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Soutenabilité et gouvernance

Le terme anglais « sustainability » a été popularisé par le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de 1987, présidée par l’ex première ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland45. On connaît la définition aujourd'hui très populaire du « développement soutenable » que le Rapport Brundtland a produite :

“un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs.”

Mais on oublie souvent de donner la deuxième partie de la définition qui en précise le caractère moral, solidaire et humaniste, et où, soulignons-le bien car on y reviendra dans notre troisième chapitre, il n’est jamais question de « protéger la nature » mais de prendre soin de la justice, du futur et de la dignité de l’humanité :

“Deux concepts sont inhérents à cette notion :

      

44

Voir le site de la Charte de la Terre : http://www.earthcharterinaction.org/contenu/

45

Connu comme le Rapport Brundtland (Our Common Future, ONU, 1987), consultable en français :

• le concept de besoin et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’apporter la plus grande priorité,

• et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir”. Il y a donc bien, dans la notion de « développement soutenable », une idée de justice distributive associée à celle d’autolimitation dans l’usage de la planète pour le bien-être des générations futures.

Nous utiliserons la traduction littérale française « soutenabilité » dans ce travail, abandonnant l’étonnante traduction de « durable », qui non seulement est imprécise (quelle est la bonne durée ? quelle est la mauvaise ?), mais réduit en plus le problème à sa seule dimension chronologique dans un premier temps, pour ensuite essayer de rattraper l’erreur de traduction en tirant l’adjectif « durable » vers la bonté écologique. C’est ainsi qu’en France on parle maintenant de « technologie durable », « agriculture durable », « méthode de production durable », où « durable » se met à signifier : « pertinent en matière écologique », voire « bon pour l’humanité ». Ce curieux glissement de sens, tiré par les cheveux il faut bien le dire, ne tient plus dès que l’on considère le contraire de la notion en jeu. Le contraire du durable, c’est l’éphémère, qui du coup n’a plus rien à voir avec l’insoutenabilité (on voit mal comment parler de la crise écologique mondiale en terme d’ « éphémérité » du développement moderne !). On aura beau faire, la durée reste un qualificatif de temps, qui n’a rien à voir a priori ni avec l’éthique, ni avec l’écologie. La radioactivité du plutonium elle aussi est durable…

Parler de « développement soutenable », au lieu de « développement durable », permet d’abord de ne pas s’isoler face aux autres langues européennes, et surtout de faire ressortir toute la richesse des dimensions éthiques et humaines du concept de sustainability, que la « durabilité » annule, ou en tout cas appauvrit. Ce qui n’est pas « soutenable » non seulement n’est pas durable, mais d’abord et avant tout n’est pas « supportable », est « intolérable », « injuste », etc. On parle d’une « douleur insoutenable », d’une « situation politique insoutenable », où la notion de temporalité éphémère est une conséquence de l’insupportabilité physique et/ou éthique de la situation. Est « insoutenable » non pas ce qui ne dure pas, mais ce qui « ne peut pas durer », « ne doit pas durer », « n’a pas le droit de durer ». Or nous savons bien, hélas, qu’il y a de l’insoutenable qui dure, à commencer par l’injustice contre les

faibles, l’impunité des puissants, la douleur des fragiles… Mesurer la soutenabilité du monde à l’aune de la durabilité, c’est se tromper d’histoire et d’unité de mesure.

De plus, ce qui n’est pas soutenable ne résiste pas à l’examen critique, à l’analyse rationnelle. On parle par exemple d’une thèse « insoutenable », signifiant par là qu’elle est indéfendable dans un débat rationnel, qu’elle conduit à l’absurde, qu’elle est sans fondement. La « soutenabilité » allie donc la problématique de la pertinence des états d’un système, sa

résilience qui lui permet de se maintenir, se réparer et se développer, à celle de sa légitimité

morale, deux dimensions qui se rétroalimentent bien évidemment dans les systèmes sociaux. Or c’est cette alliance entre la gestion rationnelle des systèmes sociaux et des modes de vie, d’une part, et le caractère éthique de cette rationalité gestionnaire, d’autre part, qu’il nous faut penser. En ce qui concerne l’histoire présente et future de l’humanité, l’erreur de gestion dans l’économie de notre habitat planétaire est immédiatement une faute morale, car mettre en péril la continuité de la présence humaine en condition de dignité, pour l’épanouissement de chaque être humain, est un mal. Il nous faut donc un concept de ce qu’est une « gestion morale »46 de l’avenir de l’humanité, car l’éthique de la soutenabilité, au dire du philosophe allemand Hans Jonas, a pour “axiome de base”, on l’a vu, l’impératif suivant:

Il doit y avoir un avenir (une proposition qui semble à peine avoir besoin de persuasion bien qu’elle soit le commencement le plus sérieux de tout).”47

Cet axiome de base est “le plus sérieux de tous”, car toute action doit veiller à ce qu’il y ait un futur à la dite action pour pouvoir prétendre avoir un sens. L’impératif éthique adapté au nouveau type d’agir humain, qui peut maintenant effectivement mettre en péril l’avenir de toute l’humanité, précise que le futur voulu doit être celui d’une humanité vivant en condition de justice et de dignité :

“Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre.”48

      

46 Le mot « gestion » a mauvaise presse dans les milieux philosophiques, où l’on est prompt à la réaction allergique contre tout ce qui pourrait signifier l’enfermement des personnes dans la bureaucratie d’une « société totalement administrée » (Horkheimer). Mais il faut se souvenir que « gestion » renvoie étymologiquement à la gestation, donc à l’œuvre humaine de donner le jour à des humains, de les porter, les soigner, les conduire et les élever, en s’occupant de toute l’intendance matérielle dont ils ont besoin pour leur épanouissement et autonomie. L’idée d’une « gestion morale » peut ainsi se référer à une « éthique du care » et, en tout cas, revendiquer la lutte contre la violence et l’autoritarisme d’une « direction scientifique » tayloriste ou contre une « biopolitique néolibérale » (Foucault). Nous verrons avec Karl-Otto Apel que la médiation entre rationalité stratégique et rationalité morale est une exigence morale, dans le cadre d’une éthique de la discussion démocratique.

La « soutenabilité » est donc une nouvelle éthique qui ne peut être qu’universelle, un nouveau projet de société qui ne peut être que planétaire, et un nouvel impératif de gestion qui ne peut être que socialement et écologiquement responsable, nous y reviendrons. Notons, pour finir ce premier aperçu, que la notion philosophique de « Soutenabilité » est riche et complexe, comme peuvent l’être les concepts classiques de Justice ou de Liberté. En tant que telle, on n’a pas à en exiger une définition précise et définitive a priori, elle est bien plutôt un problème essentiel qui nous forcera désormais à réfléchir et recevra au cours de l’histoire future autant de solutions qu’en a reçu la Justice, au long des moments de la pensée humaine.

Mais qu’en est-il de la « gouvernance » ? On a trop tendance à en faire un équivalent du mot « gouvernement », alors qu’il prend tout son sens lorsqu’on l’oppose à celui de « gouvernement », lorsque l’on vise des domaines d’actions où la stratégie du gouvernement n’est plus utilisable, mais où il faut quand même gouverner. Il y a « gouvernance » quand il ne peut pas y avoir « gouvernement », c'est-à-dire quand on ne peut pas s’attendre à ce qu’un problème soit résolu de la manière habituelle par un pouvoir hiérarchique supposé compétent, donnant des ordres à des opérateurs subordonnés supposés efficaces. Il y a nécessité de gouvernance quand l’ordre du gouvernement ne peut s’attendre à être suivi d’effets, induits par obéissance au long d’une chaine hiérarchique de pouvoir, alors qu’il faut quand même pourtant gouverner.

Traditionnellement, la sphère diplomatique des « affaires étrangères » a toujours été ce lieu de la gouvernance, puisqu’aucun gouvernement ne peut y donner d’ordres aux autres. Aujourd'hui, de très nombreux domaines imposent la stratégie de la gouvernance, soit parce que personne ne peut s’arroger le pouvoir d’y commander de façon unilatérale, soit parce que le domaine est trop complexe pour qu’un seul donneur d’ordres, fut-il puissant, suffise à sa gestion efficace. Il y a une double résistance à la figure du gouvernement : non seulement d’autres sources de pouvoir humain ne se laissent pas diriger, mais encore le système qu’il faut diriger est doté de trop d’indépendance, trop de complexité et trop d’inertie, pour prétendre le conduire de façon unilatérale et efficace. Il faut donc coordonner l’action conjuguée de beaucoup d’acteurs indépendants pour pouvoir espérer peser sur le système, ce qui ne peut se faire que de manière ouverte, démocratique, par le dialogue et le consensus, puisqu’il faut que

      

chaque agent autonome soit convaincu d’œuvrer avec tous les autres. Tout processus de gouvernance implique une régulation hybride promue de façon multi-partenariale. Elle implique d’agir sur des mécanismes d’inter-contrainte entre les acteurs, sans pouvoir instituer une hétéro-contrainte au-dessus d’eux, qui les forcerait depuis un pouvoir supérieur. C’est pourquoi les grands domaines de gouvernance sont aujourd'hui ceux des systèmes complexes globaux : l’économie mondiale, la gestion des connaissances scientifiques et leur application technologique, la crise écologique, etc. Et l’on ne peut espérer les gérer qu’au travers d’instances publiques transnationales de dialogue et consensus.

La Commission sur la Gouvernance Globale, liée à l’ONU, définit la gouvernance comme :

“la somme des différentes façons dont les individus et les institutions, publiques et privées, gèrent leurs affaires communes. C’est un processus continu de coopération et d’accommodement entre des intérêts divers et conflictuels. Elle inclut les institutions officielles et les régimes dotés de pouvoirs exécutoires tout aussi bien que les arrangements informels sur lesquels les peuples et les institutions sont tombés d’accord ou qu’ils perçoivent être de leur intérêt.”49

Nous sommes donc bien dans une logique de la « régulation hybride », qui implique des partenaires publics et privés, économiques et politiques, locaux et transnationaux, etc. La gouvernance est le seul système de prise de décision qui convienne aux temps d’après la tour de Babel, lorsque les humains ne sont plus réunis « verticalement » sous une seule autorité et un seul langage, mais doivent faire l’effort de composer « horizontalement » leurs différences en traduisant pour les autres leurs pensées et intérêts. Les problèmes se résolvent alors par l’intervention de multiples parties prenantes, ou ne se résolvent pas et conduisent à la guerre, c'est-à-dire à l’élimination des différences, soit par disparition de tous les adversaires, soit par soumission unilatérale de tous sous le gouvernement monolithique du vainqueur (une régression à Babel). Le gouvernement est donc le mode de conduction politique babélien, la gouvernance le mode « post-babélien ». La gouvernance n’est jamais très pratique, puisqu’elle est soumise au risque probable de la dissension et à la pénibilité de la traduction. Mais elle est juste, puisqu’elle ne peut opérer que par la procédure du dialogue et de la transparence, sans instrumentalisation des interlocuteurs, et dans le respect de leur diversité50.

      

49

The Commission on Global Governance : Our Global Neighbourhood, 1995, p 2-3. Cité in : Smouts M-C. (dir.) Les nouvelles relations internationales, pratiques et théories, Presses de Sciences Politique, 1999, p 150.

50 Il est fondamental de voir que le Dieu de Babel, qui disperse les humains et les empêche de construire la Tour qui leur donnerait une puissance sans limite, est un Dieu juste. Toute volonté d’éliminer nos différences

Or, aujourd'hui, les problèmes sociaux tendent à devenir globaux, de par l’interdépendance planétaire accrue de toutes les institutions et processus sociaux (économie, sécurité, environnement, sciences, éducation, santé, etc.), et tous les problèmes globaux mobilisent plusieurs niveaux de légitimité, légalité et compétence : acteurs privés et publics, spécialistes, administrations, associations, entreprises, usagers, opinions publiques… L’action des Etats par « gouvernement » ne peut suffire à résoudre les problèmes sans passer par la « gouvernance », qui implique nécessairement négociation, dialogue, consultations, expertises, combinaison de compétences et articulation des plans locaux, régionaux, nationaux, mondiaux, donc une gestion concertée, publique et multilatérale de l’action collective, sans qu’aucun des acteurs ne puisse s’arroger la conduite exclusive et unilatérale de tout le processus décisionnel51.

Il est clair qu’aucun puissant n’apprécie vraiment les situations de gouvernance, qui remettent en cause systématiquement son pouvoir, sa libre capacité de commandement, son emprise unilatérale sur le monde. Les Etats, les grandes entreprises, les lobbies puissants, cherchent généralement à éviter d’entrer dans des situations de gouvernance qui limitent leur pouvoir discrétionnaire. Ils y arrivent chaque fois qu’ils peuvent confisquer l’information pertinente qui permettrait à d’autres acteurs sociaux de savoir qu’ils sont « partie prenante52» d’une situation, c'est-à-dire savoir que leurs intérêts, leurs droits, leur dignité, leur vie y sont en jeu. Le secret, la confiscation de l’accès à l’information pertinente, encore plus que la force brute, constituent donc l’arme des puissants à l’ère de la gouvernance mondiale. La publicité, au sens de rendre publiques les choses, est au contraire l’arme des faibles, destinée à obliger à la gouvernance, qui par définition est toujours publique et sous le sceau de la transparence (sinon, on retombe dans la figure du « gouvernement »), bien que la publicité puisse aussi être manipulée par les différents acteurs en présence53.

      

linguistiques et culturelles sous un gouvernement mondial sans opposition, donc sans limites, serait la porte ouverte à la plus grande injustice. La sociodiversité et la pluralité humaine sont des « dons divins » à protéger, tandis que l’uniformisation culturelle est l’exact contraire de l’universalisation éthique. Voir : Jullien F. De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008.

51 Rajoutons que les pays militairement puissants ne sont plus capables de perdre une bataille, du fait de leur puissance de feu, mais ne sont plus capables non plus de gagner une guerre, car les problèmes qu’ils affrontent ne relèvent pas d’une logique unilatéralement militaire. Un gouvernement gagne une bataille, mais seul un processus de gouvernance termine une guerre.

52 Nous reviendrons sur cette très importante notion de « parties prenantes », en anglais stakeholders, fondamentale pour la Responsabilité Sociale.

53

C’est sans doute Kant le premier qui a vu l’importance de la notion de « publicité » (au sens de rendre public) et sa liaison intime avec la justice, dans son essai Vers la Paix perpétuelle (1795) : “Toutes les actions relatives au droit d’autrui dont la maxime n’est pas susceptible de publicité sont injustes” (Kant I. Vers la Paix perpétuelle,

L’ère globale de la gouvernance voit donc se multiplier actuellement une intéressante dialectique politique où les puissants du globe doivent à la fois disposer d’une légitimité publique pour développer leur action sans trop de résistance dans un champ cosmopolitique complexe et multilatéral, et chercher à contrôler l’information publique pour maintenir secret ce qui pourrait nuire à cette même légitimité, afin de conserver leur pouvoir discrétionnaire unilatéral. Pendant ce temps, des contre-pouvoirs politiques ou citoyens tentent d’accéder à l’information manquante pour dénoncer les abus, alerter l’opinion publique, faire reculer l’impunité54. Les stratégies de gestion des risques, du pouvoir, de la réputation et de l’information se conjuguent et sculptent l’espace politique, économique et cognitif mondial55, créant de nouveaux équilibres des pouvoirs à la Montesquieu, mais cette fois-ci au-delà de l’Etat de droit. Autant dire que cette « dialectique de la publicité » est l’espoir de la rationalité éthique et politique de l’avenir de l’humanité. Soutenabilité et gouvernance ne s’entendent donc pas sans publicité, liberté d’expression et d’information, transparence et démocratie participative, information vérace et souci de la recherche de la vérité. Ce fait, remarquable, place l’éthique au cœur de la problématique de l’efficacité. Il n’est plus aussi vrai, dans un monde globalisé, interdépendant, soumis aux feus de la médiatisation, de dire que l’éthique est inutile à qui veut obtenir des résultats, puisqu’il lui sera impossible de contrôler tout le monde et qu’il devra donc en obtenir l’assentiment, par l’entremise d’une certaine légitimité.

Mais cela veut-il dire que le risque de mauvaise réputation déterminerait à lui seul la responsabilité des acteurs face à une opinion publique mondiale, ce qui ne serait pas sans danger d’une démagogie généralisée ? Ou la notion de « responsabilité universelle » liée à cette nouvelle éthique globale peut-elle être définie en elle-même comme une nouvelle

      

PUF, 1974, p 157). L’injustice réclame donc le secret, tandis que la justice a besoin, elle, de publicité : “Toutes les maximes qui ont besoin de publicité (pour ne pas manquer leur but) s’accordent à la fois avec le droit et la politique” (idem. p 167). Au sujet de l’avènement de la Publicité à l’âge moderne, voir aussi : Habermas J.

L’Espace Public, Payot, 1986.

54 On voit cette dialectique à l’œuvre par exemple dans toutes les affaires de scandales scientifiques où des spécialistes « lanceurs d’alerte » tentent de prévenir d’un danger tandis que les pouvoirs économiques et scientifiques en place tentent en général de le minimiser. Aux Etats-Unis, il existe déjà un cadre légal pour protéger les scientifiques « lanceurs d’alerte » (whistleblowers, en anglais) notamment du risque de « mise au placard » par leurs collègues si leurs travaux ne plaisent pas à la grande industrie qui finance la recherche. En France, le thème a été abordé lors du Grenelle de l’environnement, notamment dans le rapport de la Mission Lepage remis au Ministre Borloo, mais la protection légale fait encore défaut. Voir sur ce sujet les travaux de la Fondation Sciences Citoyennes, créée en 2002, [http://sciencescitoyennes.org/].

responsabilité, à côté de la notion classique juridique de responsabilité pour faute (imputation d’un méfait à un coupable) ou de la simple responsabilité morale qui suit la conscience d’un devoir (je dois, donc je m’engage à faire) ?