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La timide victoire de la RSE

Responsabilité Sociale et Régulation hybride

20. La timide victoire de la RSE

Si ISO 26000 marque en quelque sorte la culmination d’une première étape, qu’on pourrait dire de naissance et sortie de la couveuse du concept de Responsabilité Sociale, concept qui doit maintenant gagner du terrain dans tout le champ de l’activité humaine et pour tous les types d’organisations, il n’en reste pas moins que les milieux professionnels ne sont pas encore rendus à ce qui ne constitue pas un simple thème de gestion à rajouter aux autres déjà connus, mais un nouveau schème de gestion à pratiquer en remplacement de l’ancien. Ainsi, les lignes directrices ISO 26000 permettent d’instituer un certain consensus intellectuel dans « les milieux autorisés » de la RSE, mais pas forcément dans tout le milieu organisationnel qui continue souvent de douter et tergiverser, de ne pas comprendre et de confondre Responsabilité Sociale et philanthropie.

Certes, le contexte géo-économico-politique évolue rapidement depuis la crise financière, qui s’articule à tous les autres niveaux de crise : budgétaire, politique, social, écologique, alimentaire, sanitaire, énergétique. L’échec patent de l’autorégulation du système, pourtant tant vantée en son heure par les économistes libéraux, ne donne aucune autre sortie que celle de la régulation agie et concertée entre les différents acteurs sociaux, c'est-à-dire des processus de gouvernance à la lumière de principes universels de conduite. Les changements de discours sont nombreux dans les organismes internationaux, qui en règle générale ont abandonné le modèle purement libéral du Consensus de Washington et se tournent de plus en plus vers l’exigence d’une « économie verte » au niveau mondial276. Les mécanismes d’autorégulation du système économique ne sont pas pour autant niés, car ils sont de toute façon utilisés par un modèle interventionniste qui cherche à orienter à distance le marché sans le plier autoritairement (ce qui ne serait d’ailleurs pas possible), mais ces mécanismes doivent être soumis à vigilance et correction par des interventions volontaires concertées pour l’allocation des capitaux vers de nouveaux secteurs (l’efficacité énergétique plutôt que les combustibles fossiles, l’agriculture soutenable plutôt que l’immobilier, la protection des écosystèmes plutôt que les actifs financiers, etc.). C’est du moins vers cet effort de vigilance et correction, donc

      

276 Voir par exemple le récent rapport du Programme des Nations Unies pour l’environnement : PNUE. Vers une économie verte : Pour un développement durable et une éradication de la pauvreté –Synthèse à l’intention des décideurs, 2011, disponible sur Internet : www.unep.org/greeneconomy. “Pour le PNUE, l’économie verte est

une économie qui entraîne une amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant de manière significative les risques environnementaux et la pénurie de ressources.”

de régulation, qu’il faut aller maintenant, si l’on veut que l’idée de « responsabilité » ait un sens au niveau global.

Car on sait que ces mécanismes systémiques provoquent toujours des dérives qu’ils ne sont pas capables de réguler seuls. Un système se corrige bien lui-même dans les limites de ses capacités d’auto-observation277 (exemple simple : un réfrigérateur régulera sa température, qu’il observe grâce à son thermostat). Mais un système ne peut pas anticiper des besoins de corrections liés à des dysfonctionnements dans son environnement, si ces « dysfonctionnements » ne sont pas les siens : un système n’a que son point de vue interne pour opérer des distinctions et des changements. Il ne pense pas, ne se dédouble pas, ne peut se mettre à la place des autres ni se remettre en cause. Il n’a donc aucun moyen de comprendre

du dehors de lui-même que quelque chose ne va pas et doit changer. Ceci pour la simple raison qu’un système autopoïétique n’a pas de « dehors de lui-même », il n’a qu’un environnement qu’il crée lui-même en établissant sa « clôture opérationnelle ». L’environnement du système fait donc partie du système et se réduit à ce que le système peut observer de soi et de « son » environnement. D’où le fait qu’un système ne peut percevoir ni résoudre aucun problème du « monde », ce dernier n’étant pensable que par des humains, qui ne sont justement pas des systèmes, mais peuvent faire la différence entre ce qui est requis pour la pérennité d’un système et ce qui « devrait » être278. Seuls les humains pensants peuvent faire cela, de par leur compétence politique. Faire confiance aux processus d’autorégulation du système économique pour résoudre les problèmes humains est donc une grave erreur de jugement, car c’est attribuer une faculté politique de « solutionneur de problèmes » à une entité qui ne pense pas, n’anticipe rien, ne perçoit aucun problème, et ne peut donc rien résoudre.

La régulation politique concertée du système économico-écologique mondial est donc à l’ordre du jour, et donne à la Responsabilité Sociale une importance stratégique de tout premier ordre. Dans ce contexte, la « RSE » a gagné de fait la bataille des idées contre les libéraux, malgré une féroce résistance de ceux-ci, tous alignés depuis les années 70 derrière leur chef de file Milton Friedman, prix Nobel d’économie. On cite toujours (car il est

      

277

Voir : Luhmann N. Systèmes sociaux, esquisse d’une théorie générale, Presses de l’Université Laval, 2010.

278

Voir : Colloque de Cerisy. L’auto-organisation, de la physique au politique, Seuil, 1983 ; Barel Y. Le paradoxe et le système, Presses Universitaires de Grenoble, 2008 ; Luhmann N. Systèmes sociaux, esquisse d’une théorie générale, op.cit. ; Luhmann N. Politique et complexité, cerf, 1999.

paradigmatique dans sa pureté théorique ultralibérale) le titre de son fameux article qui, dès le départ, chercha à contrer ce qui pour lui représentait le dangereux mouvement « socialiste » de la RSE : "The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits"279. Plus de 30 ans après, l’ultralibéralisme admet sa défaite. Le magazine The Economist titrait en 2005 :

“Le mouvement en faveur de la Responsabilité Sociale des entreprises a gagné la bataille des idées. C’est dommage.”

Il faut dire que la théorie économique libérale ne sait trop que faire des « impacts » de l’activité économique que la RSE demande de gérer. Le problème des externalités négatives est la bête noire du libéralisme économique, car leur accumulation par les processus systémiques du marché prouve que le système économique n’évolue pas dans un monde leibnizien, où un Dieu bienveillant mettrait tout “en convenance”280 en choisissant toujours le meilleur des états possibles du monde, avec le moindre mal possible. Or, s’il n’y a pas de Dieu leibnizien bienveillant régulant le marché par sa main invisible, s’il faut plutôt se fier à la loi de l’entropie de la thermodynamique qui nous présente le problème de l’insoutenabilité comme risque permanent contre lequel il faut déployer des efforts « négentropiques », cela signifie qu’on ne peut faire l’économie d’une responsabilité des humains pour le pilotage de leur système économique, et qu’il est donc irresponsable de l’abandonner à un pilote automatique. Un regard postmétaphysique sur notre réalité économique devrait conduire à ne plus diviniser le « pilote automatique » du marché, à le prendre pour ce qu’il est : rien qu’un outil de plus dans les mains bien visibles des pilotes humains conscients, faillibles, mais responsables.

On ne peut donc plus sérieusement soutenir dans le débat public que la seule responsabilité de l’entreprise est d’accumuler des bénéfices pour ses actionnaires (stockholders), laissant le soin à l’Etat et aux associations caritatives de traiter toutes les « externalités négatives » produites par ces mêmes entreprises contre les « parties prenantes » (stakeholders) victimes de leurs agissements. Il relève aussi de la responsabilité de l’entreprise de gérer les impacts de ses activités sur la société et l’environnement. Il relève d’ailleurs de la responsabilité de tous de ne pas permettre qu’un quelconque sous-système social (économique, scientifique ou juridique), devenu autonome et fou, mette en péril l’humanité elle-même. Car nous savons désormais que

      

279

The New York Times Magazine, 13 Septembre 1970.

280 Voir : § 53 à § 55 de la Monadologie (Leibniz G.W. Discours de métaphysique, Monadologie, Gallimard, 1995, p 105-106).

la folie économique, par déprédation débridée du monde, peut détruire l’oikos dont elle est pourtant la norme281. Nous savons désormais que la folie scientifique, par erreur de manipulation ou de choix (atomique, chimique ou génétique) peut détruire la vie ou l’essence humaine, dont elle est pourtant le fleuron. Nous savons que la folie juridique, par souci sécuritaire, peut détruire la liberté, dont elle est pourtant le garant. Lutter contre la folie possible de la « rationalité » des systèmes sociaux, les rendre attentifs et utiles à leur environnement social et naturel, les rendre intelligents pour qu’ils puissent éviter eux-mêmes leurs propres débordements, voilà tout l’esprit de la Responsabilité Sociale des organisations, dont la rationalité éthique est dès le départ critique, car elle soupçonne avec raison que les organisations ne peuvent spontanément se diriger elles-mêmes de manière rationnelle, en suivant leur seul logique d’autoaffirmation, sans un nécessaire retour réflexif opéré par les humains associés en dialogue.

D’autre part, cette notion de gestion d’impacts a permis au mouvement de la Responsabilité Sociale de rejoindre, dans le débat mondial sur la promotion des Droits de l'Homme et du développement soutenable, la volonté affichée par les organisations internationales, les ONG et les Etats, d’un monde plus juste et solidaire. Il est important de noter en ce sens que la « RSE » ne fut pas, dès le départ, un simple courant d’idées d’entrepreneurs, mais une dynamique associant intimement des secteurs à but lucratif avec des secteurs de l’économie sociale et solidaire et du développement humain et durable. C’est donc toute une mouvance « polymorphe et pluricéphale », pourrait-on dire, qui anime la Responsabilité Sociale, et l’empêche d’être une simple mode du discours du management. Il s’agit bien d’un courant profond282, en phase avec les exigences éthiques et politiques de la mondialisation, qui pénètre petit à petit le champ juridique des États283 et concerne toutes les organisations des sphères privées (finance, production, services), sociales (ONG, associations) et publiques

      

281

Oikos-nomos (éco-nomie): la norme de la maison, du lieu de vie domestique.

282

Alexandra Minvielle la décrit comme une « expérimentation collective » : « A ce stade de l’expérimentation collective, il n’y a aucune raison d’affirmer que cette effervescence de questions et de propositions pratiques autour de la question de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise et plus spécifiquement des parties prenantes de l’entreprise, soit moins intéressante que celle qui a conduit à sinon stabiliser du moins légitimer la question de la responsabilité économique, financière et pénale de l’entreprise. » Voir son article : « Les parties prenantes : un objet frontière » p. 174 in : Bonnafous-Boucher M. Pesqueux Y. (dir.) Décider avec les parties prenantes. Approches d’une nouvelle théorie de la société civile, op.cit.

283

Par exemple en France la loi 2001-420 du 15 Mai 2001 sur les « nouvelles régulations économiques » (NRE), ou celle dite de « modernisation sociale » (loi 2002-73), cherchent à réguler la nocivité sociale du licenciement, obligeant l’entreprise à gérer son impact sur le « bassin d’emploi » lors d’une fermeture ou licenciement collectif, la forçant donc à être responsable des effets sociaux négatifs dans son environnement humain. 

(administrations, gouvernements, organisations internationales). La dynamique multi-parties prenantes de l’ISO 26000 n’a fait que renforcer ce phénomène.

La bataille des idées et de la légitimité a donc bien été gagnée, sur la scène du débat public international, par la Responsabilité Sociale. Mais pas encore, loin s’en faut, la bataille des pratiques. Il est indéniable que la « RSE » avance, dans le sillage des exigences du développement soutenable, et qu’elle se conjugue aujourd'hui pour d’autres organisations que les entreprises, par exemple les Universités284. Mais il est aussi évident qu’elle est encore loin de concerner la majorité des organisations, surtout du fait qu’il s’agit à chaque fois de

démarches strictement volontaires, donc sans obligations légales et peu de stimulation de la part des marchés. On recherche toujours une véritable dynamique éthico-économique où le succès entrepreneurial dépendrait nécessairement d’une gestion socialement responsable des affaires. On recherche toujours une preuve patente que le fait de s’engager dans une démarche de Responsabilité Sociale rendent les entreprises vraiment plus performantes et rentables (business case). Or, pour cela, il faudrait que la pression des marchés suive celle des citoyens, des consommateurs, des régulateurs publics, des règles internationales, car si les clients l’exigeaient et si les lois l’obligeaient, la RSE serait effectivement la voie royale pour faire des affaires aujourd'hui : il manque donc encore cette « régulation hybride » qu’on a mentionné auparavant, faite d’obligation juridique, d’attentes sociales de comportement et de processus systémiques. On reste en attendant dans les limbes et sur sa faim, en espérant qu’une dynamique sociale se crée par contagion, que la société décide de se responsabiliser pour elle-même, que la « responsabilité » devienne « sociale ».

On n’en est pas encore là. Si les libéraux ont perdu la « bataille des idées », ils continuent à régner en maîtres dans le monde du « business », où l’externalisation des coûts pour arriver au 15% de rendement du capital, exigés coûte que coûte par les investisseurs, demeure la règle dans un contexte de perte de pouvoir des managers (et des Etats ?) face à la pression des marchés financiers. La situation actuelle de l’entreprise n’est donc pas forcément la meilleure pour pouvoir se « responsabiliser pour les impacts de ses activités dans sa sphère d’influence », alors que le manager se retrouve souvent « coincé »285 entre les exigences

      

284

En France, le mouvement de la Responsabilité Sociale Universitaire (RSU) s’incarne par exemple dans une initiative comme celle de « Campus Responsable ». Voir le site : http://www.campusresponsables.com/

sociales et environnementales des parties prenantes et les exigences économiques des actionnaires, actionnaires que nous sommes tous aussi, ne l’oublions pas, de par nos épargnes, assurances vie et autres fonds de retraite.

Alors que faire ? Maintenant que le mouvement de la Responsabilité Sociale possède ses « lignes directrices ISO 26000 », que faire pour imposer cette direction à la société mondiale ? Avons-nous seulement besoin de multiplier les initiatives, convaincre le grand public et faire pression sur les pouvoirs publics pour bénéficier de cadres légaux favorables et de réorientation des capitaux vers les secteurs propices à l’économie verte et au développement soutenable ? Le problème n’est-il donc plus que de rapports de force et de décisions politiques, ou y a-t-il encore quelque chose à penser qui nous manque et qui empêche d’atteindre le point d’inflexion où la tendance deviendrait imparable ? Et qu’est-ce que la réflexion philosophique pourrait bien nous apporter pour cela ?