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Le problème d’une définition de la « Responsabilité Sociale »

Responsabilité Sociale et Régulation hybride

16. Le problème d’une définition de la « Responsabilité Sociale »

C’est pourquoi nous nous tournons vers le « mouvement de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) ». C’est un mouvement polymorphe et aux multiples acteurs qui n’a pas de

lignes directrices théoriques très précises. Il est principalement lié au monde de l’entreprise mais pas exclusivement, et il a généré en peu de temps un nombre conséquent de référentiels pour une gestion « socialement responsable », donc un ensemble de pratiques économiques, politiques, académiques, dont l’ampleur mondiale ne permet plus de douter que la RSE est bien autre chose qu’une simple mode de management.

Notre travail n’a évidemment pas pour but de faire une présentation de la « Responsabilité Sociale » telle qu’elle se développe, car elle ne serait de fait jamais exhaustive et il en existe déjà de nombreuses215. Plus utile pour accomplir cet effort théorique de compréhension est d’essayer d’en dégager l’esprit de la lettre et de diagnostiquer où se trouvent les dilemmes essentiels qui en empêchent le plein déploiement. Notre fil conducteur étant l’hypothèse d’une Responsabilité Sociale qui servirait de moyen de concrétiser et opérationnaliser la responsabilité globale de l’humanité envers elle-même, il est important pour nous de ne pas nous limiter aux usages entrepreneuriaux de la notion (la « RSE »), mais de la dégager comme concept théorique pur, opposable à de nombreux acteurs sociaux et dans de multiples contextes, au-delà du management des entreprises, pour servir de boussole à une régulation hybride de notre monde. Ce qui n’est d’ailleurs pas trahir le sens du mouvement et l’évolution des mentalités de ses acteurs, car le dernier référentiel de « Responsabilité Sociale » en date est la norme internationale ISO 26000 : « Guidance on social responsability »216, qui s’attache explicitement à sortir la Responsabilité Sociale du seul milieu des entreprises et à déterminer son applicabilité pour d’autres types d’organisations.

Alors qu’est-ce que la « Responsabilité Sociale », définie du point de vue empirique de son développement actuel ? Il est intéressant de noter d’entrée de jeu que la RSE n’a pas de gourou qui en aurait écrit la Bible, et qui mettrait à peu près tout le monde d’accord sur une définition et la délimitation d’un domaine d’objet et de pratiques. Personne ne s’accorde sur sa date de naissance. Il n’est donc pas facile encore actuellement de dire ce qu’est la

      

215 Voir notre bibliographie générale. On lira avec profit les ouvrages de Michel Capron et Françoise Quairel-Lanoizelée : Mythes et réalités de l’entreprise responsable, La Découverte, 2004, et La Responsabilité Sociale d’Entreprise, La Découverte, 2007, ainsi que Gond J-P. et Igalens J. La Responsabilité Sociale de l’Entreprise,

PUF, 2008. Nous employons des majuscules pour désigner le mouvement même, tel qu’il existe, de la « Responsabilité Sociale », les sigles RSE pour parler du courant spécifique de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise, et des minuscules pour traiter d’une responsabilité qui serait de type social.

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Traduction française : Norme française NF ISO 26000 « Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale », AFNOR, 2010. Comme nous l’avons signalé auparavant, nous renonçons au néologisme « sociétal », par souci de simplicité.

Responsabilité Sociale de façon synthétique et précise, tant le champ en est rempli de confusion, voire même de conflits entre les différents interlocuteurs. La Responsabilité Sociale n’est pas seulement source de militance et de résistance, c'est-à-dire d’enjeux de pouvoirs dans la pratique, elle est aussi source de discussions théoriques sur ce qu’elle devrait être, ce qui est généralement le signe distinctif des grands concepts philosophiques, qui méritent que l’on se batte pour leur signification comme pour un monde217.

Si la Responsabilité Sociale est théoriquement intéressante, si elle suscite réflexion et débats, c’est d’après nous parce qu’elle n’est pas qu’une pratique nouvelle de nos responsabilités anciennes, dans le contexte de la société moderne mondialisée, une simple extension et conjugaison différente de nos devoirs moraux et juridiques déjà connus et balisés, sinon

l’émergence d’une responsabilité nouvelle, originale, inédite, qui redéfinit le champ et la signification de notre éthique et de notre agir rationnel orienté par des normes, à l’ère de la globalisation technoscientifique. Si donc la Responsabilité Sociale est un mouvement en chantier, ce serait d’abord parce qu’il nous faut remettre en chantier toute la conception juridique et éthique de ce que l’on nomme « responsabilité », travail éminemment philosophique s’il en est. Voilà pourquoi les acteurs de la Responsabilité Sociale sont toujours portés spontanément à dépasser une simple réflexion en interne (quelle responsabilité sociale pour notre organisation ?) vers une redéfinition de la présence et coexistence des humains à l’ère globale technoscientifique (comment devons-nous vivre tous ensemble ?). La Responsabilité Sociale est par essence un concept philosophique et politique qui empêche ses utilisateurs de se réfugier dans des considérations techniques partielles, parce que celles-ci resteront aveugles tant que la nouvelle responsabilité globale de l’humanité pour elle-même

      

217 Pour Michel Capron et Françoise Quairel-Lanoizelée (La Responsabilité Sociale d’Entreprise, op.cit.) la RSE reste en débat “et le sera encore pour longtemps” (p 27) car les questions essentielles de la Responsabilité Sociale : “responsable à l’égard de qui ? par rapport à quoi ? jusqu’où et comment ?” (p 24) n’obtiennent pas encore de réponse consensuelle. Les auteurs distinguent deux principales approches, une anglo-saxonne plus tournée vers l’éthique et la religion, donc vers la philanthropie et l’engagement volontaire, et une approche européenne plus centrée sur la dimension politique de régulation institutionnelle et le développement durable, donc plus insistante sur les obligations liées aux activités quotidiennes des entreprises. Nous arrivons à la même dichotomie par analyse sémantique des définitions en usage. Rajoutons que si différence géographique et culturelle il y a, elle ne semble pas liée à une distinction religieuse à la Weber entre protestantisme et catholicisme, car l’Amérique Latine catholique suit très nettement un modèle philanthropique d’engagement volontaire. Il semble que la “sensibilité aux risques collectifs” (p 30) de la part de la population soit l’élément le plus déterminant, les sociétés européennes, de par leur histoire, leur structure sociale et démographique et la qualité critique de leur espace public, étant plus portées à la conscience des dangers systémiques liés à la Modernité industrielle.

n’aura pas été définie dans ses principes éthiques, juridiques et politiques. Le (la) gestionnaire doit donc, pour une fois au moins, faire de la philosophie218.

Interrogeons donc cette curieuse association entre le substantif « responsabilité » et l’adjectif « social ». De prime abord, la notion de « responsabilité sociale » peut s’entendre de deux manières différentes : soit il s’agit d’une responsabilité que des sujets auraient vis-à-vis de la société, soit il s’agit d’une responsabilité de la société à l’égard d’elle-même. La société peut ainsi être conçue comme l’objet d’une responsabilité de la part des sujets responsables, ou comme le sujet et l’objet de sa propre responsabilité. Dans le premier cas de figure, c’est un « moi », en tant que sujet responsable (individuel ou collectif), qui aurait des responsabilités envers « la » société. Celle-ci serait quelque chose d’ostensif présent devant le moi, différent du moi, que ce moi pourrait percevoir et comprendre, et face auquel le moi se déterminerait à un certain soin, un certain comportement éthiquement responsable. Dans le second cas de figure, la société serait le sujet de sa propre responsabilisation, et elle appellerait ses membres à participer ensemble à son propre projet de responsabilisation.

On a donc une opposition théorique qui émerge immédiatement entre deux conceptions du social : D’une part, une conception du « social » comme quelque chose sur lequel des sujets pourraient opérer, soit sous la forme de la manipulation instrumentale du dit objet par des sujets dotés de pouvoir sur le social, soit sous la forme de l’intervention de sujets dans l’ensemble objectif « social » pour y produire des résultats objectifs partiels, sans pouvoir prétendre à la manipulation instrumentale totale du « social ». D’autre part, une conception plus subjective et réflexive du « social » comme l’émergence permanente des performances de sujets en interaction, un réseau agissant de sujets produisant constamment du social en le faisant et en le pensant. On a donc d’un côté l’idée d’une responsabilité personnelle ou institutionnelle pour la société conçue comme objet ou résultat (comme quand on dit que les humains sont « responsables » de la survie des baleines), et de l’autre l’idée d’une auto-responsabilité de la société conçue comme sujet de son propre comportement (comme quand je me dis « responsable » de mes actes).

      

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Sachant que la philosophie, comme la politique, n’est pas une affaire de spécialistes, mais une activité que tous peuvent pratiquer, pourvu que ce soit de manière publique et argumentée. On ne peut apprendre « la » philosophie, disait Kant, mais seulement apprendre à philosopher. Il n’y a donc aucune raison de s’autocensurer sous prétexte que l’on « n’est pas » philosophe.

Le problème de la première définition, celle de « ma » responsabilité « vis-à-vis » de la société, c’est que la société n’est pas un objet, elle n’est rien qui soit objectivement « placé » devant un sujet qui pourrait en définir les caractéristiques et y intervenir de façon instrumentale pour en réparer les problèmes. Car tout sujet est déjà social, ne peut s’exclure d’un processus dynamique relationnel qui n’existe qu’entre les sujets, et non face à eux, et qui se fabrique constamment à mesure que ces sujets « s’associent » d’une certaine manière. La société n’est pas non plus un interlocuteur qui pourrait nous parler et nous confier ses maux. On ne peut donc penser à son propos à un type particulier de responsabilité que l’on aurait vis-à-vis d’elle en général, comme on a par ailleurs des responsabilités familiales vis-à-vis de « sa » famille, ou des responsabilités professionnelles vis-à-vis de « son » travail. Car, alors que ma famille peut me « mettre les points sur les i » quant à ce qu’elle attend de moi (et que la loi peut éventuellement l’y aider au demeurant), et alors qu’un contrat de travail et, le cas échéant, une déontologie professionnelle reconnue, peuvent définir mes responsabilités au sein d’une organisation, l’idée d’une responsabilité « vis-à-vis de la société en général » restera toujours dans un certain flou artistique. De là un manque intrinsèque de signification et de contenu pour cette curieuse « responsabilité », car son répondant objet ne se rencontre nulle part. N’étant donc pas une responsabilité déterminable, une éventuelle responsabilité du sujet vis-à-vis de la société pourra bien signifier tout ce que le sujet voudra selon son gré, car il n’aura pas en fait de « vis-à-vis » avec elle, pas de répondant.

Le problème de la deuxième définition, celle d’une responsabilité de la société elle-même pour elle-même, c’est que la société n’est pas un sujet, elle ne peut donc pas « prendre ses responsabilités », elle n’a ni volonté, ni conscience qui pourrait lui faire dire « Je », se réfléchir et se déterminer à agir comme un système autonome. Elle peut à la rigueur être envisagée en tant qu’ « éco »-système (liaison systémique de tous les systèmes d’auto-affirmation qu’elle contient : individus et organisations), mais jamais comme « auto »-système. Elle est encore moins un sujet moral qui pourrait déclarer : « Je devrais faire ceci », « J’aurais dû ne pas faire cela », etc. L’idée d’une « responsabilité de la société » est donc paradoxale, puisqu’il n’y a pas de sujet qui lui corresponde immédiatement et qui puisse s’en charger, sauf nous, les sujets humains, qui sommes bien des sujets sociaux, mais qui ne sommes pas « la » société. On retrouve ici, et ce n’est pas une surprise, notre dilemme de la responsabilité globale : l’objet et le sujet nous en échappent.

Disons-le tout de suite, cette équivoque sur le terme même de responsabilité « sociale » (comment rapporter l’adjectif au substantif ? comment comprendre l’adjectif « social » ?) nous semble à la racine de tous les débats théoriques au sujet de la signification que devrait recouvrir la Responsabilité Sociale des organisations. Et rajoutons : le problème de la première possibilité (ma responsabilité vis-à-vis de la société) nous semble ne pas avoir de solution, et conduire toujours à des impasses ceux qui pensent qu’ils ont, comme personne physique ou morale, des responsabilités « vis-à-vis » de la société considérée comme une entité objective distincte d’eux. Quant au problème de la deuxième possibilité (la responsabilité de la société elle-même), il nous semble pouvoir, lui, recevoir une solution. Bien qu’apparemment contradictoire, l’idée d’une responsabilité sociale comme responsabilité de la société pour elle-même, donc l’idée d’une société responsable (et non pas celle d’une société anonyme composée d’individus responsables chacun dans son coin), est fertile et significative pour les acteurs sociaux qui voudront bien la considérer pour comprendre ce qu’est la Responsabilité Sociale. En plus, l’idée d’une « société responsable » est le but même de tous nos efforts. Il ne devrait donc pas être impossible a priori. Du moins mérite-t-il qu’on se batte pour lui faire acquérir une signification.

Considérons d’abord la première alternative. Pourquoi nous semble-t-elle déboucher sur une impasse ?