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L’approche narrative : entre signification et perspective critique

Récits de vie et présentation des Chapitre 2

A. L’approche narrative : entre signification et perspective critique

I. Etude de la signification biographique par le récit de

vie

La méthode narrative est pertinente pour appréhender les trajectoires de carrière à travers les séquences biographiques, la signification donnée par les acteurs à leur expérience et la mise en récit des effets de pouvoir (A.). Toutefois, c’est une méthode qui présente des limites notamment par la médiation de l’enquêté lui-même (B.).

A. L’approche narrative : entre signification et perspective

critique

L’approche narrative permet d’analyser les séquences inhérentes à la trajectoire biographique des coachs (1.). En complément, il s’agit de sonder la signification qu’ils donnent rétrospectivement à leur carrière (2.). L’objectif est de produire un modèle avec une perspective critique rendant compte des effets de pouvoir (3.)

Wacheux (1996) désigne trois objectifs d’analyse des récits de vie :

1/ Objectiver le déroulement des faits et des étapes de la vie inhérents à l’environnement professionnel et personnel de l’enquêté ;

2/ Reconstruire le fil conducteur des étapes observées ;

3/ Distinguer le discours descriptif du discours explicatif (ex. distinguer la transition de carrière et ce qu’elle signifie subjectivement en termes de bifurcation microémancipatoire).

Les objectifs 1/ et 2/ correspondent à une analyse diachronique. Elle rend plus facile a

posteriori une analyse compréhensive du discours, puis une analyse thématique et

comparative au regard de notre objet de recherche. Le récit de vie permet d’articuler les différentes étapes de carrière et de vie personnelle et familiale (Guillaume & Pochic, 2007). Distinguer les faits et les étapes selon un fil chronologique constitue une pré-analyse (une mise en ordre) séquentielle propre aux approches biographiques (Rosenthal, 2004). Cela permet un pré-codage séquentiel selon des étapes comme les études, la carrière etc. (voir Chapitre 1. I. B.).

De plus, la narration exprime la complexité du présent historique d’un sujet (Peters & Besley, 2012). La significativité du récit dépend de la compréhension globale de l’entretien (Martin, 2005) et de la trajectoire individuelle. L’objectif 3/ est donc atteignable en s’attachant à comprendre la signification donnée par les acteurs (2.).

2. Du récit à la signification de l’expérience

La méthode narrative est pertinente pour accéder à la mise en sens dans le processus subjectif de carrière (L. Cohen & Mallon, 2001). C’est une méthode d’entretien compréhensif (Kaufmann, 2004) et ethnométhodologique étudiant « comment se déroule concrètement le processus de mise en sens » des individus (Willmott, 1998, p. 234). Le récit de vie constitue un cas permettant de pénétrer rétrospectivement les expériences personnelles des individus et de les « analyser en termes de significations, d’attitudes et de valeurs » (Cefaï, 2006, p. 333).

La narration est centrale dans la compréhension d’un processus temporel identitaire complexe situant les actions individuelles (Peters & Besley, 2012). Elle correspond au discours qui encadre l’expérience de l’enquêté. Il convient de comprendre des expériences à partir d’interprétations subjectives plutôt que d’expliquer les causalités d’UNE réalité objective et mesurable. L’unité d’analyse, le comportement individuel ou

l’activité humaine, est vue comme un texte exprimant des niveaux de signification (Dilthey, 1977; Miles & Huberman, 2003). L’activité humaine et les pratiques sociales sont considérées comme intentionnelles, discursives, processuelles et ayant une finalité (Allard-Poesi & Perret, 2014).

Le savoir émergeant des enquêtes est un construit issu des pratiques sociales. La réalité est considérée comme co-construite via les relations interpersonnelles et médiatisée par le langage (Dumora & Boy, 2008). Il importe de questionner comment le social prend forme dans le langage et le discours du répondant, et d’« expliciter les théories de la production du sens qui s’y rattachent et les implications théoriques qu’elles incorporent » (Demazière & Dubar, 1997, p. 37). Cela requiert d’investiguer les dimensions emic (et etic - voir 3.).

La démarche emic vise une adéquation significative (Passeron, 1995) entre le sens donné par l’acteur et celui visé par le chercheur (Olivier de Sardan, 1998, 2008). Ce dernier trouve le sens par reconstruction ou déduction, à l’issue d’un processus de réflexion ou d’empathie, en cherchant à comprendre un motif ou une raison significative à un comportement qui entre en adéquation avec des régularités observées (ex. la bifurcation).

Olivier de Sardan (2008, pp. 116–122) distingue quatre niveaux emic superposés (en tuilage) qui décroissent en empiricité à mesure que croît la part d'interprétation :

1/ dans le registre de l’exprimé, emic désigne les discours et les propos directs des enquêtés. S’ils sont guidés par les questions de l’enquêteur, ils représentent des traces objectivées partiellement « indépendantes de leurs conditions de production et des interprétations ultérieures, ex post, du chercheur » (Olivier de Sardan, 1998, p. 159).

2/ Dans le registre de l’exprimable, emic relève des représentations ou des conceptions, partagées socialement au sein d’un milieu professionnel. Les convergences entre exprimable et exprimé sont repérables par vigilance méthodologique (ex. via la saturation).

3/ Dans le registre latent, emic fait référence aux codes d’une grammaire culturelle sous-jacente générant des comportements et des discours, et encadrant les représentations exprimables. La maîtrise inconsciente de cette grammaire permet d'agir ou de penser.

4/ Dans le registre du postulé, emic renvoie aux structures cognitives, aux façons de penser ou d’agir. Ce niveau correspond à l’herméneutique du chercheur. Cette réalité cachée peut être opposée aux discours indigènes. Chez les coachs, est repérable la

positivité du discours, notamment vis-à-vis de l’entreprise malgré une carrière difficile (Salman, 2015).

La légitimité empirique est incontestable aux niveaux des discours (1/) et des représentations (2/) car ces niveaux d’interprétation locale possèdent une véridicité et une plausibilité suffisantes. Ils désignent l’herméneutique des enquêtés (Olivier de Sardan, 1998). On invente rarement un principe d'explication des situations et des comportements des enquêtés qui ne leur serait absolument pas venu à l’esprit : « les gens du terrain sont des producteurs de théorie, des “savants ordinaires”, auxquels il serait tout aussi stupide de ne pas prêter l'oreille, qu'il serait imprudent de prendre leurs raisonnements pour argent comptant » (Girin, 1989, p. 3).

La finalité de la méthode des récits est de produire un modèle comparatif mais il permet également d’appréhender l’analyse dans une perspective critique (3.) au sens des CMS.

3. Modèle de trajectoire et perspective critique

Comme phénomène social, le coaching « est inséré dans le mouvement historique général de transformation des sociétés » (Bertaux, 2010, p. 16). C’est un monde social ou mésocosme. Il s’est développé à partir de l’activité professionnelle du coaching (managérial) et autour d’associations nationales de coachs mais aussi de groupes de pairs (comme les groupes de pratiques réflexives). L’enquête ethnosociologique permet ainsi d’étudier des « fragments de la réalité sociale d’une catégorie socioprofessionnelle » (Chanlat, 2005, p. 163).

L’acteur du monde social prend le statut d’informateur afin de dépasser les « opinions, attitudes, valeurs, croyances et représentations » (Bertaux, 2010, p. 20). La forme narrative est une description empirique de l’action en situation dans sa chronologie, et des expériences vécues compte tenu de leur contexte. Il importe d’identifier « les logiques de situation, les mécanismes générateurs de conduites, les processus de reproduction et de transformation [et de] passage » (ibid., pp. 17-19). La carrière est vue comme un processus itératif et en évolution (Bosley et al., 2009).

Chacun des managers devenus coachs constitue un microcosme. Par hypothèse, les logiques inhérentes au mésocosme se retrouvent au sein des microcosmes. « En mettant en rapport plusieurs témoignages sur l'expérience vécue d'une même situation sociale » (Bertaux, 2010, p. 36), le travail analytique de comparaison permet de dépasser la

description. Il faut « tenter de passer du particulier au général en découvrant au sein du terrain observé des formes sociales » (ibid., p. 15) qu’on peut retrouver dans d’autres contextes similaires (d’autres villes, d’autres entreprises, d’autres écoles de formation au coaching). Chaque cas contribue à la recherche selon un principe cumulatif (Becker, 1966).

Le but de l’enquête est « d’élaborer un modèle de ce fonctionnement sous la forme d’un corps d’hypothèses plausibles » (Bertaux, 2010, p. 20). Par critère de représentativité, les coachs doivent pouvoir se reconnaître dans ce modèle. Cette approche est abductive en ce qu’elle amène à constituer des hypothèses émergentes et explicatives (Le Goff, 2012, p. 284). Cela est cohérent avec l’approche pragmatiste et abductive de la GT (Charmaz, 2005) car elle permet de comprendre et d’accéder au réel.

Le narrateur cherche à produire une forme d’unité construite justifiant des actions effectuées en réponse à des événements, sous son propre regard et celui du chercheur. Interrogeant les processus en jeu dans « la production de paroles concernant la position et la trajectoire sociales des personnes », Demazière et Dubar (1997, p. 37) avancent que

« par la catégorisation sociale mise en œuvre dans un récit biographique, le sujet structure le sens de son ‘monde social’, le produit et rend possible son appropriation par le sujet et son interprétation méthodique par le chercheur. C'est par la production de ses propres catégorisations du social - et pas seulement dans son rapport aux catégories ‘officielles’ - que le sujet s'approprie - à la fois une conception du monde social et de sa place (actuelle, présente et future) à l'intérieur de celui-ci. Le sens subjectif recherché n'est donc rien d'autre que la structure de l'ordre catégoriel qui organise la production de son récit et la dynamique de son inscription dans cet ordre ».

Le sens produit par la méthode narrative est le résultat d’un processus de négociation entre enquêteur et enquêté(s). Certaines interprétations sont privilégiées pour désigner le réel ou le naturel. Le récit est donc aussi « orienté par l'intention de connaissance du chercheur qui le recueille » par son guide d’entretien (Bertaux, 2010, p. 48).

Notre guide d’entretien se compose de six questions globales. Suite à un resserrement analytique, deux de ces questions concernent particulièrement notre problématique, à savoir : 1/ Qu’est-ce qui vous a amené(e) à devenir coach ? 2/ Quelle a été votre carrière avant de devenir coach ? Quelles en sont les principales étapes ? Le guide d’entretien s’est avéré structurant pour une pré-analyse des données brutes (voir II. C.) autour du

processus de vie professionnelle (études, carrière, coaching). Cela a facilité la comparaison des entretiens.

Le système interprétatif que le chercheur construit correspond au point de vue etic (par opposition à emic) et apporte une distanciation critique (Paillé & Mucchielli, 2013). Ce système repose « sur des observations externes indépendantes des significations portées par les acteurs » (Olivier de Sardan, 1998, p. 153). L’explication constructiviste dépasse la sociologie compréhensive car elle repose sur une formalisation etic extérieure aux individus (Olivier de Sardan, 1998, 2010).

Enfin, au sens des CMS, la méthode narrative est potentiellement critique car elle s’inscrit dans le tournant narratif consécutif au tournant discursif (Peters & Besley, 2012). Elle donne accès aux questions du pouvoir, de l’idéologie, de la représentation et de la signification. Elle permet aussi de capter des aspects poétiques de la résistance comme des émotions et des sentiments associés à l’exploitation et à d’autres formes oppressives. De plus, le récit de vie met en lumière « les contextes sociaux et culturels sous forme dynamique afin d’éclairer les relations de pouvoir et les rapports agents/structures sociales dans lesquels sont imbriquées les carrières individuelles » (Bosley et al., 2009, p. 1498). Cette méthode fournit l’accès aux tensions et contradictions des processus de travail (Knights & Willmott, 1989) et permet d’observer des écarts chez l’acteur entre ses représentations, ses normes et son milieu (Bournois & Bourion, 2009).

Malgré l’intérêt et la pertinence de la méthode des récits de vie pour l’analyse des séquences de la trajectoire professionnelle et personnelle, de la signification que les enquêtés donnent à leur expérience en tenant compte des effets des relations de pouvoir, cette méthode présente des limites (B.).

B. Limites des récits de vie : plausibilité théorique et illusion