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Titre et nature de l’œuvre

Présentation de la chronique d’Hariulf

A. Titre et nature de l’œuvre

Ferdinand Lot a donné à cette œuvre le titre de Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier. Il s’est pour cela inspiré du titre Chronicon Centulense qui figure dans la seconde édition du Spicilegium de Luc d’Achery (1723)33 sur laquelle il s’est fondé pour éditer la chronique d’Hariulf34. La première édition du Spicilegium (1661), dans laquelle est éditée la copie faite au début du XVIIe siècle par André Duchesne35, parle quant à elle du Chronicon Ecclesiae Centulensis, sive Sancti Richarii et du Chronicon Hariulfi monachi S. Richarii Centulensis36. Toutefois, le seul titre mentionné dans la copie faite par André Duchesne est celui de la préface qui précède le livre I de la chronique, à savoir Praefatio Hariulfi in descriptione Gestorum Centulensis Ecclesiae37, ce qui laisse penser que l’œuvre d’Hariulf devait s’intituler Gesta Ecclesiae Centulensis. L’incipit du livre I, commun à la copie faite par André Duchesne, aux deux éditions du Spicilegium et à celle de Ferdinand Lot, nous en donne la preuve :

Au nom de la sainte et indivisible Trinité. Ici commence le texte des Gestes de l’église de Centule38.

La première phrase du chapitre I du livre I en offre une nouvelle confirmation :

Sous l’impulsion de Dieu, sur le point d’exposer les Gestes de l’église de Centule, j’estime très digne […]39.

33 Spicilegium, 2e éd., tome II, p. 291.

34 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. LXIX. 35 Paris, BnF, ms. lat. 12893, fol. 183r-250r.

36 Spicilegium, 1e éd., tome IV, p. 1 et 419. 37 Paris, BnF, ms. lat. 12893, fol. 183r.

38 Paris, BnF, ms. lat. 12893, fol. 184v ; Spicilegium, 1e éd., tome IV, p. 422 ; Spicilegium, 2e éd., tome II, p. 292 ; Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 6 : In nomine sanctae et individuae Trinitatis. Incipit textus Gestorum Ecclesiae Centulensis. Nous précisons une fois pour toutes que nous sommes l’auteur de toutes les traductions qui figurent dans notre thèse.

39 Paris, BnF, ms. lat. 12893, fol. 184v ; Spicilegium, 1e éd., tome IV, p. 422 ; Spicilegium, 2e éd., tome II, p. 292 ; Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 6 : Actore Deo, gesta Centulensis ecclesiae descripturus, dignissimum censeo […].

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On peut donc en conclure qu’Hariulf avait intitulé son œuvre Gesta Ecclesiae Centulensis mais que celle-ci fut assimilée, à partir du XVIIe siècle, à une chronique.

Ces éléments montrent que la nature de l’œuvre d’Hariulf ne se laisse pas définir aisément40. S’agit-il en effet d’une chronique, d’un exemple de gesta abbatum ou d’une œuvre appartenant à un autre genre ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de présenter ses principales caractéristiques. Tout d’abord, cette œuvre suit une progression chronologique puisqu’elle commence par l’évocation des origines prétendument troyennes des Francs41 puis celle des rois mérovingiens42 et se termine par la mention du décès de l’abbé Gervin II dans les toutes premières années du XIIe siècle43. Il faut cependant noter qu’Hariulf s’intéresse presque exclusivement à l’histoire de son abbaye et assez peu à l’histoire générale. Ensuite, son œuvre est structurée par la succession des abbés depuis Riquier, considéré comme le saint fondateur de l’abbaye et auquel le livre I est presque entièrement consacré44, jusqu’à Gervin II dont l’abbatiat est relaté à la fin du livre IV45. Enfin, Hariulf a recopié trente-deux46 des soixante-douze actes (dont un en double) qui étaient conservés à l’abbaye de Saint-Riquier en 109847. Son œuvre semble donc relever de la chronique48 par certains aspects, des gesta abbatum49 par d’autres et du cartulaire50 par d’autres encore. Nous touchons ici un point important, rappelé en dernier lieu par Nicolas Mazeure51, à savoir le fait que ces différents genres ne se distinguent pas toujours clairement sur le fond et sur la forme, comme le montre d’ailleurs l’emploi d’expressions composées telles que « chronique-cartulaire » ou

40 T. Evergates parle à ce propos de la nature kaléidoscopique de l’œuvre d’Hariulf (« Historiography and Sociology in Early Feudal Society », p. 38).

41 À ce sujet, voir M. Coumert, Origines des peuples, p. 267-380. 42 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 6-11. 43 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 283. 44 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 12-38. 45 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 274-283.

46 Il n’y en a toutefois que trente-et-un dans l’édition de F. Lot car le diplôme donné par Charlemagne en 797 et recopié par Hariulf a été enlevé ultérieurement (Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 314, note 2). 47 F. Lot a reproduit l’inventaire des actes conservés à l’abbaye en 1098 (Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 314-318).

48 À ce sujet, voir D. Poirion (éd.), La chronique et l’histoire au Moyen Âge ; B. Guenée, « Histoires, annales, chroniques », p. 997-1016 ; E. van Houts, Local and regional chronicles ; S. Vanderputten, « Typology of Medieval Historiography Reconsidered », p. 146-152.

49 À ce sujet, voir N. Deflou-Leca, « Petite enquête sur un genre historiographique hybride », p. 353-362 ; M. Sot, Gesta episcoporum, gesta abbatum ; R.-H. Bautier, « L’historiographie en France aux Xe et XIe siècles », p. 809-822 ; S. Vanderputten, « Typology of Medieval Historiography Reconsidered », p. 152-155. 50 À ce sujet, voir O. Guyotjeannin, L. Morelle et M. Parisse (éd.), Les cartulaires ; P. Chastang, Lire, écrire, transcrire ; A. J. Kosto et A. Winroth (dir.), Charters, Cartularies, and Archives ; P. Chastang, « Cartulaires, cartularisation et scripturalité médiévale » ; D. Le Blévec (dir.), Les cartulaires méridionaux.

51 N. Mazeure, La vocation mémorielle des actes, p. 55-58. Il insiste en outre sur le fait qu’il n’est pas assuré que les auteurs du Moyen Âge avaient conscience des différences entre ces genres.

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« cartulaire-chronique »52. Pour autant, il serait trop facile d’en tirer un prétexte pour renoncer à définir la nature de l’œuvre d’Hariulf.

Il n’est pas inutile de nous intéresser un instant à la nature d’autres œuvres rédigées entre le Xe et le XIIe siècle car cela permet d’apporter des éléments de comparaison avec l’œuvre d’Hariulf. Ainsi, selon Michel Sot, l’Histoire de l’Église de Reims de Flodoard (948-952) relève plus du genre de l’historia que de celui des gesta episcoporum car Flodoard s’est inspiré d’Eusèbe de Césarée et n’a pas consacré un chapitre à chaque évêque ou archevêque de Reims53. Selon Laurent Morelle suivi par Nicolas Mazeure, les Gesta abbatum Sithiensium de Folcuin (961-962), qui sont le plus ancien exemple connu de cartulaire-chronique en Francie occidentale, ont une double nature car elles associent deux projets différents, l’un s’apparentant aux gesta abbatum et l’autre au cartulaire54. En revanche, dans ses Gesta abbatum Lobbiensium (années 980), le même Folcuin respecte plus nettement les caractéristiques du genre des gesta abbatum puisqu’il s’agit d’une œuvre chronologique structurée par la succession des abbés de Lobbes et dans laquelle les sources diplomatiques ont moins d’importance55. L’œuvre d’Hariulf ne ressemble pas beaucoup à l’histoire-polyptyque de l’abbaye de Marchiennes (1116/1121) car celle-ci comprend deux parties distinctes, à savoir une histoire des origines de l’abbaye et un polyptyque décrivant ses possessions56. Elle ne ressemble pas non plus exactement au cartulaire-chronique du prieuré Saint-Georges d’Hesdin (dans les années 1180 au plus tôt) car il n’y a pas à proprement parler de récit dans celui-ci mais plutôt une juxtaposition d’actes57.

Dès lors, il nous semble finalement que le genre dont l’œuvre d’Hariulf se rapproche le plus est celui des gesta abbatum, à ceci près qu’Hariulf ne consacre pas un chapitre à chaque abbé de Saint-Riquier et qu’il recopie de nombreux actes. Plusieurs arguments nous amènent à cette conclusion : tout d’abord, Hariulf a intitulé son œuvre Gesta Ecclesiae

52 R.-H. Bautier considère ainsi que l’œuvre d’Hariulf est un intermédiaire entre le cartulaire historique (ou chronique-cartulaire) et la chronique proprement dite (« L’historiographie en France aux Xe et XIe siècles », p. 819). J. Kastner y voit une Cartularchronik (Historiae fundationum monasteriorum, p. 66). L. Morelle l’assimile à une sorte de chronique-cartulaire (« Les chartes dans la gestion des conflits », p. 268). À l’inverse, CartulR, le répertoire des cartulaires médiévaux et modernes de TELMA, la présente comme un cartulaire-chronique : http://www.cn-telma.fr/cartulR/entite1094/

53 M. Sot, Un historien et son Église, p. 103-105 et 632-634.

54 L. Morelle, Autour de Folcuin de Saint-Bertin, p. V et 67-92 ; N. Mazeure, La vocation mémorielle des actes, p. 149-151 et 156.

55 L. Morelle, Autour de Folcuin de Saint-Bertin, p. 123-125 ; N. Mazeure, La vocation mémorielle des actes, p. 199-200, 215 et 222-223.

56 L’histoire-polyptyque de l’abbaye de Marchiennes, éd. B. Delmaire, p. 24 et 31. 57 Cartulaire-chronique du prieuré Saint-Georges d’Hesdin, éd. R. Fossier, p. 7.

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Centulensis, titre qui est plus ou moins synonyme de Gesta abbatum Centulensis ; ensuite, l’œuvre d’Hariulf n’est ni une vraie chronique (car elle ne s’intéresse pas à l’histoire générale) ni un vrai cartulaire (car les actes recopiés ne représentent qu’une petite partie de l’œuvre) ; de plus, la qualifier de chronique-cartulaire ou de cartulaire-chronique est quelque peu réducteur car cela revient à marginaliser la succession des abbés qui la structure ; enfin, Noëlle Deflou-Leca, qui a souligné le fait que le genre des gesta abbatum recouvre une grande variété de choix narratifs et mémoriels, considère que l’œuvre d’Hariulf relève justement de ce genre58. De fait, si nous parlons de la « chronique d’Hariulf » dans notre thèse, c’est seulement par commodité et parce que cette expression est, pour ainsi dire, entrée dans le langage courant.