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Apanjhat versus nationalisme

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 84-92)

LA MOSAÏQUE SOCIALE: LES GROUPES ETHNOCULTURELS DU SURINAME

6. Apanjhat versus nationalisme

6.1. La place accordée aux stéréotypes ethnoculturels surinamiens

Souvenons-nous comment les affrontements d’Albina avaient mis en lumière les tensions préexistantes entre les communautés surinamiennes. Cette histoire, à l’instar de bien d’autres, s’appuie sur les stéréotypes attribués à chaque groupe. Dans la vie courante, des comportements et personnalités-types sont attribués aux individus selon leur groupe d’origine, ce qui s’accompagne d’une naturalisation des différences dites raciales.

Pour leur part, les Brésiliens sont le plus souvent perçus comme des garimpeiros et des prostituées, des individus violents, audacieux et aptes au travail difficile, comme si ces caractéristiques faisaient partie de leur « nature » physique et psychologique. Il n’est donc pas surprenant que les Brésiliens dénoncent fréquemment le poids de ces stéréotypes dans les administrations publiques. La police surinamienne, par exemple, fait l’objet de fréquentes plaintes du fait de la partialité des policiers traitant parfois les Brésiliens comme des criminels et/ou des personnes stupides.

À l’inverse, beaucoup de Surinamiens s’accordent pour dire que le groupe ethnoculturel le plus favorisé du pays est celui des Hindustani. En effet, ceux-ci prédominent notamment dans les domaines économique et politique. C’est par exemple ce que me disait Paulo (25 ans, chauffeur de taxi, catholique, interviewé dans 2012), tout en évoquant son appartenance « raciale » au groupe créole et en me montrant parfois la couleur de ses bras en guise de « preuve ». Il complète ensuite sa liste des groupes les plus aisés et y ajoute les Chinois, parce qu'ils ont le commerce, et

114 HOBSBAWN, Mass-producing traditions : Europe, 1870-1914, op. cit., p. 265.

les Brésiliens, parce qu’ils travaillent dans l’orpaillage. Toujours selon lui, les autres groupes ont un pouvoir économique moyen : Créoles (comme lui), Javanais, Indigènes et Noirs Marrons.

Faisant écho aux propos d’autres Créoles, il précise que ces derniers sont régulièrement discriminés par les Hindustani, tandis qu’ils n’ont pas de problèmes avec les autres groupes (les Javanais, par exemple). Une manifestation de ces discriminations réside dans les interdictions matrimoniales : le plus souvent, les Hindustani s’opposent au mariage des jeunes femmes de leur groupe avec un Créole.

Alors que nous passions le pont qui traverse le fleuve Suriname (dans Paramaribo), Paulo me raconte que certaines jeunes femmes Hindustani se suicident en se jetant de ce pont (comme cela se produit sur le pont Golden Gate, de San Francisco, aux États-Unis) parce que leur famille leur interdisent de flirter avec un jeune homme qui n’est pas de leur groupe. Il fait alors le parallèle avec les suicides fréquemment présents dans les films indiens de Bollywood115, à cause de l’interdiction du mariage entre castes différentes.

L'attribution de caractéristiques comportementales, morales et psychologiques aux autres groupes ethnoculturels est aussi perceptible dans les relations sociales surinamiennes : les Indigènes, par exemple, seraient enclins à l'alcoolisme, les Chinois à l'avarice, et les Noirs Marrons à la brutalité. Cette tendance à attribuer des valeurs différenciées pour chaque groupe, comme faisant partie de l’essence de chaque culture, n’est pas une exclusivité du Suriname, puisqu’elle est présente dans l’idée même du multiculturalisme. Milena Doytcheva corrobore cette affirmation quand elle détecte exactement ces caractéristiques dans l’ensemble des idées du culturalisme :

Le culturalisme est enfin un essentialisme. Il véhicule l’idée selon laquelle les cultures possèdent une essence, un caractère, voire une âme, à l’image des êtres vivants. Cette personnification de la culture est à la base de certaines versions de l’argument multiculturel d’après lesquelles, comme les plantes et les valeurs propre en raison de laquelle elles sont dignes de protection. Cette métaphore organique montre pourtant vite ses limites. Ne formant pas des ensembles cohérents et homogènes, la culture n’a pas non plus d’existence propre

115 Industrie cinématographique Indiana basée à Mumbai (ancienne Bombay).

et, par conséquent, ne peut être appréhendée en dehors des individus et des cadres sociaux qui l’incarnent116.

6.2. Les défis face auxquels se trouve l’apanjhat

De manière semblable aux dilemmes auxquels font face d’autres pays dans lesquel sont appliquées des politiques multiculturelles117, la configuration de la société surinamienne à partir du modèle de l’apanjhat la place face à deux défis majeurs. Le premier réside dans le fait que la reconnaissance officielle des communautés par l’État implique la formation de partis politiques corporatifs qui cherchent avant tout à défendre les intérêts du groupe ethnoculturel qu’ils représentent. Si cette structure partisane permet aux communautés minoritaires d’avoir des représentants qui combattent leurs intérêts au Gouvernement (à l’instar des Noirs Marrons), elle permet également que le groupe numériquement le plus important maintienne sa domination de la scène politique. Or, cette logique, dans laquelle prédomine l’appartenance

« raciale », permet en retour de masquer les différences socio-économiques qui existent à l'intérieur d’un même groupe ethnoculturel — l’élite économique Hindustani, par exemple, se vante de défendre les intérêts communs de tous les Hindustani, en camouflant les écarts sociaux et économiques118.

Le discours officiel qui présente l’idéologie de l’apanjhat comme un principe de défense de l’équilibre et de l’harmonie, camoufle ainsi des intérêts politiques et de pouvoir. Georg Simmel met en évidence l’incongruité de ce type de discours sur l’équilibre et l’harmonie sociale (comme c’est le cas avec l’apanjhat) qui tente d’éviter le conflit alors que celui-ci est pourtant une composante nécessaire des relations sociales dans la mesure où il permet de résoudre les différences en produisant une réorganisation des relations119.

116 DOYTCHEVA, Le multiculturalisme, op. cit., p. 103.

117 ROBIN AZEVEDO, Valérie (coord.). (Des)illusions des politiques multiculturelles. L’Ordinaire latino-américain, Toulouse, n. 204, mai-août 2006, 219 p.

118 Une excellente discussion sur les défis de la question ethnique et identitaire peut être trouvée dans l’ouvrage suivant : AGIER, Michel. La condition cosmopolite : l’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire. Paris : La Découverte, 2013.

119 SIMMEL, Georg. Le conflit. Paris : Circé, 1992.

Deuxièmement, comme je l’ai mentionné plus haut, la légitimation de la lutte pour des intérêts corporatifs par l’idéologie de l’apanjhat permet la suprématie d’un groupe ethnoculturel sur les autres et surtout ses tendances racistes. En arguant l’idéologie de l’apanjhat, la dénonciation de pratiques racistes devient presque impossible et le terme même de racisme perd de sa signification puisque, traditionnellement, chaque groupe défend ses propres intérêts face aux intérêts des autres. C’est ce que nous avons pu voir avec les commentaires qui ont suivi les émeutes d’Albina et qui ne mentionnaient en aucun cas un problème de racisme.

6.3. L’apanjhat : construction d’un modèle national ?

Pour Maria Stela de Campos França, la société plurielle surinamienne, basée sur les communautés ethnoculturelles, se serait mise en place sans processus de construction d’une société imaginée120. Selon cette auteure, les jeunes pays devraient passer par des stades successifs d’invention des traditions, pour se constituer finalement en nations.

Or, le Suriname, dont l’Indépendance est survenue tardivement (en 1975), serait, toujours selon elle, au début de ce chemin conduisant à la construction d’un nationalisme et à l’établissement de la nation proprement dite.

De son côté, Eric Hobsbawn souligne que les nations ont été créées à partir de l’invention de la tradition de la nation et d’un peuple121. Roy Wagner va au-delà de cette idée, en précisant que nous ne sommes pas uniquement responsables de l’invention des traditions des nations mais aussi de celle des producteurs de la culture et de la culture elle-même122. En reprenant ces auteurs, il nous semble que, contrairement au modèle avancé par Maria Stela de Campos França, les nations ne marchent pas forcément vers un modèle idéalisé d’homogénéisation. Ainsi, au Suriname, la tradition nationale inventée se base, non pas sur l’idée d’une nation homogénéisée mais sur des groupes ethnoculturels imaginés, idéalisés comme homogènes. L’invention de communautés spécifiques, uniformisées et homogénéisées

120 CAMPOS FRANÇA, Apanjaht : a expressão da sociedade plural no Suriname, op. cit.

121 HOBSBAWN, Mass-producing traditions : Europe, 1870-1914, op. cit.

122 WAGNER, Roy. A invenção da cultura. São Paulo: Cosac Naify, 2010.

(pour le moins dans l’imaginaire) vient alors s’opposer au modèle d’un nationalisme uniformisant anti-communautaire et, donc, « anti-apanjhat ». Ainsi, au Suriname, on n’assiste pas à une absence de construction d’une société imaginée ou au manque d’invention de tradition, mais plutôt à l’absence d’une seule et unique communauté hégémonique qui incarnerait une nation imaginée. Ici, la construction de la nation repose donc sur l’invention d’une tradition basée sur différents groupes ethnoculturels.

On peut alors s’interroger sur les raisons pour lesquelles la construction de la nation surinamienne a suivi ce modèle plutôt que l’autre.

À la différence des autres pays d’Amérique Latine, où, après l’Indépendance, les descendants de colons européens, nés dans les colonies, ont constitué une certaine élite économique et ont mené le processus d’émancipation politique, la grande majorité de l’élite coloniale du Suriname — les Néerlandais — ont quitté le pays l’année-même de l’Indépendance. De ce fait, le Suriname s’est alors retrouvé entre les mains des autres groupes le constituant. Or, comme je l’ai précisé plus haut, aucun des groupes ethnoculturels ne constitue une majorité (soit plus de 50% de la population), il n’y a donc pas de « Surinamien-type » qui pourrait incarner le « modèle à suivre » et/ou l’identité nationale. Cependant, les Créoles cherchent à incarner ce « Surinamien-type », en classifiant les Hindustani, Javanais et Chinois dans la catégorie des

« Asiatiques », autrement dit celle de l’étranger. En ce sens, le Créole représenterait le Surinamien « enraciné » tandis que les autres, de par leurs origines asiatiques, auraient un niveau moindre d’appartenance au pays. Ainsi, l’actuel gouvernement, dirigé par le NDP, parti soutenu principalement par des Créoles, tente de promouvoir des valeurs qui seraient fondamentalement surinamiennes — l'exemple le plus significatif est le fait que le Sranantongo ait été élevé au rang de symbole national123.

123 Le président Desiré Delano Bouterse remplit actuellement son second mandat. Entre 1980 et 1987, il a été le président du Suriname, quand le pays était sous régime militaire. Durant cette période, il a impulsé les premières initiatives afin de promouvoir la culture surinamienne (avec le probable défi de la définir) : création du Ministère de la Culture ; obligation de chanter l’hymne national quotidiennement dans les écoles (CAMPOS FRANÇA, Apanjaht : a expressão da sociedade plural no Suriname, op. cit.) ; et création de la version officielle de l’hymne national en Sranantongo.

6.4. L’apanjhat face au nationalisme

L’idéologie du NDP est celle d’un nationalisme de gauche défendant la lutte des classes. Rappelons que ce groupe politique avait déjà pris le pouvoir une première fois, lors du coup d’État du 25 février 1980. Il a avait alors, à ce moment-là, provoqué des oppositions qui, contre ce nationalisme, défendaient la lutte contre le chômage et les inégalités, tout en les articulant avec les dynamiques communautaires (l’apanjhat).

Aujourd’hui, l’apanjhat représente un obstacle à l’expansion de la base de soutien du parti au pouvoir. En effet, l’apanjhat constitue un champ politico-idéologique opposé au groupe qui dirige le pays. En ce sens, le modèle de vote idéologique nationaliste s’oppose au principe du vote ethnico-communautaire.

Le modèle d’une société uniforme et homogène (anti-apanjhat) a également été utilisé à d’autres fins. C’est par exemple le cas de la Déclaration officielle de paix de 1992, rédigée suite aux accords entre les forces gouvernementales, les groupes qu’elles soutenaient et le groupe guérillero Noir Marron (le Jungle Commando), et qui a mis officiellement fin à la guerre civile. En même temps, cette déclaration a aussi supprimé la reconnaissance de l’accès à la terre par les groupes Noirs Marrons qui vivaient pourtant sur ces terres depuis les accords signés au XVIIIème siècle entre Noirs Marrons et colonisateurs néerlandais, et qui reconnaissaient leur autonomie. La justification principale de cette suppression du droit des Noirs Marrons sur leurs terres a alors été la loi républicaine fondée sur un traitement égalitaire de tous les citoyens et sur la suprématie des intérêts nationaux sur les droits spécifiques à chaque groupe ethnoculturel124.

En cherchant à définir des typologies pour mieux comprendre les champs politico-idéologiques qui s’affrontent, et en suivant l’instrument heuristique wébérien de création d’idéaux-types, on peut résumer de la façon suivante : un premier champ — représenté en politique par l’orientation (ou le discours) qui défend un nationalisme de gauche, l’intégration du Suriname à l’Amérique Latine et aux Caraïbes, ainsi que

124 PRICE, Richard. Les premiers temps : la conception de l’histoire des Marrons saamaka. La Roque d'Anthéron : Vents d’ailleurs/Ici & Ailleurs, 2013.

l’universalisation du traitement réservé aux Surinamiens — s’affronte à un autre champ, dont l’orientation (ou le discours) défend le développement économique, les relations avec les Pays-Bas et l’équilibre, basé sur l’apanjhat, entre les diverses communautés ethnoculturelles qui constituent le Suriname. Il ne s’agit cependant que d’idéaux-types et ces deux champs ne sont pas figés, ils sont, au contraire, en perpétuelle construction, déconstruction et reconstruction. Ainsi, au Suriname, les relations (quelquefois contradictoires) entre ces deux forces aux principes antagoniques se réélaborent en permanence et donnent parfois lieu à des situations ambiguës et plus complexes qu’il n’y parait. Par exemple, le KTPI, ouvertement soutenu par la communauté javanaise125 et ancien partenaire du VHP (soutenu par les Hindustani) et du NDP (soutenu par les Créoles) dans l’apanjhat, se positionne aujourd’hui comme un soutien de l’actuel gouvernement dirigé par le NDP qui, comme on l’a vu, se veut « anti-vote-apanjhat ». On voit bien, à travers cet exemple, que les deux idéologies servent bien souvent aussi de stratégies politiques et que l’on peut adopter l’une ou l’autre posture selon le contexte politique et les enjeux qu’il présente.

125 ALLEN, Pamela. Mulihn Mulih nDjowo : Repatriation and Nostalgia for Home Among the Javanese of Suriname. Indonesian Studies Working Papers, Sidney, n. 16, juillet 2013, 17 p.

Des Musulmans javanais priant sur la Place de l’Indépendance, à Paramaribo

CHAPITRE 2

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