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Émeutes d’Albina : l’équilibre imaginé

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 71-75)

LA MOSAÏQUE SOCIALE: LES GROUPES ETHNOCULTURELS DU SURINAME

4. Émeutes d’Albina : l’équilibre imaginé

Le 24 décembre 2009 a été marqué par des confrontations entre Brésiliens et Noirs Marrons au nord-est du Suriname, dans la ville d’Albina, située sur la rive du fleuve Maroni, face à la ville guyanaise de Saint-Laurent-du-Maroni. Selon le point de vue des

93 ROSA RIBEIRO, A construção da nação (pós-)colonial : África do Sul e Suriname, 1933-1948, op. cit., p.

506-507.

Brésiliens, un Noir Marron, habitant de la ville, était renommé pour ses provocations.

Ce jour-là, dans la matinée, il a agressé un Brésilien dans un bar et celui-ci, armé d’un couteau, l’a blessé et a pris la fuite. Du fait de la gravité de sa blessure, le Surinamien a été transporté à Saint-Laurant-du-Maroni, où il est décédé dans l’après-midi. La communauté Noir Marron d’Albina, révoltée, a commencé à injurier les Brésiliens, et l’agitation s’est généralisée. Ces derniers se sont alors réfugiés dans l’hôtel où ils avaient l’habitude de loger, mais la foule a rapidement envahi l’hôtel et les a agressés avec des bouts de bois, des pierres et des armes blanches ; ils ont fini par brûler l’hôtel, une station-essence, et ont pillé et brûlé un supermarché qui appartenait à un Chinois.

Cette histoire a, en réalité, était le prétexte pour un règlement de compte avec les garimpeiros brésiliens et autres individus liés à l’orpaillage : le commerce chinois qui fournissait des produits de consommation courante et qui était particulièrement fréquenté par les garimpeiros ; l'hôtel où ceux-ci dormaient et qui appartenait aussi à un Chinois ; ou encore la station-essence qui ravitaillait en carburant les pirogues utilisées pour l’orpaillage. Par ailleurs, bien que les attaques se soient concentrées dans le secteur de la ville où les Brésiliens résidaient, la peur s’est propagée dans différentes zones minières où vivaient des Brésiliens. Les récits rendent compte d’autres violences : des vols d’or et d’argent de garimpeiros mais aussi des viols de Brésiliennes.

Suite aux évènements, les Brésiliens se sont réfugiés sur le fleuve Maroni, dans les bois ou à Saint-Laurent-du-Maroni, et aucun décès n’a été signalé. Le jour suivant, la police et l’Armée surinamiennes sont arrivées à Albina et ont amenés les Brésiliens à Paramaribo, laissant alors la ville dépourvue d’une de ses principales activités économiques : les services liés à l’activité d’orpaillage.

Trois jours après les évènements, le 27 décembre 2009, ainsi que le premier janvier 2010, l’Armée de l’Air brésilienne (Forças Armadas Brasileiras) a effectué des vols de Paramaribo vers Belém, afin de rapatrier ceux qui désiraient quitter le Suriname. Au total, 36 personnes ont embarqué sur ces vols. En juillet 2011, un an et demi après les conflits, on ne trouvait plus aucune trace de ceux-ci : le commerce des Chinois et la station-essence fonctionnaient à nouveau normalement ; l'hôtel avait été reconstruit ; les pirogues étaient amarrées le long des rives du Maroni et les canotiers se disputaient pour être choisis par les clients (Brésiliens, Surinamiens et Guyanais) (figure 10). Tout se déroulait comme si rien ne s’était passé.

Figure 10 : Pirogues et passagers sur la plage du fleuve Maroni, à Albina — lieu de passage pour se rendre à Saint-Laurent-du-Maroni —, en 2011.

Après les émeutes, la presse et les autorités brésiliennes ont cherché à comprendre la situation. Les articles de journaux parus au Brésil ont abordé le sujet de manière simplifiée et dichotomique, parlant d’une communauté « tribale », presque « sauvage », qui attaquait les Brésiliens désarmés, sans ressources ; et de Brésiliens rustres, destructeurs de l’environnement et usurpateurs des richesses du pays voisin. Ils ne disaient presque rien de la convivialité entre Brésiliens et Noirs Marrons ou de leurs intérêts communs dans la recherche d’or.

Bien que les attaques aient été perpétrées contre des étrangers — Brésiliens et Chinois —, le cas exige qu’on l’aborde avec beaucoup de tact. Comment un tel antagonisme communautaire a pu voir le jour dans une société basée sur l’équilibre et sur le respect supposés entre les différentes communautés qui la composent ? Même si, au Suriname, la convivialité et la réciprocité entre Brésiliens et Noirs Marrons existent depuis les années 1990, du fait des intérêts communs pour l’orpaillage, l’évènement est emblématique parce qu’il révèle des tensions qui existent dans cette société.

Ces violences intercommunautaires rappellent les conflits qui ont éclaté, en 2000, à El Ejido, en Espagne, et dont le point de départ avait été le meurtre d’une jeune espagnole par un Marocain. Cela avait exacerbé les tensions ethniques et avait débouché sur des violences racistes et xénophobes, de la part des habitants locaux

envers les immigrés marocains. Fatima Lahbabi (2003), montre que le meurtre en lui-même n’a été que l’élément déclencheur des violences ; il n’a fait que raviver des tensions déjà existantes entre Espagnols et immigrés marocains ; autrement dit, le meurtre n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase94. Vu les proportions atteintes par les vagues de violence à l’encontre des immigrés, le gouvernement espagnol est intervenu pour faire cesser les agressions, agissant alors à l’encontre des réactions de la population locale dont la haine était à son apogée95.

Une autre situation emblématique a été les émeutes survenues à New York le 19 août 1991, qui ont eu pour élément déclencheur un accident de la route, dans lequel un conducteur juif a renversé un enfant, dont les parents étaient guyaniens. La situation a dégénérée en confrontations entre la communauté newyorkaise caribéenne et la juive, faisaint ainsi apparaitre les fractures et les désaccords présents dans cette société basée sur le modèle multiculturel96.

Je plonge plus en détail dans ces émeutes pour penser l’arrière plan sur lequel sont basés les conflits d’Albina et mieux comprendre pourquoi ils sont arrivés à tel degré dans une société qui prône le respect entre les différentes communautés qui la composent. Le scénario et le contexte de l’Espagne et de New York sont fort différents de ceux du Suriname ; cependant, on retrouve quelques similitudes et la comparaison nous permet d’analyser la tension latente et l’équilibre imaginé dans l’idéologie de l’apanjhat (j’y reviendrais plus en détails juste après).

Dans une société qui reconnaît la légitimité de la séparation ethnique entre les communautés ethnoculturelles, il est difficile d’évoquer publiquement l’existence du racisme, même dans le conflit d’Albina. Mentionner ouvertement un certain racisme est d’autant plus délicat que les groupes politiques, légitimement constitués, brandissent le drapeau de la défense de leur communauté ethnico-raciale afin de récolter des votes et d’avoir une représentativité politique. C’est donc certainement pour cette raison que les instances gouvernementales du Suriname qui se sont

94 LAHBABI, Fatima. L’immigration marocaine en Andalousie. Thèse de doctorat, 352 p. Toulouse, Université de Toulouse le Mirail, 2003.

95 Ib.

96 BORDREUIL, Jean Samuel. Anatomie d’une émeute inter-ethnique : Crown Heights, New York, 19 août 1991. In : BORDES-BENAYOUN, Chantal (éd.). Les juifs et la ville. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2000, p. 105-119.

prononcées sur le sujet n’ont parlé que de la violence des Noirs Marrons et de la nécessité d’adopter des mesures pour répondre aux problèmes économiques et humanitaires causés par les émeutes : le jour suivant (le 25 décembre), la police a procédé à 35 arrestations et a initié des recherches pour punir les responsables de pillages, déprédations, violences sexuelles, etc. Contrairement à ce qui s’est produit en Espagne, au Suriname les déclarations officielles n’ont donc pas souligné l’exacerbation du racisme ou de la xénophobie. Est-il possible de parler de racisme et de xénophobie dans une société qui repose sur un équilibre supposé entre différentes communautés ethniques ?

Dans leurs commentaires sur le conflit d’Albina, les médias se sont attachés à souligner la temporalité de la réaction des Noirs Marrons, en la classant comme une révolte ponctuelle, sans passé ni futur et essentiellement liée à leurs culture et tradition. Ces analyses, à l’instar des discours politiques officiels, n’ont pas interviewé l’insatisfaction et les désalignements dans l’équilibre imaginé entre les communautés d’origine, ce qui aurait sans doute mis en péril la légitimité des groupes politiques qui dirigent le pays et qui se basent sur la division harmonieuse de la représentativité du pouvoir entre les communautés.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 71-75)