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Le nouveau risque du déficit de pouvoir politique et la crise de responsabilité

Cela nous amène à un autre problème, qui menace la cohérence du concept de responsabilité globale non plus de l’intérieur mais de l’extérieur, celui du pouvoir réel de cette responsabilité face aux routines systémiques sociales à orienter. Quel pouvoir avons-nous sur le monde qui se construit entre nous ? Pouvons-nous réellement le réorienter vers un mode de vie soutenable ? Ou les puissances déchainées de la société technoscientifique sont-elles sans contrôle possible, irrémédiables ?

Nous avons vu que la responsabilité était un concept éthique lié à la problématique du pouvoir. Tournée vers le passé, une responsabilité s’impute communément à celui qui a fait ou laissé faire quelque chose qui ne devait pas arriver, et qui aurait pu faire en sorte que cela n’arrive pas. Tournée vers l’avenir, une responsabilité s’assume par la promesse de tout mettre en œuvre pour qu’il n’arrive rien de dommageable, ou du moins pour réparer les éventuels dommages. « Injuste » est l’imputation qui condamne celui qui n’avait pas le pouvoir de faire autrement ; « irresponsable » est la promesse de responsabilisation sans pouvoir réel sur le cours futur des choses. On en voudra pour preuve le fait que l’exclamation : « nous n’y pouvons rien ! » est de tout temps le meilleur argument pour se décharger de toute responsabilité, puisqu’on y avoue le non-pouvoir du sujet pour répondre de ce qui arrive127.

Si donc responsabilité globale sur le cours du monde il doit y avoir, comme le réclame l’éthique universaliste contemporaine, et qu’elle s’incarne en une coresponsabilité sociale à partager et à coordonner entre nous (noqanchis), alors il faut que les sujets humains (individuels et collectifs, privés et publics) puissent effectivement prendre et assumer cette responsabilité en exerçant un pouvoir sur le cours du monde. Or, voilà tout le problème de notre époque en laquelle la puissance et la portée de l’agir humain total rendent pour le moins problématique l’idée que l’on puisse réellement contrôler et orienter le devenir d’une société globalisée et planétairement insoutenable. Nous n’avions pas encore souligné ce paradoxe de la société du risque, mais si l’on réclame pour notre époque une « maîtrise de la maîtrise », comme dit Michel Serres128 (expression appréciée et reprise par Edgar Morin), c’est bien parce que notre maîtrise du monde n’en est pas vraiment une. Si l’homme maître et possesseur de la nature se voit possédé par ses instruments de pouvoir, y a-t-il véritablement pouvoir ? Que dire en effet d’une maîtrise immaitrisable, sinon qu’elle est une illusion de maîtrise ?

      

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Ce qui ne veut pas dire que pouvoir et responsabilité se définissent et délimitent toujours exactement et réciproquement. Il est de nombreuses situations, hélas, où l’on a plus de responsabilités que de réel pouvoir (surcharge éthique ou juridique), ou au contraire plus de pouvoir que de responsabilités (privilèges et impunité du puissant). Si la responsabilité ne va pas sans pouvoir, elle ne signifie pourtant pas souveraineté, c'est-à-dire plein pouvoir. Au contraire, elle n’est jamais exempte de risques et d’incertitudes, donc de promesses et de défis. Sinon, il ne s’agirait plus de « responsabilité » pour quelque chose ou quelqu’un, il s’agirait de certitude et de sécurité quant au cours passé et futur du monde. En termes métaphysiques, il faudrait dire que Dieu, en tant que créateur tout-puissant, n’a pas de « responsabilité » vis-à-vis du monde, vu qu’il en est la Cause. Seul l’humain, en tant qu’être libre agissant dans le monde, doit prendre des responsabilités pour et face au monde, parce qu’il a de la causalité en lui, un certain pouvoir, sans en être la cause souveraine. Il doit donc y répondre de l’imprévu et du non-voulu, prendre soin et réparer.

Hans Jonas, justement, fonde la nécessité d’une éthique de la responsabilité globale sur le constat d’un déchainement des forces technoscientifiques et industrielles qui en viennent à menacer la survie de l’humanité, à l’heure où ces mêmes forces permettent une maîtrise accrue des problèmes traditionnels de survie et de bien-être des personnes (alimentation, santé, sécurité, éducation) :

“Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement alliée à celle-là. Elle va au-delà du constat d’une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entrainé par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entrainé. Tout en lui est inédit, sans comparaison possible avec ce qui précède, tant du point de vue de la modalité que du point de vue de l’ordre de grandeur : ce que l’homme peut faire aujourd'hui et ce que par la suite il sera contraint de continuer à faire, dans l’exercice irrésistible de ce pouvoir, n’a pas son équivalent dans l’expérience passée. Toute sagesse héritée, relative au comportement juste, était taillée en vue de cette expérience. Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit donc sur les normes du « bien » et du « mal » auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointe, est encore une terre vierge de la théorie éthique.”129

Le vide éthique nouveau que souligne Jonas est donc lié au paradoxe du nouveau pouvoir techno-scientifico-industriel qui est le nôtre : plus nous avons de pouvoir sur le monde, qui nous permette de le mettre librement à disposition de nos fins, plus ce pouvoir nous contraint et nous force à n’être que les opérateurs des processus qu’il « déchaîne » et qui peuvent se retourner contre nos fins. Paradoxe : le monde mis à disposition nous met à sa disposition, le sujet auteur devient l’objet opérateur de l’œuvre dont il croyait être l’auteur. Il n’est d’ailleurs pas sûr que ce paradoxe soit très nouveau, peut-être seulement son contenu et les dangers qu’il suscite. Mais il faut que nous soyons au clair avec ce pouvoir ou cette absence de pouvoir que nous revendiquons face au monde, car de la réponse à cette question dépend la possibilité de poser et fonder une responsabilité pour le monde, comme l’exige la nouvelle éthique universaliste, face à l’insoutenabilité de notre mode de vie.

      

Le risque des risques, au regard de notre insoutenabilité actuelle, c’est de ne rien pouvoir y changer, donc de ne même pas pouvoir s’en porter responsable. La question est de savoir si nous avons un pouvoir sur notre monde globalisé. Nous y avons un impact : l’insoutenabilité. Mais peut-on gérer cet impact, peut-on donc être socialement et politiquement responsables de nos impacts globaux ? C’est toute la question du pouvoir politique dans la modernité avancée. Curieusement, alors que nous autres, modernes, avons cru que le danger venait du pouvoir politique et de sa propension à la domination totale, ce pour quoi nous avons fait des révolutions et réformes libérales au cours des derniers siècles, afin de limiter le pouvoir de domination politique et libérer la société civile de son joug, cette seconde modernité qui se construit sous nos yeux comme « société du risque » voit s’inverser le préjugé anti-politique130 : nous avons besoin maintenant de la domination politique sur les processus sociaux techno-scientifico-industriels qui, abandonnés à leur libre cours, nous conduiront à la catastrophe.

Trop peu de pouvoir politique sur la science et l’industrie est devenu le grand danger d’aujourd'hui, alors qu’hier, il fallait protéger la science et l’industrie du trop de pouvoir politique qui les étouffait. Niklas Luhmann a bien vu le problème :

“S’il y a toujours eu un danger lié au phénomène du « trop de pouvoir », la Modernité voit apparaître le danger du « trop peu de pouvoir » ; il en résulte de nouveaux types de risques liés à une perte de fonction, à l’inefficacité visible et à un effritement du pouvoir, risques dont l’apparition ne fait que les accroitre.”131

Certes, il ne s’agit évidemment pas d’en revenir au féodalisme. Au contraire, une soumission totale des processus sociaux mondiaux à un nouveau pouvoir politique absolu qui les planifierait serait la solution « politicide » par excellence : la solution expertocratique d’un gouvernement mondial de spécialistes scientifiques et industriels rajouterait une puissance monstrueuse de plus (un Léviathan) entre les mains d’élites sans contre-pouvoir pour diriger la puissance monstrueuse anonyme du Prométhée techno-scientifico-industriel. Ce qu’il nous faudrait au contraire, c’est plus de démocratie, donc un meilleur contrôle citoyen à la fois des processus enclenchés par les sciences et l’industrie et des décisions des pouvoirs politiques hélas, en général, en trop grande collusion avec les dites sciences et industries, et donc trop facilement enclins à s’auto déresponsabiliser, sous le triple prétexte (1) qu’on ne peut pas

      

130 Voir : Arendt H. Qu’est-ce que la politique ? op.cit.

arrêter le « progrès », (2) qu’on ne fait « que » gérer le système qui « doit » être maintenu, et que (3) ce sont les avis des experts du dit système qui sont suivis par les décideurs politiques, ce qui garantit la rationalité et légitimité de leurs décisions, vu qu’il n’y a pas d’autre solution qui ne soit pas systémiquement catastrophique.

Le danger du trop peu pouvoir politique actuel face au « Prométhée déchaîné » tient aussi au fait de la non concentration, de la dissémination sociale globale des nœuds de décision et d’action de ce grand réseau techno-scientifico-industriel. C’est le problème de la gouvernance : on doit organiser du pouvoir de décider et de faire en des lieux sociaux où l’organisation d’un gouvernement unilatéral (d’une chaine de pouvoir depuis la décision jusqu’à l’exécution) n’est plus possible. Alors la régulation étatique, par définition centraliste et géographiquement située, se trouve dépourvue quand la globalisation fut venue, et l’on doit imaginer des formes nouvelles de coordinations et régulations « hybrides ». Mais celles-ci demanderaient que la « communauté involontaire globale de risques » puisse se transformer en une « communauté volontaire de destin » (Déclaration Universelle d’Interdépendance) pour décider souverainement sur elle-même, chose très difficile, on l’a vu. Le problème de déficit de pouvoir politique de la modernité avancée produit donc, d’après Luhmann, l’endémie d’un pouvoir négatif, pathologique, un non pouvoir. Le « responsable politique » prend du pouvoir en ne décidant pas, en n’usant pas de son pouvoir. Il exerce sa responsabilité de façon paradoxale, comme une déresponsabilisation :

“Il existe des limites à la capacité de décision qui servent alors de sources du pouvoir, et ce, en un double sens : 1) en tant que pouvoir de blocage à l’intérieur des chaînes de pouvoir qui ne peut rien produire et qui ne peut être responsable de quoi que ce soit, mais qui peut empêcher beaucoup de choses et 2) en tant que pouvoir de ne pas décider en des positions de responsabilité”.132

Triple faillite, donc, de la responsabilité : le gouvernant se cache derrière le fait accompli du système et son auto-déploiement, le responsable ne décide plus rien quand il le devrait, le co-gouvernant bloque tout le processus de prise de décision en situation de gouvernance sans avoir à en assumer les conséquences. C’est alors que l’ « Entreprise » et la « Science », les deux institutions modernes déclencheuses de processus risqués, mettent systématiquement le pouvoir politique devant le fait accompli, le tiennent en échec permanent avec une ou deux longueurs de retard sur ce qu’il aurait dû décider par anticipation. Ce que maîtrisent

      

l’Entreprise et la Science, respectivement l’initiative et l’innovation, est de moins en moins maîtrisable par le pouvoir politique. D’où une maîtrise paradoxale : une maîtrise non maîtrisée, un défaut général de maîtrise au sein d’un monde où l’on maîtrise de plus en plus de choses dans le détail, mais sans plus rien maîtriser au niveau du tout. La logique du profit instituée par l’Entreprise et la logique de « l’intelligence aveugle »133 instituée par la Science développent ensemble une course à la croissance sans but et sans vision, tout le contraire d’un développement conscient et responsable de lui-même, donc soutenable134. Au final, on peut en arriver à valider la terrible Loi de Gabor, où la possibilité technique devient fatalité pratique :

“Tout ce qui peut être fait le sera, quelles qu’en soient les conséquences.”135

Réclamer une responsabilité globale pour la soutenabilité de l’humanité, c’est donc réclamer un retour du politique, dans le cadre d’une consolidation des acquis démocratiques de la première modernité face aux problèmes de la seconde modernité, les problèmes de la « société du risque » (Beck) générés par la science et l’industrie. S’il n’y a plus de pouvoir politique possible par rapport aux problèmes sociaux engendrés par les entreprises et les sciences, il n’y a plus non plus de responsabilité. Or, il doit y avoir (moralement parlant) responsabilité. Peut-il donc (empiriquement parlant) y en avoir une ?