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Dans le tourbillon de la Tourtonnelaan, en direction de Belenzinho

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 134-144)

LE DERNIER ARRIVÉ SERA L’IMMIGRANT : ANCIENS ET NOUVEAUX ÉTRANGERS

1. Dans le tourbillon de la Tourtonnelaan, en direction de Belenzinho

Dans la soirée du dimanche 19 août 2012, je marchais à Paramaribo sur la Verlendge Mahonylaan, en direction de Belenzinho (Klein Belém), la zone où les Brésiliens sont concentrés, comprenant le périmètre entre la Tourtonnelaan, l’Anamoestraat, la Copernicusstraat, la Princessestraat et la Shietbaanweg181. Il faisait encore clair et, dans le ciel, un délicat filet de lune croissante commençait à apparaître, indiquant que le Ramadan arrivait à sa fin et qu’allait alors commencer un mois de fête, de commémoration et de rupture du jeûne pour les Musulmans.

Comme sur la Verlengde, le trottoir n’était pas goudronné, je marchais donc soit sur la terre qui recouvrait la piste, quand il n’y avait pas de flaques dues aux dernières pluies, soit sur l’asphalte de la route, quand il n’y avait pas de véhicules, ce qui me permettait de moins me préoccuper d’où je mettais les pieds, et ainsi d’observer l’horizon. Un petit restaurant, le Rita’s Roti Shop, fermé, affichait sur sa devanture le dessin d’un roti, sorte de pain indien, rond et plat, à base de farine de blé et servi avec du poisson, des légumes ou du poulet, une spécialité culinaire hindustani. Plus loin, d’un véhicule stationné sur le « trottoir » émanait de la musique évangéliste en portugais et, juste après, une église catholique (fermée) sonnait les cloches. Sur la piste et la zone latérale, de nombreux chiens, venant certainement des maisons avoisinantes, erraient dans la rue, établissant entre eux des relations de pouvoir et de territoire différentes

180 Bien que les nouveaux immigrants soient constitués de Brésiliens, de Chinois et de Guyaniens, je m’intéresse uniquement aux deux premiers parce qu’ils sont en interaction dans les zones d’orpaillage où les Brésiliens sont les garimpeiros et les Chinois les commerçants leur fournissant le nécessaire.

181 Certains Brésiliens utilisent le terme de manière plus restreinte, faisant référence uniquement à la portion de l’Anamoestraat comprise entre la Plutostraat et la Copernicusstraat, ce que j’appelle le « cœur de Belenzinho ».

des relations interethniques que leurs maitres établissent entre eux, balisées par les stéréotypes de chaque communauté d’origine et consolidées dans les groupes ethnoculturels publiquement reconnus.

En arrivant à l’angle de la Tourtonnelaan, j’ai pris à droite et ai suivi cette rue en direction du nord, vers Belenzinho. De nombreux commerces étaient ouverts. En face de l’un d’eux, j’observais une affiche lumineuse écrite en chinois et trois hommes, apparemment d’origine chinoise, qui discutaient dans une langue qui m’était inconnue, mais qui résonnait comme du… chinois. Selon la configuration stéréotypée de la société surinamienne, rapportée par les propres Surinamiens et par les Brésiliens, qui associent l’origine ethnique avec des comportements prédéterminés, les commerces qui ouvrent le dimanche appartiennent à des Chinois. Ces derniers gardent leurs petits commerces ou leurs grands magasins ouverts tout le week-end jusque tard dans la nuit.

Dans la rue, des passants discutaient en Sranantongo. Après le Tulipe — un grand supermarché fréquenté par des personnes de diverses origines, et qui était fermé —, j’ai aperçu un magasin de vêtements, Pantalon, encore ouvert, tout me laissait penser qu’il s’agissait d’un magasin chinois. Les propriétaires étaient, en effet, des Chinois récemment immigrés. Parmi les articles exposés, en plus des habits de marques connues dans le monde entier, on trouvait un grand nombre de vêtements destinés à la clientèle brésilienne : des sandales, des bermudas ou encore des chemises (certaines faisant allusion au Brésil). Comme certains Brésiliens ont vu leur pouvoir d’achat augmenter grâce à leur activité aurifère, les commerces de cette partie de la Tourtonnelaan en sont venus à proposer divers produits qui leur sont directement destinés. Alors que je m’approchais de Belenzinho, les signes manifestant la présence de mes compatriotes devenaient de plus en plus nombreux et visibles.

De l’autre côté de la rue, une affiche lumineuse annonçait : « open » — un autre magasin chinois. Dans celui-ci, d’autres produits destinés aux Brésiliens : un drapeau du Brésil, des sandales, des jupes en jean s’arrêtant mi-cuisses — ce qui est court pour le standard vestimentaire des Surinamiens — et des débardeurs. Les petites boutiques aux noms écrits en alphabet latin étaient fermées.

Puis, une voiture passe, avec de la bubbling music (genre musical populaire très écouté au Suriname) à fond. Obsédé par ma lecture ethnoculturelle des choses, j’ai alors

vérifié s’il s’agissait bien de Créoles, comme je me l’imaginais. À cette occasion, j’ai alors pu remarquer que les clichés (dangereux pour les préjugés qu’ils induisent) avaient déjà contaminé mon regard, à l’instar de nombreux Surinamiens avec qui j’ai discuté et qui ont fait preuve d’une vision caricaturale pour déterminer, à partir de la physionomie et de certaines caractéristiques comportementales apparentes, l’origine des personnes.

À l’angle de l’Arnoldstraat (l’entrée donnant sur cette rue), se trouve l’Église Baptiste Rénovée de Langue Portugaise (Igreja Batista Renovada na Língua Portuguesa, une des

« Églises de Brésiliens ») ; à l’angle opposé (avec l’Orionstraat), je vois une autre boutique ouverte, avec des produits destinés aux Brésiliens et un nom écrit en chinois ; puis, à côté de celle-ci, se trouve le Gopie Market, fermé, dont le propriétaire est hindustani et vend une grande variété de fruits et légumes.

Au coin de rue suivant se trouve un marché chinois, ouvert ; un magasin fermé indiquant en Sranantongo « Sranan fowru » (« poulet du Suriname »), qui est hallal, autrement dit adressé à la clientèle musulmane ; et, en face, une boucherie ouverte, la Slagerij Asruf (« Boucherie Asruf », en néerlandais). Sur la façade de cette dernière, on peut observer deux détails : un petit écriteau, informant que les produits vendus sont hallal, et le slogan « Viande de Qualité ! » écrit en portugais, entre le drapeau du Brésil d’un côté et celui du Suriname de l’autre (figure 1). En moyenne, les Brésiliens ont l’habitude de consommer plus de viande que les Surinamiens et cette boucherie se situe à proximité de Belenzinho, d’où l’intérêt, pour le propriétaire, un Hindustani musulman, de les attirer avec le slogan et le drapeau.

Figure 1 : Slagerij Asruf (Boucherie Asruf), à Paramaribo. Sur le panneau, un slogan en portugais (« Viande de Qualité ! ») et le

drapeau du Brésil.

Je croise également un couple et leur petite fille se promenant paisiblement sur le

« trottoir » : lui, en bermuda, tongs et débardeur, elle, avec une veste en jean décolletée sur les épaules et un bermuda. Au Suriname, c’est là le stéréotype des vêtements propres aux Brésiliens. Je me suis alors souvenu d’une conversation que j’avais eue avec un Surinamien qui voulait connaitre le Brésil et qui m’avait dit que, quand il irait là-bas, ce serait en tongs, bermuda et débardeur, afin de ne pas passer pour un étranger. Or, une fois arrivé à la hauteur de la famille qui se promenait, j’ai pu les entendre parler en portugais. Encore un cliché qui se confirmait.

À l’angle de la Grietjebiestraat (la porte d’entrée donnant sur cette rue), je tombe à nouveau sur une « Église de Brésiliens », la Dieu est Amour. Puis, après avoir passé une station-service, je me retrouve face à une plaque qui indiquait « Waldo’s Worldwide Travel Service », et qui précisait en portugais « Agence de Voyage ». Les autres informations étaient écrites en néerlandais, en portugais et en anglais (figure 2).

Comme la société avait été créée par un Brésilien qui voulait atteindre une large clientèle, il avait diversifié ses langues de communication en fonction des groupes qu’il

souhaitait cibler : les Surinamiens (néerlandais), les Brésiliens (portugais) et les autres étrangers (anglais).

Figure 2 : Waldo’s Worldwide Travel Service, sur la Tourtonnelaan (Paramaribo), dont la plaque donne des informations en anglais, en portugais et en néerlandais.

Je suis ensuite passé devant deux hôtels : le Continental Apartamenten et le MStar.

Ce type de nouveaux hôtels, plutôt sophistiqués, est apparu dans cette zone de la Tourtonnelaan à partir de 2010, très certainement du fait de l’agitation financière croissante générée par les garimpeiros brésiliens.

Plus loin, le terme javanais Warung (Restaurant) indiquait un restaurant traditionnel javanais dans lequel se trouvait un groupe de jeunes surinamiens d’origine javanaise — probablement les propriétaires qui habitent là puisque le restaurant était fermé. Sous le nom était précisé que la nourriture était hallal, la clientèle étant majoritairement javanaise et musulmane.

À quelques pas de là, la Tourtonnelaan, jusque-là très calme, se transforme et s’agite de manière vertigineuse : intense trafic routier, beaucoup de monde dans la rue et de la musique, de la frénésie. Je croisais des gens sur le « trottoir », adossés aux murs,

discutant en portugais et parlant fort, ainsi que des vendeurs de churrasquinho182. J’arrivais au cœur de Belenzinho, l’âme de la communauté brésilienne de Paramaribo.

Une voiture est passée, faisant raisonner de la tecnobrega — musique très populaire à Belém — et, malgré la cacophonie ambiante, la timide lune croissante continuait de briller sur ma gauche, me rappelant que le Ramadan était terminé et que demain serait un jour férié dans tout le pays.

Après le pont traversant le canal de la Plutostraat, la Tourtonnelaan change de nom.

En termes surinamiens, le pont marque la fin de l’avenue et le début de l’Anamoestraat ; en termes brésiliens, il marque le début de la zone la plus brésilienne de Paramaribo : la partie de l’Anamoestraat qui va de la Plutostraat à la Copernicusstraat (figure 3), dont les points de référence sont le Supermercado Transamérica, la Churrascaria Petisco, l’Hotel Cactus et le Bar do Bigode. Faisant fi du dispositif de nomination surinamien, les Brésiliens continuent d’appeler cette avenue la Tourtonnelaan.

Figure 3 : Belenzinho (désigné par les pointillés bleus et dont le contour représente 3,8 km) zone où se concentrent les Brésiliens de Paramaribo (GOOGLE MAPS, 2014).

182 Petits morceaux de viande en brochette cuits dans des petits barbecues installés en face des établissements, de manière à ce que l’odeur de la viande grillée attire la clientèle.

2. Belenzinho

Occupant dans un premier temps les zones d’orpaillage du fleuve Lawa et ayant peu de contact avec la capitale du pays, à partir des années 1990, les garimpeiros brésiliens se sont installés dans cette zone de Paramaribo, et c’est alors que Belenzinho est devenu l’espace de référence des Brésiliens.

Centré autour de l’activité aurifère, cette zone s’est rapidement présentée comme un pôle économique important. Ainsi, l’interaction entre les Brésiliens et « les nouveaux Chinois » est avant tout due à des intérêts économiques communs. Les premières initiatives des commerçants chinois visaient à fournir des produits aux Brésiliens et c’est dans cette perspective qu’ont été ouverts les magasins sur la Tourtonnelaan et l’Anamoestraat. En peu de temps, des Surinamiens d’autres groupes ethnoculturels ont aussi installé des commerces dans cette zone, profitant de cet élan économique. Par exemple, le supermarché de référence pour l’ensemble des Brésiliens de Paramaribo, le Supermercado Transamérica, a été créé par (et appartient à) un Surinamien hindustani, évoqué comme le premier entrepreneur du Suriname à avoir entrevu le pouvoir d’achat des Brésiliens. En 1999, ce supermarché était déjà cité par ces derniers comme un point de repère pour s’orienter dans la ville, de même que le Bar du Bigode, également tenu par un Hindustani. Comme le terme Belenzinho n’était pas encore très utilisé, la mention au Transamérica était alors récurrente pour indiquer la localisation de cette zone. Au cours d’une de mes premières conversations avec un Brésilien habitant Paramaribo, celui-ci me demande :

-Tu loges près du Transamérica ? -Transamérica ?

-Oui, le supermarché où l’on trouve des choses du Brésil, près du bar du Bigode.

Comme il était clair que je ne connaissais pas cet endroit visiblement connu de tous, il ajoute :

-Là où il y a des Brésiliens.

Même si le Transamérica (figure 4) n’appartient pas à un Brésilien, l’offre de produits brésiliens et le fait que le portugais y soit parlé par les employés, eux-mêmes brésiliens, en fait, aujourd’hui encore, un lieu de rendez-vous pour les Brésiliens. Sa devanture est ainsi le point de rencontre des Brésiliens qui, dans la journée, la fréquentent pour décider du prochain lieu de travail, pour échanger des informations sur les meilleures zones d’orpaillage et sur la « rumeur de l’or » (fofoca183 en portugais), ou simplement pour discuter et définir le programme de la soirée (fête, bar, événement, etc.).

Figure 4 : Le cœur de Belenzinho sur l’Anamoestraat, à Paramaribo. À gauche, le Supermarché Transamérica ; à droite, l’Hôtel Cactus.

183 La « rumeur de l’or » (en portugais : fofoca do ouro) est une expression récurrente chez les garimpeiros. Elle désigne à la fois la diffusion de l’information sur la production d’or d’une mine et l’agitation générée sur les lieux par l’arrivée des garimpeiros et des commerçants. La propagation de « la rumeur de l’or » est un élément fondamental pour le roulement des travailleurs sur les zones d’orpaillage et le dynamisme de la vie des corrutelas (petits villages improvisés sur les zones d’orpaillage sur lesquels je reviendrai dans les chapitres suivants). Les rumeurs dont les garimpeiros sont en train d’aller a une zone d’orpaillage servent d'incitation pour que d’autres fassent le même. Une autre manière utilisée est rejoindre le terme « fofoca » au nom du lieux qui produit or : la « la rumeur de Dorlin » (a fofoca de Dorlin), par exemple. D’autres travaux ont déjà abordé la « rumeur de l’or », dont : CLEARY, David. A garimpagem de ouro na Amazônia – uma abordagem antropológica. Rio de Janeiro : UFRJ, 1992.

Les données statistiques publiées en 2006 par l’ABS Suriname montrent que, en 2004, Belenzinho était déjà la principale zone de concentration des Brésiliens à Paramaribo. Les chiffres font état de la distribution des langues dans les différents quartiers, en se basant sur les réponses à la question suivante : quelle langue est la plus parlée dans l’univers domestique184 ? En ce qui concerne le portugais, le tableau désigne Belenzinho : en plus d’être l’entrée dans le cœur de la zone, le pont surplombant le canal de la Plutostraat constitue le lieu de passage du quartier Rainville au quartier Blauwgrond — les deux quartiers où l’on parle le plus portugais à la maison (figures 5 et 6). Comme la présence de personnes venues d’autres pays lusophones est imperceptible, on présume que la langue portugaise est parlée exclusivement par des Brésiliens.

Figure 5 : La langue portugaise dans les quartiers de Paramaribo (graphique élaboré à partir des données recueillies sur ALGEMEEN BUREAU VOOR DE STATISTIEK IN SURINAME, 2012).

184 ALGEMEEN BUREAU VOOR DE STATISTIEK IN SURINAME/CENSUSKANTOOR. Seventh General Population and Housing Census in Suriname. Census 2004 Coverage Evaluation, op. cit., p. 26.

Figure 6 : Quartiers de Paramaribo où l’on parle le plus portugais. En bleu, la localisation approximative de Belenzinho (carte élaborée à partir des données recueillies sur ALGEMEEN

BUREAU VOOR DE STATISTIEK IN SURINAME, 2012).

En 2004, l’ambassade brésilienne de Paramaribo a estimé que le nombre total de Brésiliens résidant au Suriname variait entre 15.000 et 20.000 personnes (en situation régulière ou irrégulière). Mais ce chiffre est controversé : entre 2002 et 2005, diverses sources, dont la Coopérative de Garimpeiros du Suriname, ont divulgué des chiffres allant de 8.000 à 60.000 personnes. En ce qui concerne la seule capitale, les chiffres sont plus rapprochés : entre 1.000 et 4.000 personnes. En 2004, 5.822 Brésiliens étaient recensés et, selon l’ABS Suriname, les estimations qui indiquent des chiffres bien supérieurs sont dues à la surrépresentation des Brésiliens dans des zones spécifiques de Paramaribo, comme Belenzinho185.

185Ib., p. 26-27.

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