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La fondation de l’abbaye de Saint-Riquier

Riquier, le saint fondateur de l’abbaye

A. La fondation de l’abbaye de Saint-Riquier

Dans le chapitre XV du livre I, Hariulf indique que Riquier, parvenu à un certain âge, aurait arrêté ses missions lointaines et serait revenu à Centula où il avait fondé un monastère :

Après que, les ténèbres de l’ignorance et des erreurs ayant été chassées, Riquier, le serviteur de Dieu, eut rempli de nombreuses régions du nom du Christ et instruit d’innombrables païens convertis à la sainte foi, et la plupart même au mode de vie monastique, après avoir fondé des églises et institué des clercs, quand il se rendit compte qu’il ne pouvait prévaloir davantage sur le chemin de la prédication, et alors que l’infatigable volonté de la sainte application persistait cependant en lui, il retourna dans sa terre natale, sur l’héritage paternel que nos compatriotes appellent alleu ou patrimoine, et se disposa à y passer le reste de sa vie au service de Dieu. Et depuis longtemps, il avait offert avec lui cette possession au Christ et avait construit un monastère sur la terre paternelle afin que là où lui-même était venu au monde, il en fasse naître un grand nombre par la grâce de Dieu et que sur le lieu de sa naissance soient engendrés des fils à l’héritage dessus dit85.

83 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 35-36.

84 Alcuin, Vita Richarii, c. 14, p. 398-399 ; C. Veyrard-Cosme, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin, p. 130-133.

85 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 24-25 : Postquam, fugatis ignorantiae ac errorum tenebris, multas Dei famulus Richarius Christi nomine repleverat regiones, et paganos conversos innumeros sancta fide, plerosque autem monastica religione instruxerat, post locatas ecclesias, et clericos delegatos, cum sentiret se non posse amplius praevalere ad circuitionem praedicationis, permaneret tamen in eo infatigata voluntas sanctae exercitationis, solo nativo, et paternae haereditati, quam nostrates alodium vel patrimonium vocant, sese contulit, quod reliquum erat vitae ibidem in Dei servitio transacturus. Hanc denique possessionem Christo secum dudum obtulerat, monasteriumque in paterno solo construxerat, ut ubi ipse fuerat mundo procreatus, ibi multos per Dei gratiam generaret, et in loco suae nativitatis procrearentur filii supernae haereditatis.

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Riquier serait donc revenu à Centula où il se serait établi sur les terres qu’il possédait par héritage. Hariulf prend ici quelques libertés avec la Vie de Riquier réécrite par Alcuin. En effet, cette dernière indique simplement que Riquier, après être allé en Bretagne insulaire, est revenu chez lui où il a continué à mener une vie ascétique86. En outre, Hariulf insiste plus qu’Alcuin sur le fait que Riquier fonda l’abbaye sur « la terre paternelle », « l’héritage paternel », « sa terre natale » : cela signifie qu’il voit dans l’abbaye dont il est moine une fondation privée de Riquier87 mais cela illustre également sa volonté de souligner l’origine noble de ce dernier puisqu’il n’ignorait sans doute pas que les abbayes étaient normalement fondées par des nobles laïques ou ecclésiastiques88.

Toutefois, on ne peut s’empêcher d’être surpris par la brièveté de ce récit de fondation. Il est tout de même question de la fondation de l’abbaye de Saint-Riquier, dont l’histoire est au cœur de la chronique d’Hariulf, or ce dernier donne l’impression de l’évoquer en passant, comme si ce n’était qu’un détail. Même le récit de la retraite érémitique de Riquier dans la forêt de Crécy est plus développé alors que l’on aurait logiquement pu s’attendre à l’inverse. À la décharge d’Hariulf, il faut cependant reconnaître que la Vie de Riquier réécrite par Alcuin ne lui est pas d’un grand secours. Voici en effet la seule référence à la fondation d’un lieu de culte à Centula que l’on peut y lire : […] confiant à un autre le gouvernement de l’église qu’il avait fondée lui-même pour le Christ dans le vicus de Centule89. On note au passage que, là où Alcuin parle d’une église, lui qui cherche à faire de Riquier le modèle du prêtre local, Hariulf parle quant à lui d’un monastère, sans doute car il considère que Saint-Riquier a été une abbaye dès ses origines (ce qui est pourtant loin d’être sûr)90.

86 Alcuin, Vita Richarii, c. 9, p. 393-394 ; C. Veyrard-Cosme, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin, p. 120-121.

87 J. Mabillon a daté cette fondation de 627 mais cette date est en fait hypothétique (Annales ordinis sancti Benedicti, tome I, p. 336-337). Quoi qu’il en soit, si l’abbaye de Saint-Riquier a bien été fondée dans la première moitié du VIIe siècle, elle s’inscrit alors, avec des abbayes comme Valery, Amand, Péronne, Saint-Bertin, Saint-Wandrille, Jumièges ou encore Corbie, dans le grand mouvement de fondations monastiques qui a touché la Neustrie au VIIe siècle. À ce sujet, voir F. Prinz, Frühes Mönchtum im Frankenreich, p. 163-175 ; A. Dierkens, « Prolégomènes à une histoire des relations culturelles », p. 371-394 ; C. Mériaux, « Quentovic dans son environnement politique et religieux », p. 208-209.

88 À ce sujet, voir K. F. Werner, « Le rôle de l’aristocratie dans la christianisation », p. 45-73 ; R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc, p. 48-52, 125-126 et 394-395.

89 Alcuin, Vita Richarii, c. 12, p. 396 : […] ecclesiae regimen alteri tradens, quam ipse in Centulo vico Christo fundavit ; C. Veyrard-Cosme, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin, p. 126-127.

90 Cependant, la différence entre les deux est peut-être moins grande qu’il ne paraît comme le rappelle C. Mériaux lorsqu’il se demande « comment distinguer parfois une église d’un monastère quand on connaît les imprécisions du vocabulaire ? » (Gallia irradiata, p. 17). À ce sujet, voir aussi N. Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre et ses dépendances, p. 12-14.

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Dans le chapitre XVIII du livre I, Hariulf relate l’épisode de la venue de Dagobert à Centula à la demande de Ghislemar : Et à cette époque, le très puissant roi Dagobert lui-même, à la demande de Ghislemar, homme illustre, se rendit dans le Ponthieu pour rendre visite à l’homme de Dieu […]91. Riquier aurait alors prononcé un long sermon dans lequel il aurait rappelé au roi ses devoirs92. Ce dernier, au lieu d’en prendre ombrage, aurait au contraire apprécié les paroles de Riquier et lui aurait fait une donation pour l’entretien du luminaire :

Ledit roi, ravi par la constance de ses mœurs et l’application de sa prédication, commença à l’aimer en esprit et à le combler d’honneur, si bien qu’il lui donna le jour même un peu de ses revenus fiscaux pour le luminaire de la maison de Dieu93.

On retrouve la même présentation des faits dans la Vie de Riquier réécrite par Alcuin94. Toutefois, Hariulf mentionne ensuite une seconde donation qui ne figure pas, quant à elle, dans la version d’Alcuin :

Il lui confia également, ayant auparavant confessé ses mauvaises actions et reçu l’absolution, un territoire situé dans le Ponthieu et appelé Campania où se trouvent trois domaines qui, à partir de ce jour, ont servi au saint homme et qui, après son décès, ont servi jusqu’à aujourd’hui au monastère de Centule : le premier s’appelle Altvillaris, le deuxième Rebellismons et le troisième Valerias95.

91 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 29-30 : Nam quodam tempore ipse rex potentissimus Dagobertus, rogante viro illustri Gislemaro, Pontivas devenit in partes virum Dei visitare […].

92 A.-M. Helvétius a bien résumé le contenu de ce type de sermons que l’on trouve dans plusieurs sources hagiographiques des VIIe-VIIIe siècles, notamment dans la Vie de Colomban, celle d’Éloi et celle de Wandrille : « Le message transmis par ces différents textes peut se résumer ainsi : les grands ne se soucient que d’augmenter leur pouvoir, leurs possessions et leur prestige en ce monde, qu’ils considèrent comme des signes de la grâce divine et pour lesquels ils sont prêts à se battre entre eux sans merci ; pour faire régner l’ordre et la paix, il faut les amener à se convertir en profondeur, à intérioriser les vertus prônées par le Christ et à faire pénitence par crainte du Jugement dernier. Les nobles sont exhortés à préparer sur terre leur salut dans l’au-delà, par l’aumône – qui reste le moyen traditionnel de racheter ses péchés – mais aussi par un changement radical d’état d’esprit. Les moines semblent mieux qualifiés que d’autres pour transmettre cet enseignement aux grands laïcs » (« Hagiographie et formation politique des aristocrates dans le monde franc », p. 66).

93 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 30 : Cujus constantia morum, et instantia praedicationis praefatus rex delectatus, coepit eum animo amare, et honore prosequi intantum, ut ea ipsa die aliquid de censu suo ad luminaria domus Dei ei condonaret.

94 Alcuin, Vita Richarii, c. 11, p. 395-396 ; C. Veyrard-Cosme, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin, p. 122-127.

95 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 31 : Delegavit autem ei, prius facinorum suorum confessione praemissa et absolutione percepta, territorium quoddam in pago Pontivo, quod dicitur Campania, ubi habentur villae tres, ex ea die sancto viro, et post ejus transitum Centulo coenobio hodieque servientes : quarum prima vocatur Altvillaris, secunda Rebellismons, tertia Valerias.

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Ferdinand Lot pense que Campania désigne une région naturelle s’étendant à la fois sur les pagi de Thérouanne et de Ponthieu96. Selon Jules Hénocque97, Altvillaris correspond à Hautvillers-Ouville98, Rebellismons à Réalmont (ou Réaumont) et Valerias à Valines, ces deux derniers domaines se trouvant sur le territoire d’Hautvillers-Ouville ou dans les environs. Ferdinand Lot99 est d’accord avec Jules Hénocque au sujet de l’identification d’Altvillaris mais pense que Rebellismons correspond à Romont, sur le territoire de Buire-le-Sec100, et que Valerias correspond à Valloires, sur le territoire d’Argoules101.

Que penser toutefois des deux donations que Dagobert aurait faites à Riquier et qui ne sont confirmées par aucun diplôme de Dagobert, pas même par un des nombreux faux qui lui sont attribués102 ? On remarque que la première donation est évoquée de façon étonnamment vague, un peu comme le récit de la fondation de l’abbaye de Saint-Riquier. Selon Christoph Wehrli, cette première donation avait peut-être pour fonction d’inciter Charlemagne à se montrer lui aussi généreux envers Saint-Riquier103 mais on peut lui objecter qu’elle figurait déjà dans la première Vie de Riquier (fin du VIIe ou peu après le milieu du VIIIe siècle)104. En ce qui concerne la seconde donation, Ferdinand Lot105 s’est demandé si Hariulf n’aurait pas confondu avec un passage des Gesta Dagoberti dans lequel Dagobert donne Campania villa à l’abbaye de Saint-Denis106, sachant qu’Hariulf avait à sa disposition les Gesta Dagoberti puisqu’il les a utilisés dans le chapitre III du livre I de sa chronique107. Cependant, il s’agirait alors d’une bien étrange confusion : il est plus vraisemblable qu’Hariulf s’est délibérément inspiré de ce passage des Gesta Dagoberti pour ajouter la seconde donation. Par ailleurs, la présence de cette dernière dans la chronique d’Hariulf laisse penser que la possession par

96 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 31, note 3. Il est vrai que l’on trouve aujourd’hui dans cette région plusieurs toponymes dérivant de Campania : Campagne-lès-Boulonnais, Campagne-lès-Guines, Campagne-lès-Hesdin, Campagne-lès-Wardrecques ou encore Grandes et Campigneulles-les-Petites.

97 J. Hénocque, Histoire de l'abbaye et de la ville de Saint-Riquier, tome 3, p. 217. 98 Dép. Somme, arr. Abbeville, cant. Abbeville-1.

99 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 334, 350 et 354. 100 Dép. Pas-de-Calais, arr. Montreuil, cant. Auxi-le-Château.

101 Dép. Somme, arr. Abbeville, cant. Rue.

102 Selon L. Theis, le grand nombre de faux placés sous le nom de Dagobert, qui l’emporte dans ce domaine sur tous les autres souverains mérovingiens et sur la plupart des Carolingiens, témoigne du crédit dans lequel était tenu ce roi et de l’intérêt que l’on pouvait trouver à solliciter la garantie de sa mémoire (Dagobert, p. 42). Au sujet des faux diplômes de Dagobert pour l’abbaye de Saint-Denis, voir C. Brühl, Studien zu den merowingischen Königsurkunden, p. 137-201.

103 C. Wehrli, Mittelalterliche Überlieferungen von Dagobert I., p. 117-118.

104 Vita Richarii primigenia, c. 6, p. 447-448 ; C. Veyrard-Cosme, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin, p. 18-19.

105 F. Lot, « Nouvelles recherches sur le texte de la chronique », p. 263.

106 Gesta Dagoberti I. regis Francorum, c. 37, p. 414-415 ; MGH, Diplomata, DD Mer. 2, Dep. 183, p. 576. 107 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 11.

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l’abbaye d’Altvillaris, Rebellismons et Valerias a pu être remise en cause à l’époque d’Hariulf ou peu de temps auparavant. Dans ce cas, Hariulf aura fait remonter l’origine de cette possession à l’époque de Riquier et de Dagobert pour la rendre d’autant plus incontestable108. Quoi qu’il en soit, ces deux donations confirment le fait que l’abbaye est à ses yeux une fondation privée de Riquier, et non une fondation royale, puisqu’il les évoque trois chapitres après la fondation de l’abbaye : autrement dit, pour Hariulf, ces donations sont venues accroître le temporel de l’abbaye après sa fondation et donc ne faisaient pas partie de sa dotation initiale.