12). Il en est de même pour un coaching (Salman, 2013, 2015).

Au total, la nouvelle carrière incarne les effets de la gouvernementalité managériale