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La retraite érémitique et le décès de Riquier

Riquier, le saint fondateur de l’abbaye

D. La retraite érémitique et le décès de Riquier

Dans le chapitre XIX du livre I, Hariulf raconte comment Riquier, à la fin de sa vie, résolut de devenir ermite71. Ce faisant, il insiste davantage qu’Alcuin72 sur le fait que Riquier voulait fuir les sollicitations des puissants afin de se consacrer pleinement à la contemplation : Lui-même, souhaitant maintenant être reçu dans les lieux célestes et ne supportant plus qu’avec peine d’être davantage soumis à de telles sollicitations de la part d’hommes illustres, désira se retirer au désert afin de se consacrer plus librement à Dieu seul et de cueillir les fruits de la vie contemplative, lui qui, avec zèle, n’épargnait pas ses efforts dans la vie active. […] il se consacra entièrement à la recherche de Dieu et aspira à la vie érémitique dans laquelle il pourrait en secret, dans son esprit, explorer les contrées célestes et se sanctifier tout entier en Dieu par qui il devait bientôt être accueilli73.

69 Dép. Pas-de-Calais, arr. Montreuil, cant. Auxi-le-Château. À nouveau, c’est une façon de rappeler la possession de ce domaine par l’abbaye. Il existe aujourd’hui à Douriez une collégiale Saint-Riquier mais celle-ci a été édifiée au début du XVIe siècle.

70 Ce miracle et le précédent rappellent ceux accomplis par Jésus (Jean 9, 1-12 ; Matthieu 14, 22-33 = Marc 6, 45-52 = Jean 6, 16-21).

71 Même désir de vivre en ermite dans la Vie de Josse datant du Xe siècle (Vita Iudoci, c. 5, p. 567, c. 9, p. 568, et c. 11, p. 569 ; H. Le Bourdellès, « Vie de St Josse avec commentaire historique et spirituel », p. 919, 922-923 et 930-932) et dans la Vie de Mauguille rédigée par Hariulf (Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, saeculum IV, pars secunda, c. 5, p. 539). Au sujet de l’érémitisme durant le haut Moyen Âge, voir J. Heuclin, Aux origines monastiques de la Gaule du Nord.

72 Alcuin, Vita Richarii, c. 12, p. 396 ; C. Veyrard-Cosme, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin, p. 126-127.

73 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 31-32 : Quod ipse caelestibus jamjam inseri cupiens sat moleste ferens ne tantis honoratorum virorum obsequiis ulterius ambiretur, eremum cupivit, quatenus soli Deo liberius vacaret, et contemplativos carperet fructus, qui in actualibus haud segniter desudabat. […] divinis sese ex integro contulit theoriis, eremiticam petiit vitam, qua secretius sola caelestia mente rimaretur et totum se in Deo sanctificaret, a quo post modicum erat suscipiendus.

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Dans le chapitre XX, Hariulf décrit la vie très austère que mena Riquier, jusqu’à son décès, dans son modeste ermitage de la forêt de Crécy. Il ne s’y retira pas seul mais accompagné par un disciple nommé Sigobard74 :

Et ainsi Riquier, grand confesseur de Dieu et père remarquable, avec un seul disciple nommé Sigobard, brillant d’une haute noblesse, entra dans ladite habitation, très satisfait de cette petite cabane faite d’une façon très rudimentaire, car cette habitation correspondait à sa vie, et estimant excessif que le contempteur du siècle paraisse avoir quelque chose des richesses du siècle75.

Selon Bruno Krusch, le nom du disciple de Riquier est peu commun76. On trouve un comte portant ce nom dans la Vie de Valery datant du deuxième tiers du XIe siècle77 mais il se peut que l’auteur de cette Vie l’ait tiré de la Vie de Riquier réécrite par Alcuin. Il importe surtout de noter qu’Hariulf, à la différence d’Alcuin78, insiste sur la noblesse de Sigobard, comme pour introduire l’idée que Riquier avait des disciples à la hauteur de sa propre noblesse.

Dans le chapitre XXI, Hariulf relate le décès de Riquier le 26 avril (le VI des calendes de mai) d’une année inconnue79. Cependant, avant de recopier pour cela le passage adéquat de la Vie de Riquier réécrite par Alcuin80, il adopte un ton plus personnel :

Jusqu’à présent, tant qu’il s’agissait de la vie du saint, mon esprit était joyeux et se réjouissait comme si notre saint patron était encore en vie alors qu’il racontait ce que celui-ci avait fait de son vivant. Jusqu’à présent, nous naviguions pour ainsi dire sous des vents favorables et, en relisant les actions paisibles de notre père très cher, nous

74 Tels Colomban avec Domoal ou avec Gall (Jonas de Bobbio, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, éd. B. Krusch, c. 9, p. 168, et c. 11, p. 171 ; Id., Vie de saint Colomban et de ses disciples, trad. A. de Vogüé, p. 117 et 121) et Josse avec Vurmarius (Vita Iudoci, c. 7, p. 568 ; H. Le Bourdellès, « Vie de St Josse avec commentaire historique et spirituel », p. 920 et 930).

75 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 32-33 : Magnus itaque confessor Dei et eximius Pater Richarius, cum solo commilitone, nomine Sygobardo apice nobilitatis fulgido, praefatam habitationem ingressus est, parvo tantum tuguriunculo vilissimo opere facto contentus, ut habitatio vitae congrueret, superfluum aestimans saeculi contemptorem aliquid saeculi divitiarum videri habere.

76 Vita Richarii primigenia, p. 450, note 7. 77 Vita Walarici, c. 12, p. 165.

78 Alcuin, Vita Richarii, c. 14, p. 397 ; C. Veyrard-Cosme, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin, p. 128-129.

79 On considère traditionnellement que ce fut en 645 mais rien ne permet de le prouver positivement.

80 Alcuin, Vita Richarii, c. 14, p. 398 ; C. Veyrard-Cosme, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin, p. 130-131.

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avions comme l’impression de chanter doucement les chants des marins ; mais maintenant, mon esprit, que vas-tu choisir ? Garderas-tu le silence ou raconteras-tu la mort du juste ? Mais n’appelle pas mort ce qui fut une naissance pour le saint. En effet, quand il mourut dans ce monde, il naquit alors en vérité dans les cieux auprès du Christ. Il est malheureux d’aimer de soi-même les lieux mortels et, après avoir affronté des dangers, de ne pas vouloir regarder le port. Tu dois te réjouir de notre père qui, sauvé du naufrage du monde, se réjouit de vivre couronné de laurier avec le Christ dans un séjour intangible. Et je dis intangible parce que céleste, intangible parce qu’éternel, intangible parce que ne pouvant être atteint par les attaques d’aucun ennemi. Par conséquent, ayant calmé la douleur de notre cœur et séché l’abondance de nos larmes, nous racontons non la mort mais le passage à la vie éternelle de notre père qui en vérité est bienheureux car, en méprisant le monde, il a toujours visé ce passage. À présent, nous adoucissons notre visage afin que la gloire de notre père soit annoncée ouvertement81.

Bien que les procédés rhétoriques utilisés par Hariulf puissent soulever des interrogations quant à sa sincérité réelle82, on voit cependant qu’il a cherché à introduire une forme de dramatisation dans son récit, sans doute parce qu’il trouvait la version d’Alcuin trop sobre. On remarque en particulier la métaphore de la mer qui sous-tend tout le passage mais qui n’est pas si surprenante que cela de la part d’un moine dont l’abbaye était proche de l’embouchure de la Somme.

Après avoir inhumé Riquier dans la forêt de Crécy, conformément à ses dernières volontés, son disciple Sigobard, qui se morfondait depuis lors, aurait eu une vision de Riquier comparant la misérable cabane qu’il avait dans son ermitage avec la demeure glorieuse et resplendissante qui était désormais la sienne au paradis. Pour mieux mettre en relief cette

81 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, p. 34 : Hactenus dum de sancti vita ageretur se hilarem animus gestiebat, et quasi de vivente patrono gaudebat, cum quae vivens fecisset narrabat, hactenus tanquam prosperis navigabamus ventis, et dilecti Patris gesta lectione placida percurrendo, quasi dulce nobis celeuma canere videbamur ; at nunc anima quid eligis ? conticesces, an justi mortem narrabis ? sed ne dicas mortem quae sancto fecit natalem. Nam quando mundo mortuus, tunc Christo est in caelis vere natus. Miserum est loca mortis ultro amare, et, post experta saltem pericula, portum nolle videre. Simul et Patri congaudere debes, qui, naufragio mundi salvatus, firma sede cum Christo vivens gaudet laureatus. Firma, inquam, quia caelesti ; firma, quia aeterna ; firma, quia nullis hostium incursibus auferenda. Cordis igitur dolore lacrymarum ubertate digesto Patris non mortem, sed transitum dicamus, qui idcirco vere beatus est, quia mundum contemnens hunc transitum semper ambivit. Sed jam frontem solvamus quo Patris gloria libere nuntietur.

82 J. Leclercq estime toutefois que chez les auteurs monastiques, dans ce genre de circonstances, les « sentiments réellement éprouvés exigeaient une expression d’autant plus littéraire qu’ils étaient plus intenses » (L’amour des lettres et le désir de Dieu, p. 125).

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vision qui, naturellement, remplit Sigobard de joie, Hariulf lui consacre l’intégralité du chapitre XXII du livre I83 alors qu’Alcuin l’avait placée dans le chapitre 14 de sa Vie de Riquier, à la suite du récit du décès du saint84.

II. Les origines des abbayes de Saint-Riquier et de Forest-Montiers