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Le multiculturalisme : l’apanjhat politique

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 75-84)

LA MOSAÏQUE SOCIALE: LES GROUPES ETHNOCULTURELS DU SURINAME

5. Le multiculturalisme : l’apanjhat politique

5.1. L’exemple du drapeau

Historiquement, les groupes ethnoculturels font partis de la genèse du Suriname, en ce sens, ils ont toujours été présents dans les symboles du pays. En 1954, par exemple, le Suriname obtient le statut de pays autonome intégrant le Royaume des Pays-Bas (statut qu’il conservera jusqu’à l’Indépendance en 1975). Entre 1966 et 1975, il a adopté un drapeau représentant ses cinq principaux groupes ethnoculturels : cinq étoiles de couleurs différentes et reliées entre elles par une bande noire qui symbolisait

l’union harmonieuse de ces groupes au sein de la nation97 (figure 11). Bien qu’officiellement les étoiles n’aient pas été attribuées à des groupes spécifiques, le rapport entre la couleur de chacune et les différents groupes s’est fait automatiquement au sein de la population : la blanche correspondrait aux colons européens (Buru) ; la noire aux Créoles ; la marron aux Hindustani ; la rouge aux Indigènes ; et la jaune aux Chinois.

Figure 11 : Drapeau du Suriname, adopté entre 1966 et 1975 (quand le pays faisait encore partie du Royaume des Pays-Bas), où étaient exhibés leurs cinq principaux groupes ethnoculturels (Source : FLAGS OF THE WORLD, 2013 ; Image : Mark Sensen, 25 March 2006).

La configuration de ces cinq étoiles a donné lieu à un certain nombre de critiques, notamment quant à la représentation de l’équilibre entre les groupes : les trois étoiles supérieures, des Buru, Créoles et Hindustani, semblaient indiquer leur supériorité tandis que les deux du bas, Indigènes et Chinois, apparaissaient en position de soumission par rapport aux trois premières. De plus, de par sa position, l’étoile blanche (Buru) se trouvait à côté du mât qui soutenait le drapeau, de telle sorte qu’elle apparaissait comme une base pour les autres, les tirant vers le haut. L’étoile noire (Créoles) était, pour sa part, dans la partie supérieure et centrale du drapeau, autrement dit dans une position privilégiée, comme s’il s’agissait du groupe le plus important. Enfin, le principal problème de ce drapeau était l’absence des Javanais et des

97 OOSTINDIE, Gert ; KLINKERS, Inge. Decolonising the Caribbean: dutch policies in a comparative perspective. Amsterdam: Amsterdam University Press, 2003.

Noirs Marrons. Afin de palier à l’ensemble de ces polémiques, après l’Indépendance, un nouveau drapeau a été adopté, sur lequel figure une étoile dorée, à cinq branches, qui représente l’union des groupes ethniques du pays (figure 12)98.

Figure 12 : Drapeau du Suriname (Source : FLAGS OF THE WORLD, 2014 ; Image :Željko Heimer, 30 January 2003).

5.2. Réflexions autour de l’apanjhat

Officiellement, les instances administratives s’efforcent de maintenir l’équilibre des forces et de garantir la représentation de tous les groupes. Pour Edward Dew, le Suriname représente un modèle dans la résolution des tensions socio-politiques qui ont précédé — mais aussi succédé — à l’Indépendance. Le pays aurait réussi à établir un équilibre entre les différentes communautés grâce à la mise en place d’un pouvoir dirigé par une élite multipartite et multiethnique99. La Constitution surinamienne de 1987 illustre bien cette préoccupation au travers de l’article qui établit que les instances gouvernementales doivent « respecter la liberté de discussion, la critique et la reconnaissance de la minorité par la majorité »100. De même, afin de légitimer leur pouvoir, les groupes politiques arrivés au pouvoir après la fin du régime militaire, en 1991, ont apporté l’idéologie de l’apanjhat par laquelle ils reconnaissent officiellement

98 CAMPOS FRANÇA, Apanjaht : a expressão da sociedade plural no Suriname, op. cit.

99 DEW, Edward. The trouble in Suriname, 1975-1993. Westport : Praeger, 1994.

100 Selon CAMPOS FRANÇA, Apanjaht : a expressão da sociedade plural no Suriname, op. cit., p. 154.

le devoir d’accorder un espace représentatif aux communautés ethnoculturelles minoritaires.

Selon Maria Stela De Campos França, la représentation de la société surinamienne est exprimée par l’apanjhat, c’est-à-dire un équilibre entre les expressions publiques de tous les groupes ethnoculturels qui la composent :

[…] l’apanjaht présuppose, d’une part, le droit et le devoir de chacun des groupes de s’exprimer publiquement, et, d’autre part, l’attribution d’une valeur équitable à toutes les manifestations.

Idéologiquement, aucun des groupes ethnoculturels ne prévaut sur un autre, que ce soit dans l’arène politique, culturelle, religieuse ou juridique. L’inégalité dans la valorisation de l’expression d’un groupe provoque un déséquilibre dans l’harmonie ethnoculturelle, et qui peut entrainer de fortes réactions de la part des groupes qui se perçoivent dans une position désavantageuse101.

Le concept d’apanjhat peut facilement être associé à celui de multiculturalisme. C’est ce que nous pouvons noter en comparant le premier avec le dernier, tel qu’il est décrit par Milena Doytcheva : « Il est pour ses défenseurs le projet de traiter et de prendre en compte le pluralisme culturel ainsi que les rapports entre groupes majoritaires et minoritaires à l’intérieur d’une perspective d’égalité et de justice sociale. »102

L’application de l’apanjhat au Suriname s’est mise en place au moment de l’émergence du droit des minorités, de la reconnaissance de la diversité culturelle et du

« renouveau ethnique », dans les années 1960 et 1970 ; tout comme le début de l’implantation de politiques à bases multiculturelles au Canada et en Australie. En ce sens, au Suriname, l’apanjhat représente la reconnaissance sociale et politique de principes multiculturalistes.

Pour sa part, Paul Tjon Sie Fat se veut plus nuancé et envisage l’idéologie de l’apanjhat comme la répartition équitable du pouvoir entre les différents groupes

101 Ib. 147.

102 DOYTCHEVA, Milena. Le multiculturalisme. Paris : La Découverte, 2011, p. 5.

ethniques, mais il émet quelques réserves103. Selon cet auteur, dans la vie quotidienne, la division se fait essentiellement entre les trois plus grands groupes — Créoles, Hindustani et Javanais (plus récemment, les Noirs Marrons ont été inclus) —, laissant de côté les autres groupes minoritaires. Il montre que l’application de ce principe égalitaire par ces trois principaux groupes sert avant tout à légitimer leur hégémonie politique et économique.

5.3. Historique de l’apanjhat : son apparition au Guyana

En tant que modèle ethnico-politique, l’idéologie de l’apanjhat est une source importante d’identité des groupes ethniques, dans la mesure où il forge la reconnaissance officielle de chacun d’entre eux, ce qui soutient, légitime et consolide la reconnaissance populaire des différences. D’après Fred Constant, apanjhat est un mot de langue hindi et « voter apanjhat » signifie, littéralement, « voter pour les siens »104, c’est-à-dire diriger le vote vers sa propre communauté ethnoculturelle. Cette idéologie a été mise en place à partir des années 1950, avec la politique de la Guyane Britannique, lorsque le Parlement a commencé à avoir plus de pouvoirs et de fonctions dans l’administration.

Le Parti Populaire Progressif (People' s Progressive Party — PPP), créé en 1950 par des intellectuels et des travailleurs guyaniens, était initialement une organisation multiethnique et d’influence marxiste. Son chef, Cheddi Jagan, était un Indo-Guyanien105, ainsi le PPP a commencé à être associé à la communauté indo-guyanienne, mettant en lumière les tensions communautaires que le pays vivait. Au cours de cette même décennie, Forbes Burnham, un Afro-guyanien modéré, a quitté le parti pour créer le Congrès National du Peuple (People’s National Congress — PNC), immédiatement associé à son groupe d'origine.

103 TJON SIE FAT, Paul Brendan. Chinese new migrants in Suriname : the inevitability of ethnic performing.

Amsterdam : Amsterdam University Press, 2009.

104 CONSTANT, Fred. Religion, ethnicité et politique en Caraïbe. Revue Française de Science Politique, v.

44, n. 1, 1994, p. 58.

105 A la différence du Suriname, où les individus d’origine indienne sont appelés Hindustani, les Guyaniens d’ascendance indienne sont appelés « Indo-Guyaniens » (Indo-Guyanese), « Indiens orientaux » (East Indians) ou tout simplement « Indiens » (Indians).

Les désaccords entre Cheddi Jagan et Forbes Burnham sont en partie dus aux différences idéologiques : le premier prônait l’application stricte des principes marxistes (comme l’expropriation de la propriété privée) tandis que le second défendait un socialisme plus modéré, passant par des réformes et des accords avec la petite bourgeoisie urbaine. Mais ces divergences ont aussi comme arrière-plan la montée des tensions ethniques engendrées par la direction du parti par Cheddi Jagan, soutenu par les Indo-Guyaniens, principalement des travailleurs du secteur de la canne à sucre et de la riziculture. Son désir initial de former un parti de masses, qui privilégierait les exigences de classes plutôt que les appartenances ethniques, a été abandonné après le départ de Forbes Burnham et la formation du PNC, qui se positionne dès lors comme la principale force politique rivale. Entre 1957 et 1962, le

« vote apanjhat » est devenu le cri de guerre du PPP, s’appuyant sur la supériorité numérique des Indo-Guyaniens face aux Afro-guyaniens106.

L’idéologie de l’apanjhat, associant parti politique et groupe ethnoculturel, a alors commencé à donner le ton de la dispute pour le pouvoir colonial et, ultérieurement, pour celui de la jeune nation. Ainsi, cette association entre la communauté d’origine et son soutien au parti qui la représente est devenue la nouvelle « arme de campagne » du PPP et du PNC, pour les élections de 1961, polarisant ainsi la dispute politique autour des questions ethnico-raciales.

En arguant l’idéologie de l’apanjhat, le PPP faisait la promesse d’une amélioration des conditions de vie des Indo-Guyaniens : les entrepreneurs verraient la vente de leurs produits garantie, les enseignants auraient un emploi, les personnes les plus instruites auraient accès aux fonctions publiques, les paysans auraient accès à la terre, et les travailleurs de l’industrie du sucre bénéficieraient d’une hausse de leurs revenus.

En résumé, voter pour le PPP garantirait la prospérité de tous les Indo-Guyaniens. Le vote « Apanjhat aiderait les Indiens à aider les Indiens »107.

106 SINGARAVELOU, Pierre. Les Indiens de la Caraïbe. Tome 3. Paris: L’Harmattan, 1991.

107 “Apanjaht would help the Indians to help the Indians” (GERRIT DE KRUIJF, Johannes. Guyana junction : globalisation, localisation, and the production of East Indianness. Amsterdam : Dutch university press, 2006, p. 81).

Avant ces tensions raciales impliquant Indo et Afro-Guyaniens, la « racialisation » des relations sociales était déjà évoquée dans la légitimation de la domination coloniale. Durant la colonie, elle se manifestait essentiellement par la suprématie d’une minorité blanche sur l’ensemble de la société :

In Guyana after slavery, white minority dominance was affected by their monopoly of political power which enabled them to employ the state apparatus to institutionalize social and political inequalities, and thereby to subjugate the subordinate majority. This systematic programme of repression was a major source of social instability as witnessed by the perennial unrest generated by the high indirect taxation, high village rates, and the harsh indenture system. But this instability was further exacerbated by the racial factor. One recalls that this served as the rationale and justification for preserving white dominance, and the propagation of the myth of white superiority was an important aspect of that process108.

L’apparition du Guyana en tant qu’unité avec une autonomie interne a apporté la possibilité d’ascension politique et sociale d’une classe qui, jusque-là, était laissée en marge des décisions. La transformation des anciens sujets de la couronne britannique en de nouveaux citoyens a fait apparaitre des questions auxquelles avait déjà dû faire face l’Europe au XVIIIème siècle, au moment du refroidissement de la pensée religieuse et de l’émergence du nationalisme. Il lui fallait alors — comme cela a été le cas, beaucoup plus récemment, au Guyana — créer les conditions nécessaires à la diffusion de l’idée de nation, c’est-à-dire une communauté politique à la fois souveraine et imaginée109.

Eric Hobsbawn utilise précisément ce contexte européen dans son analyse de l’invention des traditions, directement ou indirectement opérée par des agents sociaux et des groupes politiques à la recherche de légitimité pour les nouvelles structures du pouvoir110. Lorsqu’il évoque les rapides transformations que les sociétés européennes

108 MOORE, Brian L. Race, power, and social segmentation in colonial society. Guyana after Slavery 1838-1891. Philadelphia : Gordon and Breach, 1987, p. 192 (Caribbean Studies, v. 4).

109 ANDERSON, Benedict. L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme. Paris : La Découverte, 2002.

110 HOBSBAWN, Eric. Mass-producing traditions : Europe, 1870-1914. In : HOBSBAWN, Eric ; RANGER, Terence (org.). The invention of tradition. Cambridge : Cambridge University Press, 1983, p. 263-307.

ont connues à la fin du XIXème siècle, ainsi que l’invention des traditions effectuée afin de garantir la légitimité du pouvoir constitué, Hobsbawn précise :

Quite new, or old but dramatically transformed, social groups, environments and social contexts called for new devices to ensure or express social cohesion and identity and to structure social relations.

At the same time a changing society made the traditional forms of ruling by states and social or political hierarchies more difficult or even impracticable. This required new methods of ruling or establishing bonds of loyalty. In the nature of things, the consequent invention of

‘political’ traditions was more conscious and deliberate, since it was largely undertaken by institutions with political purposes in mind111.

Le développement d’alliances avec d’autres forces politiques — et d’autres groupes ethnoculturels, même minoritaires — fait partie des mécanismes de reconnaissance et de légitimité du pouvoir. Dans le cas guyanien, l’invention d’une tradition basée sur une origine commune et une mémoire collective millénaire du sous-continent indien a été une stratégie essentielle pour établir l’hégémonie politique du groupe indo-guyanien.

Ainsi, l’analyse critique des conflits d’intérêts présents dans la société guyanienne actuelle, doit indispensablement prendre en compte la dispute politique qui a prôné l’apanjhat.

Ce détour par l’histoire de l’idéologie de l’apanjhat, telle qu’elle a été utilisée dans le contexte guyanien, nous permettra d’éclairer le contexte surinamien, dans la mesure où l’Indépendance du Guyana, ainsi que son recours à cette idéologie à des fins politiques, ont été antérieures à ceux du Suriname. On peut commencer par mentionner qu’au Suriname, en 1949 un parti politique lié à la communauté Hindustani a été formé, le Parti Indien Uni (Verenigde Hindostaanse Partij — VHP). Celui-ci résulte de la fusion de trois partis qui représentaient cette communauté : le Parti Musulman (Moeslim Partij), créé en 1946, le Parti Politique Hindustani-Javanais (Hindostaans-Javaanse Politieke Partij — HJPP) fondé en 1947, et le Parti Hindou (Hindoe Partij) apparu en 1947112. En

111Ib., p. 263.

VOORUITSTREVENDE HERVORMINGS PARTIJ — VHP. [sans titre] Disponible sur le site : http://www.vhp.sr. Consulté le 21 décembre 2013.

1973, le VHP change de nom et devient le Parti Réformiste Progressiste (Vooruitstrevende Hervormings Partij, gardant le même sigle), dont le slogan affiche clairement la volonté de réunir les Hindustani appartenant à divers groupes religieux :

Hindou, musulman, sikhs, chrétien.

Ils sont tous frères.

L’Inde est leur mère à tous113.

Comme je le disais, entre 1954 et 1975, le Suriname a été élevé au statut de pays intégrant du Royaume des Pays-Bas, avec pleine autonomie interne, à l’exception des domaines de la défense et de la politique extérieure, qui sont les mêmes que dans les Antilles Néerlandaises et aux Pays-Bas (l’unité européenne du Royaume). Ainsi, a été formé un Parlement avec des pouvoirs sur les sujets internes, et le VHP, en plus de bénéficier du soutien populaire de son propre groupe d’origine (les Hindustani), a cherché à s’allier avec les organisations politiques qui représentaient les autres communautés ethnoculturelles, même celles minoritaires, car elles étaient importantes pour la reconnaissance et la stabilité du gouvernement du nouvel État — ainsi, l’idéologie apanjhat a été évoquée, car elle répondait exactement à cette conjoncture — et s’est finalement allié au NPS, ce qui a signifié, dans la pratique, l’alliance politique entre les deux principaux partis et groupes ethniques du Suriname : hindustani et créole.

Le cas du recours à l’apanjhat montre bien que, dans ces contextes, le parti politique au pouvoir se doit, d’une part, d’être reconnu comme le représentant légitime de sa communauté d’origine mais aussi, d’autre part, de rassembler l’ensemble de la société qu’il gouverne afin de se légitimer en tant que dirigeant de la nation :

[...] the state, seen from above in the perspective of its formal rulers or dominant groups, raised unprecedented problems of how to maintain

113“Hindu, Muslim, Sikh, Isai. Sab hai bhai bhai. Bharrat mata sab ke mai. Hindu, Muslim, Sikh and Christians. They are all brothers. India is the mother of them all” (CHICKRIE, Raymond S. Surinamese

Muslims in a plural society. Disponible sur le site :

http://www.caribbeanmuslims.com/articles/981/1/Suriname-Muslims-in-a-plural-society-/page1.html. p. 12. Consulté le 22 décembre 2008).

or even establish the obedience, loyalty and cooperation of its subjects or members, or its own legitimacy in their eyes114.

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