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De l’idée d’une « solution sociale »

Responsabilité Sociale et Régulation hybride

14. De l’idée d’une « solution sociale »

Parler de « solution » à propos du problème de la responsabilité globale pour la soutenabilité de l’humanité peut paraître bien présomptueux. Ce serait le cas, en effet, si nous pensions à une solution inventée par un intellectuel en chambre, illustrant soudain une humanité déconcertée. Mais aucune solution intellectuelle à un problème social ne sera jamais envisageable : seule une « solution sociale » peut résoudre un problème social. En tant que sociale, cette solution est une œuvre collective sans auteur, qui se déploie dans le temps par des actions conscientes et des processus systémiques inconscients, qui suppose certes des leaders, des sujets actifs, de nombreuses discussions, négociations et dialogues, ainsi que des décisions cruciales, mais aussi des courants sociaux porteurs anonymes, des “transformations silencieuses”185, des « manières de vivre » qui surgissent et résolvent dans les faits les problèmes théoriquement insolubles en les faisant apparaître tout à coup comme des problèmes obsolètes, des difficultés dont on ne comprend plus pourquoi elles ont données tant de mal à leurs contemporains :

“La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème.”186

Les problèmes sociaux ne sont donc pas des problèmes qui se résolvent de façon « savante » (scientifique ou technique), par invention d’une réponse adéquate à la question savamment posée du problème. Ils se résolvent par une nouvelle manière de vivre et de penser qui fasse disparaître le problème, par métamorphose du contexte où le problème apparaissait, par

      

185 Jullien F. Les transformations silencieuses, Grasset, 2009.

transformation du monde commun qui, ne l’oublions pas, surgit d’être imaginé et dit entre les humains en relation. Ce n’est pas que le problème social ait alors trouvé véritablement réponse, c’est plutôt qu’il a disparu, parce que les gens se sont responsabilisés pour changer de manière de vivre. Le problème n’est plus alors à l’ordre du jour, remplacé par d’autres problèmes générés par la nouvelle manière de vivre et de penser, le nouveau monde. Le capitalisme, par exemple, ne fut pas une « réponse » au problème du féodalisme, ni la démocratie parlementaire une « résolution » du problème de l’absolutisme. La solution sociale doit s’entendre plus comme une dissolution que comme une résolution du problème qui la génère, car elle est une nouvelle narration du monde qui ouvre le monde depuis une autre perspective, un autre point de vue qui rend la narration antérieure obsolète et désuète.

C’est là toute la différence entre les « problèmes sociaux » et leurs solutions sociales d’une part, et, d’autre part, les « problèmes scientifiques et techniques » et leur résolution rationnelle. D’ après le « Théorème nº2 » de Heinz von Foerster :

“Si les sciences dures réussissent, c’est qu’elles sont confrontées à des problèmes doux, alors que si les sciences douces butent sur tant de difficultés, c’est que les problèmes qui sont les leurs sont durs.”187

Von Foerster précise que la méthode des sciences « dures » est celle de la décomposition des problèmes complexes en problèmes simplifiés, méthode « réductionniste » qui “réussit inévitablement”188, ce qui ne veut pas dire qu’il faille tout traiter avec cette méthode, comme l’idéologie scientiste et techniciste le voudrait. Car la particularité de nombreux problèmes (dont ceux de la société bien entendu) est le fait qu’ils ne se laissent pas réduire en une somme de problèmes simples, que l’on pourrait aborder en répondant à des questions précises, formalisées et décidables189. Ainsi, le scientifique des sciences « douces » ne peut espérer le succès inévitable de ses collègues des sciences « dures » :

“Considérons à titre d’exemple les sociologues, psychologues, anthropologues, linguistes, etc. S’ils veulent réduire la complexité du système qui les intéresse – à

      

187 Von Foerster H. « Les responsabilités de la compétence », in : Andreewsky E. et Delorme R. (dir.) Seconde cybernétique et complexité, rencontres avec Heinz von Foerster, op.cit. p 125.

188 Ibid.

189 On trouvera chez Francis Jacques une distinction très claire entre les « questions formelles » (dont l’archétype est la question scientifique) qui sont susceptibles de réponses décidables par vrai ou faux, car leur forme contient déjà celle de leur réponse appropriée, et les « questions informelles » (dont l’archétype est la question philosophique) dont la forme ne préjuge pas de celle de leurs réponses, réponses qui n’épuisent donc pas la question. Voir : Jacques F. L’espace logique de l’interlocution, PUF, 1985, p 280-291.

savoir respectivement, la société, le psychisme, la culture, le langage, etc. – en le découpant en parties plus petites, ils seront très vite dans l’impossibilité de prétendre qu’en explorant ces parties, ils explorent le système de départ. En effet, dans la mesure où ces scientifiques abordent essentiellement des systèmes non linéaires, dont les principales caractéristiques sont liées aux interactions entre des choses (quelles que soient ces choses que l’on peut qualifier de « parties » de ces systèmes), si ces choses sont isolées, la compréhension de leurs propriétés n’ajoute pratiquement rien à celle du comportement de ces systèmes. Par conséquent, dans la mesure où il souhaite rester dans la discipline qu’il a choisi, le scientifique qui relève des sciences douces est confronté à un problème gigantesque : d’une part, il ne peut se permettre d’ignorer la grande complexité du système qu’il étudie, et de l’autre, il devient de plus en plus urgent de résoudre les problèmes que pose ce système. Ceci ne concerne pas seulement ce scientifique ; en effet, il devient de plus en plus clair que ces problèmes nous concernent tous : « corruption de notre société », « troubles psychiques », « érosion culturelle », « absence de communication », et toutes les autres « crises » d’aujourd'hui sont autant nos problèmes que les siens.”190

Impossibilité de réduire et diviser le problème en une chaîne de questions simples à solution décidable ; impossibilité de s’en détacher pour le considérer en toute objectivité dans une relation instrumentale distante qui mette à l’abri le scientifique de sa propre subjectivité et donc de ses responsabilités comme être humain, citoyen interpellé éthiquement et politiquement devant les autres et au même titre que les autres ; impossibilité de séparer le problème du tout social pour le considérer comme incombant aux seuls spécialistes à exclusion des autres membres de la communauté : voilà la triple caractéristique des problèmes « durs » de la société humaine, qui ne peuvent recevoir que des solutions d’ordre philosophique et politique promues par tous, c'est-à-dire une autre manière de penser et d’organiser le vivre ensemble : des solutions sociales. Mais cela demande de la profondeur, qui seule permet de garantir la rupture du mode de pensée établi qui produisait le problème, profondeur radicale garantissant à son tour l’irréversibilité de la dissolution du problème, le passage à une autre manière de vivre stabilisée. Revenons à Wittgenstein :

“Saisir la difficulté avec profondeur, c’est cela qui est difficile.

Car si on la saisit superficiellement, la difficulté demeure ce qu’elle était. Il faut l’arracher avec les racines ; ce qui veut dire qu’il faut inaugurer une nouvelle manière de penser les choses. La différence est ici aussi tranchée que celle qui, par exemple, nous a fait passer du mode de pensée alchimique au mode de pensée chimique. –C’est le nouveau mode de pensée qu’il est si difficile d’établir.

Une fois le nouveau mode de pensée établi, les anciens problèmes disparaissent ; mieux, il devient difficile de les ressaisir. Car ils ont leur siège dans le mode

      

d’expression. Et si l’on change celui-ci par un nouveau, alors les anciens problèmes tombent avec l’ancien vêtement.”191

Il faut donc bien comprendre qu’une « solution sociale » n’est pas une résolution scientifique de problèmes complexes, pas une solution qu’une minorité de spécialistes pourrait produire au nom et profit de tous, mais qu’elle est une rupture du mode de pensée et de vie établi produite par la société elle-même (le Public au sens de Dewey), rupture qui dissout les anciens problèmes avec les anciens paradigmes qui les provoquaient, les anciennes attaches et manières d’interpréter le monde, donc rupture philosophique et politique à la fois, qui demande ainsi une certaine profondeur pour être réelle et efficace, et instituer un nouveau consensus général sur ce qui est et ce qui vaut. Alors, en ayant compris cela, on peut commencer à chercher, dans la théorie, des linéaments de solution sociale au problème de notre insoutenabilité globale en s’inspirant, dans la pratique, des divers signes avant-coureurs des nouvelles pratiques, pensées et dynamiques sociales qui prennent en compte ce problème et inventent des réponses tout au début peu institutionnalisées, mais rencontrant petit à petit un plus large écho, grâce à leur capacité d’universalisation au sein de l’espace public, leur potentiel croissant de légitimité. Il faut arriver aussi à les considérer avec suffisamment de générosité et profondeur pour en saisir la portée philosophique, et ne pas s’attacher seulement aux aspects superficiels de l’idéologie politique qui les porte ou de leur efficacité pratique, attitude qui invite facilement à la condescendance et au dédain. Il faut enfin avoir l’humilité de reconnaître que le penseur n’est pas l’inventeur de la solution, mais celui qui y participe aussi en déverrouillant les fermetures théoriques qui empêchent que celle-ci trouve un écho plus rapide dans l’espace public.

Nous allons donc nous inspirer du mouvement actuel de la « Responsabilité Sociale », auquel nous avons participé durant la dernière décennie, auprès d’entrepreneurs et d’universitaires latino-américains. C’est un mouvement qui, d’après nous, n’a pas encore été étudié avec suffisamment de générosité et profondeur, en considération de toute la richesse philosophique et politique dont il est la promesse, et qui souffre de tous les verrouillages théoriques qui rendent très difficilement pensable encore aujourd'hui l’idée d’une responsabilité collective mutuelle opposable aux agents sociaux, l’idée d’une « responsabilité sociale ».

      

Analysé empiriquement, comme l’émergence d’un courant de pensées et pratiques dans les milieux d’entreprise et de négoce, c'est-à-dire analysé comme mouvement de la « RSE » (Responsabilité Sociale de l’Entreprise), il donnera légitimement lieu à un avis mitigé, une fois que l’on aura mis dans la balance les finalités lucratives des organisations économiques capitalistes d’une part, et d’autre part les engagements volontaires de contribution à la justice sociale et au « développement durable », avec les nombreux outils de gestion, certification, évaluation, labellisation que les dernières décennies ont produits en la matière (AA 1000, SA 8000, EMAS, Dow Jones Sustainability Index, GRI, SGE 21, SD 21000, ISO 26000, etc.). La RSE pourra-t-elle instituer une nouvelle régulation du capitalisme à l’heure de l’insoutenabilité globale de la société du risque ?192 Rien n’est moins sûr. Et qui ne dépasse pas le verrouillage philosophique du tiers exclu entre morale personnelle (engagement volontaire libre de l’individu) d’un côté et justice légale (contrainte juridique assurée par l’Etat) de l’autre, sans troisième terme possible, ne verra aucune signification à l’idée de « régulation hybride » que la Responsabilité Sociale suggère et appelle, et retournera ainsi soit à la foi dogmatique en l’autorégulation du Marché, soit à l’imposition du tout-Etat. Les analystes les plus honnêtes de la RSE, ceux qui ne sombrent ni dans l’enthousiasme béat, ni dans la critique radicale, sentent bien le besoin philosophique d’un nouveau cadre de pensée hybride qui puisse correspondre à cette :

“(…) nouvelle philosophie du développement durable, cette ontologie de nos temps postmodernes.

La question centrale qui se pose à notre époque est donc une fois de plus : comment réguler – coordonner – les activités de ces acteurs ? La difficulté est que le contexte contemporain est bien différent de celui pour lequel ont été longuement élaborées les institutions dont nous avons hérité.

Comment faire travailler ensemble, pour le bien commun, des acteurs qui peinent à reconnaître leurs responsabilités mutuelles et leurs interdépendances ? Pour ne prendre qu’un exemple, qui faut-il blâmer pour le réchauffement climatique : les entreprises, les Etats, les chercheurs, les consommateurs, les électeurs, les citoyens, les ménages ?

      

192

Cette question est d’ailleurs le titre d’un nouvel ouvrage collectif sur le sujet : Postel N., Cazal D., Chavy F., Sobel R. (éds.) La Responsabilité Sociale de l’Entreprise : Nouvelle régulation du capitalisme ?, Presses Universitaires du Septentrion, 2011. Tirées d’un Congrès du RIODD (Réseau International de Recherche sur les Organisations et le Développement Durable), les différentes contributions de cet ouvrage s’orientent vers une perspective institutionnaliste de la Responsabilité Sociale : “si elle se situe avant tout au niveau organisationnel, la RSE ne peut être conçue qu’encastrée dans un environnement institutionnel de forces sociales, de cadres juridiques et de politiques publiques ” (Jean Pasquero : « Avant propos : le RIODD au cœur des défis de la RSE » p 13, in : op.cit.). Mais alors, une perspective institutionnaliste devra mettre en avant la nécessité de dépasser la stricte Responsabilité Sociale des Entreprises vers une Responsabilité Sociale de toutes les organisations en général, articulée avec la responsabilité morale et juridique. Il s’agit donc bien de redéfinir philosophiquement la « responsabilité » en général, telle qu’on pourra l’opposer à tout acteur social, à partir de ce qu’exige le concept de Responsabilité Sociale et de ce que demande le besoin de soutenabilité.

Chacun peut renforcer tout aussi bien qu’invalider, voire dévoyer, les initiatives des autres. (…)

Voilà les vraies questions de notre temps.

Comment y répondre ? Le tout-Etat, le tout-marché, le tout-politique, le tout-éthique, toutes ces catégories structurantes de la pensée dite moderne, ont toutes montré leurs limites. Seuls des cadres de pensée et des principes d’action multidisciplinaires – hybridés – peuvent nous aider à améliorer les processus qui façonnent notre milieu de vie et qui détermineront celui des générations qui nous suivront. De nouveaux modes de régulation des entreprises sont à inventer.

C’est ici que le concept de RSE – la responsabilité sociale de l’entreprise – entre en jeu.”193

Nous allons nous inspirer de cette approche et de ce vœu, en décidant d’analyser la Responsabilité Sociale non plus comme un problème (qu’est-elle réellement ? que peut-elle prétendre résoudre ?), dans le cadre étroit de sa naissance comme « RSE », sinon comme une

solution possible, c'est-à-dire, sans naïveté aucune sur ce qu’elle a réellement produit jusqu’à maintenant, comme la possibilité d’une remise à dimension globalede nos manières de penser et d’instituer la « responsabilité » trop limitée de la première Modernité. Nous allons soutenir que la Responsabilité Sociale est d’abord une innovation philosophique et politique émergente pour élargir les frontières de la responsabilité. Alors il sera possible d’en dégager l’inspiration d’un changement de paradigme pour la régulation de notre vivre ensemble, jusqu’à maintenant plutôt abandonnée à l’espoir du Progrès, de l’Histoire, de l’autorégulation systémique du Marché, ou de l’État Providence, tous espoirs (scientistes, libéraux et socialistes) plus ou moins aveugles et incantatoires.

En faire une solution plutôt qu’un problème, curieusement, contraint la Responsabilité Sociale à tenir sa promesse d’être effectivement responsable. Cela lui exige de se responsabiliser pour ce qu’elle prétend être, donc d’institutionnaliser sa propre « redevabilité » (accountability)194 et opposabilité, au sein d’un nouveau contexte normatif qui puisse obliger non seulement à la responsabilité pour faute et sans faute des personnes physiques et morales, et à l’assurance tous risques pour la réparation mutualisée des dommages, mais encore à la responsabilité collective et mutuelle des personnes physiques et morales pour la soutenabilité de la société.

      

193 Jean Pasquero, idem. p12. Rajoutons qu’il ne peut pas s’agir seulement de réguler les entreprises sans réguler aussi l’activité où elles puisent leur énergie et leur dangerosité : l’activité scientifique.

194 « Redevabilité » est le néologisme choisi en français par la norme ISO 26000 pour la traduction du terme anglais : accountability. Le principe de redevabilité proposé par ISO 26000 se définit comme suit : “Il convient qu’une organisation soit en mesure de répondre de ses impacts sur la société, l’économie et l’environnement. Ce principe suggère qu’il convient que l’organisation accepte un examen approprié ainsi que le devoir de réponse correspondant.” (Norme Française NF ISO 26000 : Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale,

C’est pour cela que nous sommes partis, dans le chapitre précédent, non pas d’une analyse de la Responsabilité Sociale, mais de celle de notre insoutenabilité globale et de la responsabilité universelle de l’humanité pour elle-même qui y correspond. C’est à hauteur de cette exigence politique, et des innovations philosophiques, éthiques et juridiques qu’elle implique, qu’il faut comprendre et juger la « Responsabilité Sociale » telle qu’elle devrait être, apprécier ses possibilités, écarter ses fourvoiements, et militer pour son universalisation. C’est la responsabilité globale de l’humanité à l’heure de la possibilité de sa mort globale qui constitue l’idéal régulateur d’une « Responsabilité Sociale responsable », c'est-à-dire d’une « RS » qui ne soit pas seulement une « RSE » liée aux modes et exigences empiriques managériales du moment, rabaissée à sa dimension instrumentale, mais une responsabilité capable de structurer un mode de vie soutenable pour dépasser la société du risque. Si la régulation demandée par les acteurs du courant de la Responsabilité Sociale doit être « hybridée », il ne s’agira alors pas seulement de responsabiliser les entreprises (chose nécessaire mais non suffisante), mais encore les autres institutions et organisations de la Modernité (et surtout la technoscience).

Mais pourquoi la « Responsabilité Sociale » serait-elle la solution dont on aurait besoin pour résoudre le problème de la responsabilité globale étudié lors du premier chapitre ? Parce qu’elle inaugure en fait le déplacement de signification de la responsabilité dont nous avons besoin pour instituer effectivement notre Temps du risque global comme le « Temps de la responsabilité ».