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La fin du Ramadan sur la place de Paramaribo : une manifestation musulmane ou javanaise ? ou javanaise ?

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LA MOSAÏQUE RELIGIEUSE DU SURINAME

1. La fin du Ramadan sur la place de Paramaribo : une manifestation musulmane ou javanaise ? ou javanaise ?

Le 19 août 2012, il y a eu une concentration de Musulmans à Paramaribo, sur la Place de l’Indépendance. Comme tous les ans, les Musulmans surinamiens se sont réunis pour prier et célébrer la fin du Ramadan. Le jour suivant, le lundi 20 août, correspond à l’Aïd el-Fitr, jour férié national. Bien que cette fête soit toujours préparée par une seule des nombreuses organisations musulmanes surinamiennes — la Fondation des Communautés Islamiques du Suriname (Stichting der Islamitische Gemeenten in Suriname — SIS126) — cette célébration est devenue, de manière emblématique, l’événement le plus important de tous les Musulmans du pays. Pour les Surinamiens que j’ai interviewés, il s’agit d’une manifestation javanaise, et donc musulmane, simplifiant à nouveau le contexte et associant tacitement le fait d’être javanais avec celui d’être musulman. Ils l’évoquent alors parfois comme un événement

« de Musulmans », d’autres fois comme un évènement « de Javanais ». Au-delà du débat pour savoir qui est concerné, cette manifestation, organisée par la SIS, est aussi devenue un évènement public javanais.

Dès 6h30, je pouvais voir les gens commencer à arriver peu à peu sur la place, pour aller se placer d’un côté ou de l’autre d’une petite barrière qui séparait la zone réservée aux hommes de celle destinée aux femmes. Les participants arrivaient avec des sacs, des cabas et des tapis qu’ils étendaient sur l’herbe, s’ils trouvaient de la place, ou sur le sol nu (figure 1). Ils s’asseyaient alors sur leur tapis ou discutaient entre eux, debout, tout en restant à proximité de leurs affaires.

126 La SIS représente une tendance moderniste et réformiste de l’islam ; selon les termes de Clifford Geertz, elle serait plus proche de l’islam santri tandis qu’elle s’opposerait à l’islam abangan. D’après ce même auteur (The Religion of Java, op. cit.), les abangan mettent l’accent sur les aspects syncrétiques javanais, liés surtout au milieu rural ; tandis que le santri est la tendance islamique qui représente les aspects orthodoxes et urbains.

Figure 1 : Musulmanes sur la Place de l’Indépendance de Paramaribo, au cours de la célébration de la fin du Ramadan, le 19 août 2012.

En plus des participants, se trouvaient là des journalistes, des photographes et des curieux, installés debout, autour de la place. Les organisateurs déambulaient d’un coin à un autre, vêtus de vert et arborant le symbole SIS. Des stands étaient installés, certains chargés de distribuer de l’eau (et de la nourriture après les prières), d’autres avec des appareils électriques servant au déroulement de l’événement. Autour de la place, des ambulances stationnaient là, ce qui laissait présager une forte concentration de personnes.

Dans un coin de la place (la Henck Arronstraat avec la Kleine Waterstraat), une scène avait été montée, ornée de tissus blancs et verts ; trois d’entre eux affichaient des cercles blancs contenant des inscriptions en arabe, écrites en vert ; et à leur côté était dressé le drapeau du Suriname. Cette scène avait été installée de telle manière que les personnes, lui faisant face, soient tournées vers (Qibla) la Mecque — direction vers laquelle, selon la SIS, les Musulmans doivent s’orienter pendant les prières (figure 2).

Figure 2 : En direction (Qibla) de la Mecque, indiquée par la bannière verte au centre, avec le drapeau surinamien sur sa gauche. Place de l’Indépendance de Paramaribo, le 19 août 2012.

Les événements publics liés à un groupe ethnoculturel sont également l’occasion de revêtir les costumes traditionnels. Ce jour-là, hommes et femmes portaient des vêtements de couleurs vives, arborant des détails qui rappelaient les costumes traditionnels javanais : pour les hommes, des chemises longues, descendant jusqu’aux cuisses, de différentes couleurs, certaines avec des dessins en batik (méthode traditionnelle de peinture javanaise sur tissu) représentant des végétaux, et un bonnet blanc ou noir, orné de décorations ; pour les femmes, des vêtements longs et légers, de couleurs vives, ou des chemises colorées avec des pantalons, mais toujours avec un voile — qui n’est pas porté dans la vie quotidienne (figure 3).

Figure 3 : Musulmanes javanaises sur la Place de l’Indépendance de Paramaribo, le 19 août 2012.

Elles emportaient aussi dans leurs sacs une tenue à dominante blanche, qui descend de la tête aux pieds (parfois avec des broderies ou de simples détails), et qu’elles enfilaient par-dessus leurs vêtements, en la fixant à la tête avec une sorte d’élastique (figure 4), une tenue qu’elles retiraient après les prières. Au moment où elles enfilaient cette seconde tenue, le soleil commençait déjà à chauffer, et leurs ombrelles s’ouvraient alors pour les protéger des rayons du soleil, à tel point que la place en était recouverte.

Figure 4 : Musulmanes javanaises en prière sur la Place de l’Indépendance de Paramaribo, le 19 août 2012.

À l’apogée de cet événement, au moment de la prière en commun, se trouvaient sur la place environ mille personnes, dont 70% d’hommes, 25% de femmes et 5%

d’enfants. L’imam a alors pris la tête du groupe et a dirigé les prières (figure 5).

Figure 5 : Musulmans en prière sur la Place de l’Indépendance de Paramaribo, le 19 août 2012.

Après les prières, de longues files se sont formées devant les stands qui ont commencé à servir des plats de la gastronomie javanaise et des jus de fruit ; comme il y avait déjà des équipes préparées pour la distribution, tout s’est fait rapidement.

Même si l’arabe — langue de base de la religion musulmane — était parfois utilisé, l’événement s’est majoritairement déroulé en néerlandais, la langue officielle du pays.

En accord avec les principes universaux défendus par la SIS, ces langues (l’arabe et le néerlandais) ont été choisies car elles permettent de réunir davantage de gens. Au microphone officiel, rien n’a été dit en javanais ou en Sranantongo, deux langues qui renvoient à des particularités culturelles de la communauté musulmane locale.

Bien que la SIS ne représente qu’une partie des Musulmans, cette manifestation publique lui donne une grande visibilité, l’élevant au statut d’organisation principale pour tous les Surinamiens rattachés à cette communauté religieuse, d’où l’usage exclusif de l’arabe et du néerlandais. Pourtant, en réalité, chaque organisation musulmane réalise sa propre célébration de la fin du Ramadan : chacune prépare sa propre réunion, tenue dans une salle ou un gymnase où se rassemblent ses membres. À ce titre, le Dr. Robbert Bipat, président de l’Association Islamique Surinamienne (Surinaamse Islamitische Vereniging — SIV) m’avait prévenu que les membres de son association n’iraient pas sur la place ; ils allaient célébrer la fin du Ramadan dans la salle de la mosquée de la Keizerstraat, siège de leur organisation. Quant à la Surinaamse Moeslim Associatie (SMA), qui rassemble dix-neuf mosquées, elle allait le célébrer dans un gymnase municipal.

Bien que les mosquées soient ouvertes à tout le monde, puisque le discours musulman se veut universel127, certains traits culturels finissent par lier chaque mosquée et chaque organisation islamique à l’un des groupes ethnoculturels du Suriname. Des Musulmans m’ont rapporté que toutes les mosquées du pays sont liées soit au groupe hindustani, soit à celui des Javanais. Il existe également des Musulmans d’origine créole ou arabe, voire d’autres origines, mais la mosquée est majoritairement associée à l’un de ces deux groupes. Ainsi, étant données les difficultés rencontrées par les Créoles qui souhaitent faire partie des communautés musulmanes existantes et

127 Le message s’adresse à tout le monde, appelant à la conversion ou à la « réversion » — comme certains Musulmans me l’ont expliqué, selon eux, nous naissons tous Musulmans, c'est-à-dire croyant au Dieu unique, et au cours de la vie nous dévions du véritable chemin.

liées aux Hindustani ou aux Javanais, ils ont formé la communauté Sadaqatul Islam, qui n’est liée ni à la tradition hindustani ni à la javanaise. Dans cette mosquée, les sermons sont proférés en néerlandais et en Sranantongo, et les prières, en arabe. Pour autant, ses leaders rejettent de manière véhémente la connotation de Musulmans noirs (Black Muslims), préférant être appelés Musulmans. Ce refus est surtout le fruit du désir de se détacher de l’idéologie propagée par la Nation de l’Islam128, imprégnée de connotation raciale. Bien que ce groupe cherche à échapper à la dichotomie qui ethnicise le Musulman (les mosquées étant Hindustani ou javanaises), il ne parvient pas à s’extraire du schéma imaginaire qui relie chaque communauté religieuse à un groupe ethnoculturel129. La langue est un bon exemple de ce schéma : en dépit des changements linguistiques qui ont eu lieu ces dernières années — les nouvelles générations de Surinamiens ont plus de facilité à communiquer dans la langue officielle

—, la langue parlée au sein des différentes organisations islamiques reste la principale barrière à l’entrée de personnes d’un autre groupe ethnoculturel dans une mosquée.

Au Suriname, ce phénomène n’est pas propre à l’islam, les autres institutions religieuses présentent aussi une certaine connexion avec une communauté d’origine spécifique, formant ainsi une « mosaïque ethnico-religieuse ». Pourquoi la configuration religieuse du pays est-elle marquée par les communautés ? C’est sur cette question que je me pencherai dès à présent, au travers d’une présentation de la Grote Combeweg (la route Grand Combe) et de quatre temples religieux (trois situés sur cette route et un à proximité).

128 Terme qui, aux États-Unis, fait référence aux suiveurs de la Nation de l’Islam, un groupe musulman fondé par Wallace Fard Muhammad, inspiré du nationalisme noir nord-américain.

129 Il y a encore d’autres communautés islamiques plus récentes, conduites par et pour les Créoles : la Jamaat Muslimien Vikanda et la Nation de l’Islam, néanmoins la plus importante qui leur est liée reste la Sadaqatul Islam. A ce sujet, voir HO SUIE SANG, Martin ; HOOGBERGEN, Wim. African Surinamese Muslims. In : ZIPS, Werner (ed.). Africanische diaspora : out of Africa. Into New Worlds. Münster-Hamburg-London : Lit Verlang, 2003, p. 291-312.

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