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Le problème de l’auteur de l’œuvre

Présentation de la chronique d’Hariulf

C. Le problème de l’auteur de l’œuvre

Nous avons vu qu’Hariulf se présente dans la préface comme l’auteur de la chronique. Cependant, à la fin de cette dernière, il apporte quelques précisions :

Moi, frère Hariulf, humble moine du monastère du bienheureux Riquier, achevant avec l’aide de Dieu cet ouvrage sur la noblesse et les utilités de notre saint lieu commencé il y a plusieurs années par le seigneur Saxovalus, […]90.

La chronique d’Hariulf ne serait donc pas entièrement de lui. Ferdinand Lot a naturellement vu la mention de Saxovalus (ou Saxogualus) faite par Hariulf mais il n’a pas

89 Nous verrons plus loin que les éléments concernant l’abbé Gervin II ont été ajoutés quelques années plus tard. 90 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 283 : Ego frater Hariulfus monasterii beati Richarii humilis monachus, hoc de sancti loci nostri nobilitate vel utilitatibus a domno Saxovalo ante plures annos inchoatum opus, Deo auxiliante, perficiens, […].

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trouvé la solution du problème91. À sa décharge, il faut reconnaître qu’en l’absence du manuscrit original, disparu en 1719, il est aujourd’hui impossible de repérer dans la chronique un éventuel changement de main permettant de distinguer ce qui est l’œuvre de Saxovalus et ce qui est l’œuvre d’Hariulf. Cependant, même si le manuscrit original était encore à notre disposition, sa consultation ne nous apprendrait rien de certain sur ce point car on ne peut pas écarter l’hypothèse que l’un ou l’autre des deux moines a pu dicter tout ou partie du texte de la chronique à un ou plusieurs scribes. Par ailleurs, même en lisant celle-ci attentivement et à plusieurs reprises, il est très difficile d’y repérer un éventuel changement de style92 ou de projet93 permettant de faire la distinction entre Saxovalus et Hariulf. Mais l’extrait qui précède ne signifie pas forcément que ce dernier s’est contenté de continuer le travail de Saxovalus à partir de l’endroit précis où il s’était interrompu, peut-être à la suite de son décès. En effet, Hariulf a également pu composer la chronique que nous connaissons aujourd’hui en s’inspirant d’un ouvrage commencé mais laissé inachevé par Saxovalus ou même simplement en utilisant des notes éparses laissées par ce dernier94.

Force est de constater que nous ne savons pas grand-chose sur Saxovalus. Hormis celle de l’extrait qui précède, nous ne possédons que trois mentions de lui. Les deux premières se trouvent dans la chronique : la première dans le chapitre XXII du livre IV où il apparaît comme témoin d’un acte du comte Guy Ier de Ponthieu datant de 106795 et la seconde dans le chapitre XXIII du livre IV où, avec le titre de préchantre, il accompagne l’abbé Gervin en Angleterre en 106896. La troisième mention de Saxovalus figure dans l’obituaire de l’abbaye, au VII des calendes de septembre (26 août)97. Par ailleurs, nous n’avons trouvé que cinq individus portant un nom assimilable à Saxovalus (ou Saxogualus) entre le Xe et le XIIe siècle98 (mais il y en eut sans doute davantage). Ainsi, un Saxwalo (ou Sasgualo),

91 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. XVII et XLVII-XLVIII.

92 F. Dolbeau souligne de plus le fait que « les différences stylistiques ne sont pas une preuve absolue de diversité d’auteur » (« Les hagiographes au travail », p. 64).

93 En revanche, L. Morelle a bien mis en évidence le fait que le projet de Folcuin a évolué, au cours de la rédaction de ses Gesta abbatum Sithiensium (961-962), pour la période allant de 890 environ à 962 (Autour de Folcuin de Saint-Bertin, p. 93-125). De même, on sait que le projet initial d’Orderic Vital, à savoir la rédaction de l’histoire de l’abbaye de Saint-Évroult, s’est élargi par cercles concentriques jusqu’à devenir la rédaction d’une véritable histoire de l’Église (M. Chibnall, The World of Orderic Vitalis, p. 36-37 et 176-180).

94 Il est également possible qu’Hariulf fasse référence à Saxovalus dans le cadre d’une stratégie littéraire visant à donner plus d’autorité à son propre travail.

95 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 237. 96 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 242.

97 F. Lot, « Nouvelles recherches sur le texte de la chronique », p. 268.

98 Nous en avons trouvé davantage portant des noms un peu différents comme Sagalo, Sasuualus, Saswalo, Senswalo ou encore Sesgualo.

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vicomte d’Amiens, est témoin d’un acte du comte Gauthier Ier d’Amiens datant de 98599. Un Saxwalo est témoin d’un acte du comte Thibaud Ier de Champagne datant de 1035100. Les trois derniers, qui sont peut-être un seul et même individu, figurent quant à eux dans des actes d’évêques d’Amiens datant du deuxième quart du XIIe siècle : un Saxonwalo de Milly101 dans un acte de l’évêque Guérin datant de 1131102, un Saxonvalo dans un acte de l’évêque Guérin datant de 1127/1144103 et un Saxgualo dans un acte de l’évêque Thierry datant de 1144/1147104. Manifestement, aucun d’eux n’est le Saxovalus qui nous intéresse mais un lien de parenté existe peut-être entre lui et eux.

Nous pouvons déduire de ces éléments que Saxovalus était bien plus âgé qu’Hariulf (qui est né vers 1060105) et qu’il devait sans doute être issu d’une famille aristocratique locale. De plus, étant donné qu’un chantre pouvait être amené à s’occuper du comput et à rédiger des annales, voire à faire office de bibliothécaire ou de magister scholarum106, Saxovalus devait être cultivé et il n’est donc pas impossible qu’il ait effectivement entrepris, peut-être à la demande de l’abbé Gervin dont il était visiblement proche, la rédaction d’un ouvrage relatif à l’histoire de l’abbaye de Saint-Riquier. Ferdinand Lot a émis l’hypothèse que Saxovalus est également l’auteur de la Vie d’Enguerrand utilisée par Hariulf dans la première moitié du livre IV de sa chronique mais il reconnaît lui-même que cette hypothèse n’est pas « très séduisante107 ». En définitive, c’est parce qu’il est impossible de déterminer de façon satisfaisante ce qui est l’œuvre de Saxovalus que nous considérons, par commodité, qu’Hariulf est l’auteur de la chronique108.

99 L. Levillain, Examen critique des chartes mérovingiennes et carolingiennes de l’abbaye de Corbie, n° 40, p. 302-303.

100 Chartes comtales pour la Champagne et la Brie, éd. M. Bur, tome 1, TH1a, p. 3.

101 Ce Saxonwalo de Milly fait penser au Sagalo de Miliaco (Sagalon de Milly) qui est témoin d’un acte du comte Thibaud Ier de Champagne datant de 1042 (Chartes comtales pour la Champagne et la Brie, éd. M. Bur, tome 1, TH1b, p. 3). Au sujet de Sagalon de Milly, voir O. Guyotjeannin, Episcopus et comes, p. 23-25.

102 Les actes des évêques d’Amiens, éd. S. Lecoanet, tome 1, n° 85, p. 189. 103 Les actes des évêques d’Amiens, éd. S. Lecoanet, tome 1, n° 126, p. 219. 104 Les actes des évêques d’Amiens, éd. S. Lecoanet, tome 2, n° 161, p. 247. 105 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. V.

106 M. McCormick, Les annales du haut Moyen Âge, p. 25-26.

107 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. XLVII-XLVIII. 108 Nous avons choisi de retracer la biographie d’Hariulf dans notre chapitre 2.

47 D. L’époque de rédaction de l’œuvre

Si on laisse de côté la part relevant de Saxovalus, il apparaît qu’Hariulf a rédigé sa chronique en deux temps. À la fin de la chronique, il déclare avoir achevé cette dernière en 1088 :

Et cet ouvrage a été achevé en l’an 1088 de l’humanité du Fils de Dieu, dixième indiction, vingt-huitième année du roi Philippe, trente-sixième année du comte Guy de Ponthieu109.

Contrairement à ce que pensait Ferdinand Lot110, ces éléments de datation ne concordent pas tout à fait car la dixième indiction va de septembre 1087 à septembre 1088, la vingt-huitième année du règne de Philippe Ier va d’août 1087 à août 1088 (en prenant comme point de départ la mort d’Henri Ier en août 1060) mais la trente-sixième année du comte Guy Ier de Ponthieu va d’octobre 1088 à octobre 1089. Cependant, en émettant l’hypothèse qu’Hariulf s’est trompé sur l’année où Guy Ier est devenu comte de Ponthieu (en croyant que c’était 1052 alors que c’est 1053), on peut alors conclure qu’il a terminé sa chronique entre janvier et août 1088, ce qui rejoint alors l’opinion de Ferdinand Lot pour qui la chronique est sans doute du début de 1088111. À cette date, elle s’arrêtait alors avec l’épitaphe de l’abbé Gervin décédé en 1075112. Toutefois, Hariulf a ensuite complété sa chronique en 1104/1105 : il a en effet ajouté le récit des événements ayant eu lieu entre 1075 et les premières années du XIIe siècle, c’est-à-dire l’abbatiat contesté de Gervin II (1071-1096/1097), neveu de Gervin, et son décès à l’abbaye de Marmoutier, près de Tours, en 1104/1105113, or nous savons que c’est en 1105 qu’Hariulf a quitté Saint-Riquier pour devenir le troisième abbé de Saint-Pierre d’Oudenburg114.

Peut-on à présent déterminer quand Hariulf a commencé à travailler et donc combien de temps a duré la rédaction de sa chronique ? Compte tenu de ce qui précède, il est certain

109 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 283-284 : Completum est autem istum opus humanitatis Filii Dei anno MLXXXVIII, indict. X, anno regis Philippi XXVIII, Widone Pontivorum comite annis XXXVI.

110 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. XVII. 111 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. XVII, note 1. 112 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 274.

113 Selon F. Lot (Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. XVII et p. 283, note 2). L’année exacte n’est pas connue avec certitude car Hariulf indique simplement que Gervin II est décédé le IV des ides de janvier, soit le 10 janvier (Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 283).

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qu’il a commencé à travailler après 1075 puisque la première version de sa chronique s’arrêtait au décès de l’abbé Gervin en cette même année. Cependant, comme Hariulf est né vers 1060115, il n’a guère pu commencer à travailler avant le milieu des années 1080. De plus, il déclare à la fin des livres I, II et III de sa chronique qu’il va désormais prendre un peu de repos avant de continuer son œuvre116. Ces indications, si elles ne sont pas des topoi, laissent penser que la rédaction de la chronique a duré plusieurs mois, voire plus d’un an. Dans ce cas, Hariulf aurait donc rédigé sa chronique en 1086/1088 puis il l’aurait complétée en 1104/1105. La première version de la chronique d’Hariulf est donc une œuvre de jeunesse tandis que les ajouts de 1104/1105 sont l’œuvre d’un moine dans la force de l’âge117.

Il est toutefois nécessaire de préciser que le passage dans lequel Hariulf déclare avoir achevé son œuvre en 1088 se trouve après les éléments qu’il a ajoutés en 1104/1105118. En outre, selon Jean Mabillon (qui a consulté le manuscrit original), tout ce qui suit le mot defecerant119 est d’une autre main120. Pour résoudre ces deux problèmes, Ferdinand Lot a avancé les deux explications suivantes : d’une part, le feuillet sur lequel se trouvait le passage dans lequel Hariulf déclare avoir achevé sa chronique en 1088 a été enlevé puis mal remis en place121 et, d’autre part, l’écriture d’Hariulf a pu changer sensiblement entre 1088 et 1104/1105122. En ce qui concerne la première explication, nous sommes d’avis que le feuillet en question (qui contenait également le poème d’Hariulf dont les vingt-et-un vers présentent la particularité de se terminer tous par -avi) devait à l’origine se trouver après l’épitaphe de l’abbé Gervin décédé en 1075, qu’il a été enlevé par Hariulf lui-même lorsqu’il a complété sa chronique en 1104/1105 et que celui-ci l’a ensuite remis juste après ce qu’il venait d’ajouter à son œuvre. C’est sans doute à ce moment-là qu’Hariulf a ajouté les noms des dix moines chassés de l’abbaye par Gervin II que l’on peut lire à la suite du poème dont les vingt-et-un vers présentent la particularité de se terminer tous par -avi123. En ce qui concerne la seconde explication, nous devons avouer que l’idée de Ferdinand Lot selon laquelle l’écriture

115 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. V.

116 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 45, 79 et 176.

117 En guise de comparaison, on peut signaler que les Gesta abbatum Sithiensium de Folcuin sont une œuvre de jeunesse puisque ce dernier avait à peine plus de vingt ans en 961-962 (L. Morelle, Autour de Folcuin de Saint-Bertin, p. 59-61) mais que l’Histoire de l’Église de Reims de Flodoard est une œuvre de maturité puisque ce dernier avait plus de cinquante-cinq ans en 948-952 (M. Sot, Un historien et son Église, p. 83).

118 Il en est déjà ainsi dans la copie faite par A. Duchesne (Paris, BnF, ms. lat. 12893, fol. 249v-250r). 119 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 273.

120 Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, saeculum IV, pars prima, p. 116, note c ; Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, saeculum VI, pars secunda, p. 336, note a.

121 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. XVII. 122 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. XVIII, note 1. 123 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 284.

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d’Hariulf aurait pu changer entre 1088 et 1104/1105 ne nous convainc pas complètement car il n’est pas certain que l’écriture d’un adulte varie beaucoup entre l’âge de vingt-cinq à trente ans (Hariulf en 1088) et l’âge de quarante à quarante-cinq ans (Hariulf en 1104/1105) : il nous semble plutôt qu’elle varie surtout dans le cas d’un enfant ou d’une personne âgée124. Par ailleurs, le fait que le mot defecerant se trouve dans la partie de la chronique achevée en 1088 signifie que le changement de main observé par Jean Mabillon a eu lieu cette même année et non en 1104/1105 et que c’est la nouvelle main qui a écrit dans le manuscrit original ce qu’Hariulf a ajouté à sa chronique en 1104/1105. Il faudrait alors croire qu’Hariulf a dicté tout ou partie de sa chronique à un ou plusieurs scribes125. Toutefois, on peut également voir dans cette anomalie une preuve en faveur de l’hypothèse selon laquelle ce que nous appelons le « manuscrit original » est en fait une copie datant du Moyen Âge.

Selon Ferdinand Lot126, l’extrait suivant du chapitre XXXVI du livre IV, rédigé en 1104/1105, révèle qu’Hariulf aurait eu le projet de rédiger un cinquième livre :

Mais en vérité, puisque nous avons laissé de côté des choses si tristes au sujet de cet abbé, des choses heureuses seront bientôt racontées au sujet de son successeur, grâce à la miséricorde généreuse du Christ, afin que, par lui, l’église du Christ se réjouisse pour l’éternité127.

Hariulf oppose ici l’abbé Gervin II (1071-1096/1097), très critiqué, et son successeur l’abbé Anscher (1097-1136). Si l’interprétation de Ferdinand Lot est bien sûr recevable, nous préférons voir dans cet extrait la preuve qu’Hariulf pensait que sa chronique serait poursuivie mais pas forcément par lui-même. Plus généralement, il est difficile de savoir si Hariulf a apporté des corrections au texte de sa chronique entre 1086/1088 et 1104/1105 mais cela n’a rien d’impossible dans la mesure où cette pratique est attestée pour de nombreux autres

124 C’est manifestement le cas de Raoul Glaber puisque, selon M. Arnoux, son écriture dans le cinquième et dernier livre de ses Historiarum libri quinque (années 1020-1040) est marquée par l’âge (Raoul Glaber, Histoires, éd. et trad. M. Arnoux, p. 14). Au sujet de l’évolution de l’écriture d’un même scribe au cours du temps et des différentes formes d’écriture qu’un même scribe peut utiliser, voir P. Bourgain, « À la recherche des caractères propres aux manuscrits d’auteur médiévaux latins », p. 193-194.

125 À ce sujet, voir M. Peyrafort, « Les ateliers de copie », p. 41. 126 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. XVII-XVIII.

127 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 283 : Verum quia de hoc abbate tam tristia digessimus, largiente Christi misericordia, de ipsius successore jam pro[s]pera narrabuntur, ut ex eo Christi ecclesia gaudeat in aevum.

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auteurs plus ou moins contemporains de lui, tels Richer de Reims, Adémar de Chabannes, Raoul Glaber, Hugues de Flavigny ou encore Orderic Vital128.

III. Les modifications et ajouts effectués dans le manuscrit original après

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