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Conduite de l’interview et discipline d’introspection

Récits de vie et présentation des Chapitre 2

B. Conduite de l’interview et discipline d’introspection

La conduite de l’entretien est un apprentissage pour le (jeune) chercheur. Elle varie selon le moment de l’entretien et nécessite d’appréhender les difficultés du langage (1.). C’est un exercice difficile qui exige une discipline d’introspection pour dépasser la simple collecte de paroles (2.).

1. La conduite de l’interview et le problème du langage

La conduite de l’interview s’effectue initialement avec un guide qui formalise l’entretien. Ce guide d’entretien possède une fonction structurante pour obtenir des éléments de la trajectoire du coach. L’ordre des questions n’est pas figé lors de l’enquête. Le chercheur doit rester discret et peut s’en détacher pour se concentrer davantage sur le récit et le discours des répondants. L’échange en ressort plus naturel.

En outre, face aux premiers enquêtés, le guide d’entretien est un rempart partiel à l’angoisse du jeune chercheur. Notamment s’il vit un complexe d’imposture (il doute de sa légitimité ou de ses compétences) et parce que la problématique de départ est large, ouverte (Paillé & Mucchielli, 2013). Elle s’affine au fil du processus de recherche.

Toutefois, parce que les questions du guide d’entretien sont suffisamment ouvertes, cela assure la fécondité de l’instrument d’enquête et autorise des digressions ou des associations d’idées pour l’enquêté en vue d’un « sens social à découvrir » (Beaud & Weber, 2003, p. 206). L’apprentissage du terrain permet à l’enquêteur d’améliorer son écoute de la multiplicité des sens du discours, vers un savoir-voir plus aiguisé (Paillé & Mucchielli, 2013). Cela requiert de limiter la place du chercheur au soutien empathique de l’enquêté, aux relances ou aux questions. Les notes, la mémoire de l’entretien et l’enregistrement aident à produire une fine restitution des entretiens. C’est-à-dire des signes non factuels comme les contractions, les hésitations, les négations ou encore les lapsus et les comportements non verbaux.

Lors de la rencontre, la conduite de l’entretien varie selon le début (1/), le milieu de l’échange (2/) ou la prise du recul du chercheur a posteriori (3/).

1/ Le début de l’échange vise à mettre le répondant à l’aise (et parfois l’enquêteur) pour gagner progressivement sa confiance. Celle-ci est confortée par l’assise institutionnelle de la recherche, par le fait de faire oublier le cadre de la recherche et de favoriser un comportement naturel (s’oublier au profit de l’échange). Il s’agit de favoriser la conversation et non un discours de ‘bonnes réponses’ de l’enquêté, pour éviter qu’il laisse l’autre partie de son discours spontanément dans l’implicite (Joyeau et al., 2010). C’est un problème pour la recherche. Car la personne enquêtée attribue au chercheur :

« des intentions qui, peut-être, ne sont pas les nôtres, mais qui vont conditionner la manière dont elle [la matière97] va nous parler, ce qu'elle va choisir de nous montrer ou de nous cacher. Elle suppute en quoi ce que nous faisons peut lui être utile, ou nuisible, ou plus ou moins utile ou nuisible suivant les orientations qu'elle parviendra à nous faire prendre » (Girin, 1989, p. 2).

2/ Pendant l’entretien, il convient d’entrer dans l’univers du coach en cherchant à comprendre son discours et à être attentif même à des mots de sens convenu. Certains mots peuvent avoir plusieurs sens. Non seulement il n’y a pas de transparence directe et naturelle entre le langage et la pensée de l’enquêté mais la communication implique aussi un émetteur et un récepteur. Ce qui multiplie les possibilités de sens (Robert-Demontrond & Joyeau, 2007). Néanmoins, les reformulations, les demandes de précision, les réexplications facilitent la compréhension de l’interlocuteur.

Le contexte de l’entretien est aussi à prendre en compte. Par exemple, un enquêté nous a convié au restaurant faute de nous accueillir dans les locaux de sa société. Elle avait récemment fermé. L’échange, sur fond de discours critique, était également pour lui, explicitement, l’opportunité d’une mise au point. D’autres enquêtés semblent vouloir porter un discours représentatif du coaching, faire valoir un parcours original vis-à-vis des autres coachs (Salman, 2015) ou encore mobilisent un discours critique et anonyme du coaching ou du milieu managérial dans lequel ils ont pu s’essouffler (Fatien-Diochon & Nizet, 2012; Fatien & Nizet, 2011; Persson & Rappin, 2015; Salman, 2015).

Le chercheur doit être conscient de sa non-objectivité du fait qu’il sélectionne des informations qui lui apparaissent significatives (Joyeau et al., 2010). Toutefois, sa présence sur le terrain l’accrédite de pouvoir capter des éléments d’information non

conventionnels. Ils doivent être étayés verbalement et non verbalement (selon les possibilités de retranscription). Lors d’un entretien, certains éléments du récit apparaissent évidents à l’enquêteur (lorsqu’il découvre ou comprend quelque chose d’intéressant). Mais à la lecture du document retranscrit, le sens peut se dissiper, apparaître moins clair. Les notes de terrain sont donc importantes. La qualité de la restitution varie en fonction du temps écoulé entre le moment de l’entretien et la retranscription. Car la mémoire estompe. C’est ainsi que certains éléments de contexte « proxémiques, kinésiques, émotionnels » de la rencontre ne peuvent être restitués assez justement et viennent à manquer (Paillé & Mucchielli, 2013, p. 255). Cependant, considérer trop de détails à noter lors de l’échange est non seulement difficile mais cela froisse voire interrompt la relation. L’enquêté peut se sentir observé, chercher à se protéger ou essayer de lire les notes du chercheur.

3/ Le récit de vie, dans une perspective foucaldienne, implique de tenir compte d’au moins deux dimensions dans le discours : à la fois de degré d’indépendance entre un locuteur et son discours, ainsi que la portée du discours. Il est question de distinguer le degré de subjectivation d’un individu par un discours global et normé (celui-ci façonne les représentations, les raisonnements cognitifs etc.) et le degré de sens idiosyncrasique du discours, par exemple, en écho à sa trajectoire individuelle. Autrement dit, cela revient à observer le degré de localité du contexte d’élocution (Alvesson & Kärreman, 2000b) : est-ce que le discours du répondant est localisé dans un courant prédéfini (avec un vocabulaire professionnel spécifique par exemple) ou émerge-t-il de sa subjectivité (en résonance avec son expérience) ou encore est-il produit au regard du contexte de communication (c’est-à-dire du contexte de la recherche universitaire, de l’interaction avec l’individualité du chercheur ou du lieu d’enregistrement).

Lors des entretiens, les répondants ont tendance à :

- adopter une attitude légitime (Denave, 2006), celle d’aimer son ancien travail de cadre (ex. 1C17) ;

- valoriser la continuité de leur parcours avec le coaching en termes de compétences et d’identité managériales (ex. 1C22), et donc éviter d’abonder dans le sens d’un vécu négatif quant à l’expérience de carrière et des organisations (1C16) ;

- se justifier de ne pas être le mauvais coach. C’est-à-dire celui qui se répare dans la relation contre-transférentielle avec le coaché, et qui s'illusionne dans la démarche

de sauver l'autre98 (ex. 1C1) ;

- faire valoir le coaching comme une démarche de développement personnel (ex. 1C15) couplée d’une promesse d’amélioration managériale en respect avec la subjectivité du coaché (ex. 1C8) ;

- vouloir transmettre leur expérience au (jeune) chercheur (l’enquêteur) et dire des choses pertinentes pour la recherche (y contribuer) (ex. 1C3) ;

- faire un bilan voire un exercice réflexif professionnel et personnel (ex. 1C12) ; - profiter de la confidentialité de l’entretien pour dénoncer des choses vécues ou

observées (ex. 1C9).

Les difficultés de la conduite de l’entretien et les problèmes inhérents au langage justifient une discipline de l’introspection du chercheur (2.).

2. La discipline de l’introspection

Notre étude se limite à une méthodologie testimoniale. L’entretien s’inscrit dans une intersubjectivité entre enquêtés (1/) et enquêteur (2/). Cela requiert un apprentissage. Décrire l'expérience subjective de l’enquêté est insuffisant. Cela implique un acte d’accueil suspensif inhabituel (Robert-Demontrond & Joyeau, 2007).

1/ Le chercheur peut accéder à la subjectivité des enquêtés s’ils se connaissent bien eux-mêmes et s’ils souhaitent parler. Or chez les coachs, un apprentissage réflexif fait partie de leur ‘formation’ (même s’il requiert des années et un investissement psychique et financier). De même que certains événements (naissance, voyage, rencontre) peuvent apparaitre cathartiques99 et initier un éveil introspectif. La sensibilité et l’acuité réflexives des répondants varient selon la durée et la qualité du travail sur eux-mêmes.

2/ L’enquêteur va essayer de capter le sens du comportement de l’enquêté à travers ce qu’il en dit. En amont de l’enquête de terrain, pour repérer les propos prédéterminés, il convient de se familiariser « avec les problèmes, les méthodes de résolution, les structures de connaissances du domaine étudié » (Robert-Demontrond & Joyeau, 2007, p. 40) ; à savoir : les discours convenus, les représentations communes (voire idéologiques) et les évidences du coaching.

98 Cette remarque fait référence au triangle de Karpman (1968). C’est un modèle assez répandu dans l’enseignement du coaching et souvent évoqué dans les discours des coachs. Il sert à l’analyse des relations interpersonnelles, voir par exemple Vergnaud et Blin (1987).

99 ‘Catharsis’ est un mot grec signifiant ‘purification, purgation’, utilisé initialement par Aristote pour désigner l’effet produit chez le spectateur par la tragédie (Laplanche & Pontalis, 2004).

Pendant l’entretien, une posture naïve et des relances (demandes d’explicitation) permettent de cibler et d’éviter certains non-dits, ou de réduire le non-exprimé ou « l’écart entre le réel et l’information transmise par l’enquêté » (ibid., p. 43). Ce n’est pas seulement de l'eirôneia socratique (feindre de ne rien savoir tout en pilotant les questions correctement). C’est aussi vérifier quel sens l’interlocuteur investit dans son propos lorsqu’il raconte des situations confuses ou lorsqu’il utilise des homonymes. D’autres options sont possibles comme revenir sur une question ou reposer la question principale (ex. "qu’est-ce qui vous a amené(e) à devenir coach … ?"), ou bien être confrontant.

Les techniques de questionnement ne permettent pas toujours de capter ce qui se joue dans le devenir coach des répondants. Il importe de s’intéresser à des signes extérieurs (des émotions, des éléments de langage récurrents, des fuites, etc.). Et plutôt que de prétendre les décoder, il s’agit de tenter d’en interpréter les dimensions implicites. Cela requiert un bagage réflexif chez l’enquêteur100.

Le non-verbal n’apparaît pas seulement comme un outil de décodage de l’interlocuteur. Le corps en général est un média important lors du travail de terrain (Laude et al., 2012; Vignon, 2013). Comme une ressource, le corps alimente les « savoir-voir, savoir-faire et savoir-dire, incarnés et inconscients, mais qui soutiennent le jeu des évidences sensibles et pratiques » (Cefaï, 2010, pp. 29–30) :

« Le corps de l’enquêteur est l’organe de captation, d’articulation et de figuration du sens qui s’inscrira dans le corpus des données. [...] Plaque sensible, surface d’impression des événements et des rencontres sur le terrain, il est le lieu d’une percolation et d’une distillation de significations, qui, extraites petit à petit en cours d’enquête, cristallisent après coup dans l’inscription du récit descriptif » (ibid.).

En plus des données collectées, nous avons déployé des outils de pré-analyse (C.).