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Angilbert, le saint reconstructeur de l’abbaye

A. Une proximité ancienne

À la fin du chapitre XII et dernier du livre II, Hariulf avoue un peu malgré lui qu’il ne sait pas grand-chose au sujet d’Angilbert :

Nous avions de nombreux faits importants et illustres à évoquer concernant cet homme vénérable mais, comme nous n’avons pas été capable de rassembler tout ce qu’il y a dans les histoires des Francs à son sujet et au sujet de sa probité, nous demandons aux nôtres de se contenter des quelques éléments que nous avons cependant rapportés à la louange de Dieu tout-puissant et en l’honneur de cet homme

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bienheureux. En ce qui concerne les autres éléments, nous n’avons pas eu le talent pour dire tout ce qu’il fallait sur lui et nous avons pris soin de ne pas susciter la lassitude de l’auditeur en traitant de trop de choses1.

En dépit des « quelques éléments » dont il dispose au sujet d’Angilbert2, Hariulf insiste dès le premier chapitre du livre II sur l’ancienneté des liens existant entre celui-ci et Charlemagne :

En l’an 754 de l’Incarnation du Seigneur, alors que Pépin gouvernait le royaume des Francs avec ses fils Charles et Carloman, Angilbert, digne à jamais d’être célébré par la louange de tous les hommes de bien, s’était si bien concilié l’amitié desdits rois par les qualités naturelles de sa noblesse que, d’une façon étonnante, ils l’aimaient comme s’il était le fruit de leurs entrailles et que, alors que les autres s’efforçaient de plaire aux rois, c’était à l’inverse ces derniers qui s’efforçaient de lui plaire du fait de leur affection pour lui3.

De toute évidence, cette affirmation est une invention d’Hariulf qui s’est laissé emporter par sa volonté de louer Angilbert. De plus, la référence à l’année 754, qui provient de la Revelatio ostensa papae Stephano attribuée à Hilduin de Saint-Denis4, confirme le fait qu’Hariulf ne disposait pas d’informations précisément datées au sujet d’Angilbert car ce dernier, comme nous l’avons vu dans notre chapitre 3, est en fait né vers 750.

1 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 79 : Multa et magna atque insignia sunt quae de hoc venerabili viro dicere habebamus, sed quia omnia comprehendere nequivimus quae in historiis Francorum de illo ejusque probitate habentur, rogamus ut ad laudem Dei omnipotentis et ad honorem beati viri paucula haec nostratibus interim sufficiant. Caeterum, ut omnia quae de illo sunt diceremus, defuit virtus, adfuit sed cautela, ne plurima disserendo fastidium inferremus auditori.

2 Les informations relatives à Angilbert proviennent du manuscrit de Gorze rapporté par l’abbé Gervin (1045-1071) et déjà évoqué dans notre chapitre 3. Aujourd’hui perdu, ce manuscrit renfermait également des informations relatives à l’histoire de l’abbaye de Saint-Riquier au IXe siècle. Nous l’étudierons en détail dans notre chapitre 14.

3 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 47 : Anno igitur Incarnationis Dominicae DCCLIV, cum Pippinus, cum filiis Karolo et Karlomanno Francorum, orbi imperaret, omnium bonorum laude semper attollendus, Anghilbertus, indole suae nobilitatis, jam dictos reges sic in sui amorem converterat, ut miro modo visceraliter illum diligerent, et, verso modo, reges quibus ab aliis placere studetur, huic prae affectu dilectionis placere studerent.

4 Hilduin de Saint-Denis, The Passio S. Dionysii in Prose and Verse, éd. et trad. angl. M. Lapidge, c. 2, p. 858-859. Cependant, selon A. J. Stoclet, la Revelatio ostensa papae Stephano serait peut-être l’œuvre d’Hincmar (« La Clausula de unctione Pippini regis, vingt ans après », p. 720-721). M. Lapidge est d’avis qu’elle n’est pas l’œuvre d’Hilduin mais il ne mentionne pas l’hypothèse selon laquelle Hincmar en serait l’auteur (Hilduin de Saint-Denis, The Passio S. Dionysii in Prose and Verse, p. 853-855).

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La suite de la biographie d’Angilbert telle que l’on peut la lire dans la chronique d’Hariulf est elle aussi incertaine. Dans le chapitre VI du livre II, il est notamment question du mariage d’Angilbert avec Berthe, fille de Charlemagne : Cette amitié s’est développée à un point tel qu’il épousa la fille du roi, nommée Berthe, avec laquelle il eut deux fils, Hartnid et Nithard5. Cependant, comme nous l’avons vu dans notre chapitre 1, cette phrase a été ajoutée par l’abbé Anscher (1097-1136) qui, cherchant à obtenir la canonisation d’Angilbert, a inventé le mariage de ce dernier et de Berthe6 afin d’effacer le caractère scandaleux que leur liaison pouvait revêtir au début du XIIe siècle.

Selon Hariulf, Charlemagne aurait ensuite confié un duché (ou un commandement) à Angilbert :

Et, pour augmenter l’honneur du palais, le duché de toute la terre maritime lui fut confié. […] Quand Angilbert, ayant reçu le duché, se rendit dans le Ponthieu, il apprit par les habitants de la région les signes et les prodiges de vertu que le Christ tout-puissant opérait continuellement sur le tombeau de son très saint confesseur Riquier7. Le fait que seule la première des deux phrases de cet extrait figure dans l’interpolation faite par Anscher8 signifie que ce dernier n’a pas inventé l’affirmation selon laquelle Angilbert aurait reçu un duché et qu’il n’a sans doute évoqué le totius maritimae terrae ducatus que pour mieux intégrer son interpolation au sein de la chronique d’Hariulf. Dans ce cas, l’affirmation selon laquelle Angilbert aurait reçu un duché, qui n’est confirmée par aucun document contemporain9, a pu être inventée par Hariulf, à moins qu’elle provienne d’une source plus ancienne, écrite ou orale. Cependant, la nature exacte de ce duché est problématique. S’il est certain que Charlemagne s’est soucié de mieux défendre le littoral

5 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 52 : Quae amicitia in tantum convaluit ut regis filiam, nomine Bertam, in conjugium acciperet, de qua duos filios Harnidum et Nithardum genuit.

6 Certains historiens persistent cependant à croire qu’Angilbert et Berthe étaient mariés, notamment S. A. Rabe (Faith, Art, and Politics at Saint-Riquier, p. 73-74) et F. Möbius (Die karolingische Reichsklosterkirche Centula, p. 12) pour qui il s’agissait même d’une Friedelehe.

7 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 52 : Cui etiam, ad augmentum palatini honoris, totius maritimae terrae ducatus commissus est. […] Angilbertus itaque cum, accepto ducatu, Pontivum inviseret, a provincialibus audivit signa et prodigia virtutum, quae omnipotens Christus ad sepulcrum sui sanctissimi confessoris Richarii jugiter operabatur.

8 Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, saeculum IV, pars prima, p. 108, note a ; Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 52, note b.

9 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 52, note 1. De ce point de vue, F. Möbius, pour qui Angilbert fut à la fois abbé, comte et duc, nous semble faire preuve d’une grande crédulité (Die karolingische Reichsklosterkirche Centula, p. 15-25).

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contre les Vikings, l’hypothèse défendue naguère par Jan Dhondt de l’existence d’une marche maritime allant du Rhin jusqu’à l’Armorique, divisée en plusieurs commandements dans la seconde moitié du IXe siècle, n’est plus admise aujourd’hui de façon unanime10. De même, il est difficile de dire si ce duché pouvait avoir un lien quelconque avec la fonction d’administrateur des douanes sur le littoral de la Manche exercée par Gervold, abbé de Saint-Wandrille de 787/788 à 806/80711, ou avec celle de préfet du port de Quentovic dans laquelle Grippo est attesté en 85812. En revanche, il est peu probable qu’il soit une réminiscence du duché de Dentelin (compris entre la Canche, l’Oise et la forêt Charbonnière) mentionné dans la chronique du pseudo-Frédégaire13 car Hariulf n’a pas utilisé cette source. En fait, mais nous le verrons plus en détail dans notre chapitre 11, il est possible que l’évocation d’un duché confié à Angilbert, par la suite abbé de Saint-Riquier, ait un rapport avec la rivalité opposant l’abbaye et le comte de Ponthieu au XIe siècle.