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La richesse matérielle et foncière de l’abbaye de Saint-Riquier

L’abbaye de la mort d’Angilbert jusqu’à l’attaque des Vikings (814-881)

B. Hariulf et la question de l’abbatiat laïque

II. La richesse matérielle et foncière de l’abbaye de Saint-Riquier

A. L’inventaire de 831

Outre les abbés qui se sont succédés à la tête de l’abbaye, Hariulf se soucie également des éléments ayant trait au patrimoine de celle-ci, qu’il s’agisse des bâtiments monastiques ou des possessions foncières. Ces éléments figurent dans l’inventaire des possessions de l’abbaye réalisé en 831 à la demande de Louis le Pieux et dans les différents diplômes recopiés ou évoqués par Hariulf. Il convient donc d’étudier comment ce dernier met à profit ces deux types de sources pour mettre en avant la richesse matérielle et foncière et donc la puissance de Saint-Riquier au IXe siècle. Au début du chapitre III du livre III de sa chronique, Hariulf présente rapidement l’inventaire de 831 :

L’empereur Louis, ayant promulgué le précepte relatif aux possessions du monastère, appela à lui les moines et demanda à ce que tout ce qu’ils pouvaient posséder, tant dans le trésor de l’église que dans les domaines situés à l’extérieur, soit mis par écrit et lui soit montré. En l’an 831 de l’Incarnation du Seigneur, neuvième indiction, l’inventaire de l’abbaye de Saint-Riquier fut donc fait à la demande du sérénissime Auguste, dans la dix-huitième année de son règne : il traite d’abord des biens nostratum abbatum comites insimul erant et abbates, qui et generosae parentilitatis lumine emicabant, et sacrae regulae servatores, in ipsis etiam exercituum turmis ante Dei oculos habebantur.

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ecclésiastiques, puis des domaines et des possessions, et enfin des vassaux qui tenaient des bénéfices de cette même abbaye62.

On constate qu’Hariulf, après avoir évoqué le diplôme par lequel Louis le Pieux confirme aux moines de Saint-Riquier, le 3 avril 830, à Saint-Valery, la possession des domaines leur appartenant (c’est-à-dire des domaines de la mense conventuelle)63, ne s’intéresse pas aux raisons qui ont poussé l’empereur à ordonner la réalisation de l’inventaire de 83164 et n’établit pas de lien explicite entre le diplôme et l’inventaire. Pourtant, ce lien existait peut-être car Émile Lesne et plus récemment Étienne Renard ont souligné le fait que l’établissement d’une mense conventuelle donnait souvent lieu à la réalisation d’un inventaire de ce type65. Dans ce cas, Hariulf aurait donc utilisé de façon chronologique le diplôme et l’inventaire sans voir le lien qu’il y avait peut-être entre ces deux sources (c’est-à-dire la séparation des menses abbatiale et conventuelle).

Dans la suite du chapitre III, Hariulf recopie partiellement l’inventaire de 83166. Dans la première des trois parties de celui-ci67, recopiée intégralement68, il est d’abord question des trois églises, des autels et des châsses69 puis sont énumérés tous les objets et vêtements liturgiques ainsi que tous les livres contenus dans la bibliothèque de l’abbaye70. Après l’énumération des livres, Hariulf ajoute un commentaire, illustré par une citation tirée de la

62 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 86 : Hludogvicus imperator, promulgata praeceptione super possessionibus monasterii, vocavit ad se monachos, rogans ut omnia quaecumque haberi poterant, tam in thesauro ecclesiae quam in bonis forensibus, scriberentur, sibique monstrarentur. Anno igitur Incarnationis Domini DCCCXXXI, indictione IX, facta est descriptio de abbatia sancti Richarii, rogante serenissimo Augusto, anno imperii sui XVIII. In primis de ecclesiasticis rebus, et sic de praediis et possessionibus, sive et de vassallis, qui ex eadem abbatia beneficia retinebant.

63 MGH, Diplomata, DD Kar. 2, n° 285, p. 709-711. Hariulf a recopié ce diplôme dans le chapitre II du livre III de sa chronique (Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 84-86).

64 Selon R. Fossier, l’intervention de Louis le Pieux n’est pas prouvée (Polyptyques et censiers, p. 28, note 23) mais rien ne permet de le démontrer.

65 É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique, tome 3, p. 12 ; É. Renard, « Administrer des biens, contrôler des hommes, gérer des revenus », p. 21. À ce sujet, voir aussi R. Fossier, Polyptyques et censiers, p. 27-28. 66 Folcuin a copié le polyptyque de Saint-Bertin dans ses Gesta abbatum Sithiensium (961-962) mais il n’a pas copié le polyptyque de Lobbes dans ses Gesta abbatum Lobbiensium (années 980) (L. Morelle, Autour de Folcuin de Saint-Bertin, p. 109 ; N. Mazeure, La vocation mémorielle des actes, p. 234).

67 La première partie de l’inventaire de 831 fait écho, environ trente ans plus tard, au De perfectione Centulensis ecclesiae qui constitue la première partie de ce que l’on appelle traditionnellement le Libellus d’Angilbert.

68 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 87-93.

69 En revanche, les reliques conservées dans les autels et les châsses ne sont pas mentionnées alors que c’est le cas dans le De perfectione Centulensis ecclesiae.

70 Au sujet de ces livres, voir É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique, tome 4, p. 623-626 ; É. Dekkers, « La bibliothèque de Saint-Riquier au Moyen Âge », p. 165-181 ; R. McKitterick, The Carolingians and the written word, p. 176-178 ; P. Hazebrouck, « La bibliothèque de l’abbaye », p. 34-36.

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lettre 125, 11 de Jérôme au moine Rusticus71, qui révèle son attachement à ces livres mais aussi sa fierté :

Au total, les volumes sont au nombre de 256. Précisons que ce ne sont pas les livres qui sont comptés individuellement mais bien les volumes car, comme il est écrit plus haut, il y a souvent plusieurs livres dans un même volume. Si nous comptions tous les livres, ils dépasseraient le total de cinq cents. Voici les richesses du cloître, voici les fortunes de la vie céleste qui rassasient l’âme par leur douceur et grâce auxquelles cette sentence salutaire a été respectée parmi ceux de Centule : Aime la connaissance des Écritures, et tu n’aimeras pas les vices72.

Dès lors, si Hariulf a pris la peine de recopier intégralement la liste des objets et vêtements liturgiques et des livres, c’est certainement pour montrer au lecteur combien l’abbaye de Saint-Riquier était alors riche.

En revanche, Hariulf ne recopie pas intégralement les deux autres parties de l’inventaire, relatives pour l’une aux biens fonciers et pour l’autre aux vassaux de l’abbaye73. Plus précisément, il alterne des paragraphes où il recopie l’inventaire et d’autres où il le paraphrase. Dans la deuxième partie de l’inventaire, Hariulf commence ainsi par donner les noms des villae Sancti Richarii, qui se trouvent être à peu près les mêmes domaines que ceux mentionnés dans le diplôme de 830, et précise que quelques-uns d’entre eux étaient tenus en bénéfice par des militares Sancti Richarii. Il donne ensuite les noms des villae in dominicatura Sancti ejusdem, c’est-à-dire les domaines de la réserve (derrière lesquels il faut peut-être voir les domaines de la mense abbatiale) dont il indique qu’aucun n’était tenu en bénéfice et qui étaient, selon lui, […] non tant des domaines que des places fortes et même, comme je l’ai dit, des cités […]74, ce qui est naturellement exagéré. Enfin, Hariulf recopie les paragraphes de l’inventaire dans lesquels sont énumérés les autels, les châsses, les objets et

71 Jérôme, Sancti Eusebii Hieronymi Epistulae, éd. I. Hilberg, vol. 56, p. 130.

72 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 94 : Omnes igitur codices in commune faciunt numerum CCLVI, ita videlicet ut non numerentur libri sigillatim, sed codices ; quia in uno codice diversi libri multoties, ut supra notatum est, habentur. Quos si numeraremus, quingentorum copiam superarent. Hae ergo divitiae claustrales, hae sunt opulentiae caelestis vitae, dulcedine animam saginantes, per quas in Centulensibus impleta est illa salubris sententia : Ama scientiam Scripturarum, et vitia non amabis.

73 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 94-97.

74 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 94 : […] non tam villae quam oppida, vel, ut ita dicam, civitates […].

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vêtements liturgiques et les livres se trouvant dans les domaines de Forest-Montiers75, Botritium (aujourd’hui Bourecq76) et Incra (aujourd’hui Albert) ainsi que les dépendances de ces derniers77. Cependant, il ne recopie pas les revenus des différents domaines qu’il a nommés en raison de leur longueur : Que celui qui désire connaître les revenus de ces domaines consulte le volume rédigé à cet effet car ils ne peuvent pas être notés en entier ici en raison de leur longueur78. On peut également envisager qu’Hariulf ne les a pas recopiés car cela n’avait plus grand sens à son époque, environ deux siècles et demi plus tard. Plus généralement, il faut souligner le fait qu’il a choisi de retenir les noms des domaines plutôt que la valeur de leurs revenus. Un tel choix s’explique peut-être par le fait qu’il voyait dans ces domaines l’assise du pouvoir temporel de l’abbaye de Saint-Riquier plutôt qu’une simple source de richesse.

Dans la troisième partie de l’inventaire, Hariulf recopie les noms des cent vassaux de l’abbaye de Saint-Riquier. Voici comment il les présente :

Mais nous allons à présent énoncer les noms de ceux qui détenaient des bénéfices de Saint-Riquier ; avec les chevaliers qui leur étaient soumis, ils étaient au service de notre abbé et des serviteurs de notre église, très noblement, sur terre et sur mer, partout où n’importe lequel des frères de notre saint lieu avait besoin de leur présence79.

Et plus loin, juste après avoir recopié leurs noms :

Tels sont les noms des chevaliers qui étaient au service du monastère du très bienheureux Riquier et que l’abbé ou ses prévôts conduisaient partout avec eux. Selon la coutume, ils étaient toujours présents au monastère le jour de la fête de saint

75 Dép. Somme, arr. Abbeville, cant. Abbeville-1. Il y avait des chanoines à Forest-Montiers : peut-être s’agissait-il de ceux qui n’avaient pas voulu se plier à la règle bénédictine ? L’abbaye de Sithiu offre à la même époque un exemple célèbre de séparation entre moines et chanoines : à ce sujet, voir B. Meijns, « Chanoines et moines à Saint-Omer », p. 691-705.

76 Dép. Pas-de-Calais, arr. Béthune, cant. Lillers.

77 Au sujet de ces trois domaines, voir B. Meijns, Aken of Jeruzalem ?, p. 245-249, 273-275 et 277-278 ; Id., « Communautés de chanoines dépendant d’abbayes bénédictines », p. 97-100 et 120-122 ; C. Mériaux, Gallia irradiata, p. 258 ; C. Mériaux et H. Noizet, « Moines, chanoines et espace urbain en Flandre », p. 70.

78 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 94 : Reditus vero villarum qui scire cupit, codicem ex hoc conscriptum revolvat, nam pro sui magnitudine hic totus poni non potest.

79 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 96 : Sed jam illorum nomina recitemus, qui ex Sancto Richario beneficia retentabant ; quique cum sibi subditis militibus nostro abbati et ministris Ecclesiae nobiliter satis serviebant terra marique, vel ubicunque eorum comitatu quilibet e sancti loci fratribus indiguisset.

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Riquier, à Noël, à Pâques et à la Pentecôte, parés avec soin selon ce que chacun pouvait, et, par leur grand nombre, ils faisaient presque ressembler notre église à la cour du roi80.

Qui pouvaient bien être ces hommes dont Hariulf veut faire croire qu’ils étaient à la fois nobles et dévoués à l’abbaye de Saint-Riquier ? Selon Robert Fossier, qui se demande d’ailleurs si Hariulf n’aurait pas reconstitué cette liste de noms à partir de données plus récentes, il s’agit en fait de simples guerriers soldés et placés dans un état de dépendance à peine honorable81. De plus, l’emploi du terme miles pour désigner ces hommes ayant vécu au IXe siècle est quelque peu surprenant. Theodore Evergates a montré qu’Hariulf, en les assimilant aux chevaliers de son époque, avait en fait employé ce terme de façon anachronique, projetant sur le IXe siècle les réalités de la fin du XIe siècle82. Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement à travers ces deux extraits qu’Hariulf a cherché à présenter l’abbaye de Saint-Riquier comme un puissant seigneur ecclésiastique. Dans cette perspective, le fait de recopier les noms de tous ces vassaux, qui vivaient pourtant plus de deux siècles avant lui, et d’insister sur leur fidélité envers l’abbé et les moines lui permet de magnifier le passé de Saint-Riquier mais aussi et surtout de rappeler que les seigneurs locaux doivent obéir à l’abbaye au lieu, comme ce put être le cas au XIe siècle, de chercher à usurper ses domaines83. La troisième partie de l’inventaire, et par la même occasion le chapitre III du livre III, se termine par un paragraphe dans lequel Hariulf explique qu’il ne parlera pas, car ce serait trop long, des domaines tenus en bénéfice par les cent vassaux et des revenus de ces domaines84. Hariulf s’est donc focalisé dans cette troisième partie sur les hommes et les

80 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 97 : Haec sunt nomina militum monasterio beatissimi Richarii famulantium, quos ubique abbas, vel praepositi, secum ducebant, quique consuetudinaliter in die festi sancti Richarii, et in Nativitate Domini, vel in Resurrectione, seu in Pentecoste, semper monasterio aderant, accurate prout quisque poterat, ornati, et ex sua frequentia regalem pene curiam nostram ecclesiam facientes.

81 R. Fossier, « Chevalerie et noblesse au Ponthieu aux XIe et XIIe siècles », p. 297-298. En revanche, B. S. Bachrach pense qu’il s’agit de troupes d’élite à cheval, même s’il reconnaît que certains ont pu avoir à l’origine un statut social peu élevé (Early Carolingian Warfare, p. 63-64).

82 T. Evergates, « Historiography and Sociology in Early Feudal Society », p. 42. En revanche, nous ne sommes pas d’accord avec lui lorsqu’il suggère que l’inventaire de 831 pourrait en fait dater du XIe siècle (T. Evergates, « Historiography and Sociology in Early Feudal Society », p. 39-41). Plus généralement, au sujet du mot miles et de la chevalerie, voir D. Barthélemy, « Le mot miles et l’histoire de la chevalerie », p. 173-191 ; Id., La chevalerie.

83 Il y a peut-être aussi l’idée, à nouveau, que l’abbé de Saint-Riquier est le véritable comte de Ponthieu.

84 F. Lot pense que ces informations se trouvent dans l’Inventaire des cens et redevances dus à l’abbaye de Saint-Riquier (Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 97, note 1) qu’il a reproduit, à partir d’une copie datant du milieu du XIIIe siècle, dans l’appendice VII de son édition de la chronique d’Hariulf (Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 306-308). B. S. Bachrach pense lui aussi que cet inventaire date de 831 (Early Carolingian Warfare, p. 62). Toutefois, T. Evergates estime qu’il date du XIIe ou du XIIIe siècle (« Historiography and Sociology in Early Feudal Society », p. 41-42 et 48-49) et M. McCormick doute également qu’il puisse dater de 831 (Origins of the European Economy, p. 644, note 19). Cette incertitude est

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services attendus d’eux. Cet aspect est important car, selon Étienne Renard85, cela signifie qu’il se place dans une logique de contrôle social plus que de gestion économique, autrement dit qu’il cherche avant tout à affirmer, quitte à l’exagérer, la puissance politique de son abbaye au IXe siècle, sans doute dans l’espoir de voir celle-ci pleinement restaurée.