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En dépit de quelques séjours à Rio de Janeiro, brefs et intenses, notre éloignement du terrain étudié, pour n’être pas Brésilien et encore moins « Carioca da gema71 », pour n’avoir pas connu Ana Cristina Cesar, pourrait être de ce point de vue un handicap. Nous avons tenté d’en faire une force. Non qu’il soit question pour nous d’opposer aux lectures « passionnées » des proches et des intimes une critique distante, froide et éthérée, s’abritant derrière les textes eux-mêmes, alors autant écrans que boucliers. Mais transformant notre décalage en recul, notre position peut permettre de voir en quoi cette prétendue désincarnation du littéraire, selon les uns, ou au contraire la naïve transitivité des autres entre un « réel » et le « dispositif » d’écriture constituent l’une comme l’autre certains des enjeux les plus excitants de ces textes. Entre ces deux postures extrêmes, certes trop aisément caricaturables, nous pensons qu’il existe une troisième voie, plus exigeante et plus complexe : celle qui postule justement une « troisième rive » à l’écoulement linéaire de l’écriture. Nous n’avons pas pour ambition de dépassionner cette œuvre, mais de chercher à comprendre ce qui la rend passionnante, d’examiner les raisons pour lesquelles ces textes déclenchent et soulèvent les passions. Et nous croyons que, dans le cas de l’œuvre d’Ana Cristina Cesar, ce tiers rivage ne signifie rien d’autre, finalement, que la convocation d’un tiers s’immisçant dans les textes.

Qu’il y soit invité sous la forme de la traduction, qu’il y soit consommé sous l’espèce de la citation et de l’intertextualité, ou qu’il y soit inscrit dans une « esthétique de la séduction », c’est lui qui vient troubler et complexifier le tête-à-tête entre l’auteur et son lecteur. C’est encore et aussi pourquoi l’approche

comparative, qui confronte et multiplie les angles de vue, qui élargit le champ parfois trop régional du regard, nous a paru devoir s’imposer de façon indispensable à une solide exploration des originaux, elle-même seule capable de faire entendre toutes les nuances de la langue et de l’histoire littéraire brésilienne.

Après avoir justement cerné la genèse de cette œuvre, d’abord en la resituant dans le feuilletage des débats culturels et poétiques propres au Brésil, puis en envisageant sa formation du point de vue de ses lectures et de la traduction, dont nous montrerons qu’elle occupe chez elle une place majeure, nous nous acheminerons donc vers l’analyse des textes et de leurs hypotextes72. En y examinant successivement ce qu’ils nous apprennent de cette conception du travail de traduction, des exercices d’« imitation » et de réécriture, de ce mode de composition poétique faisant appel au détournement et à l’insertion de textes d’emprunt. En quoi contribuent-ils à la construction du sens du texte, par quels chemins ? En quoi peuvent-ils aider à caractériser, non pas seulement une œuvre individuelle, mais aussi certains aspects de la citation, de la traduction et de la création poétique ?

Finalement, un mot peut cristalliser notre quête, qui retentit sur tous ces champs : transferts. Car il nous semble que la poésie d’Ana Cristina Cesar, à l’échelle nationale, reconfigure les chemins empruntés avant elle par l’histoire littéraire brésilienne, profondément marquée par ces enjeux de transferts culturels. Par ailleurs, elle redimensionne la « nature » transférentielle de la citation ou de la traduction, en en faisant non plus une fonction, mais une force.

71 Carioca d’origine. L’expression brésilienne équivaut en elle-même à une formule d’adoubement, c’est pourquoi nous avons tenu à la citer dans l’original.

72 Cf. Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris : éd. du Seuil, coll. « Points », 1982, p. 13.

Rencontres et confrontations, accidentelles et organisées, de textes, de subjectivités, de mondes linguistiques et culturels, bien sûr, mais aussi puissance inhérente de l’écriture. C’est en quoi, nous voudrions le montrer, ces « collages » sont plus que des jeux d’hybridations ou d’amalgames, autre chose qu’une anthropophagie ou une transcréation : ils sont l’un des ressorts de cette poésie. Et peut-être de la poésie.

I .

Entre les années cinquante, celles de l’enfance d’Ana Cristina Cesar, et les années soixante-dix, au moment où s’affirme son œuvre poétique, la situation du poète, au Brésil, a radicalement changé, de même que celle du pays. Le « modernisme », apparu dans les années vingt, vit ses dernières métamorphoses. À peine proclamée, la « génération de 45 » fait douter de son homogénéité et de son existence. Les dernières avant-gardes, surgies euphoriquement dans ses ombres et décombres, doivent revoir à la baisse leurs ambitions révolutionnaires. Dans le même temps, le pays du futur en train de devenir présent, celui de Brasilia et d’un tiers-monde en plein essor, la nation qui se développe, s’industrialise, ce Brésil d’Orfeu Negro, de L’Homme de Rio, de la bossa nova et d’Oscar Niemeyer, voit sa vie démocratique muselée par la première des nouvelles dictatures latino-américaines issues de coups d’État militaires.

On pourrait difficilement comprendre les enjeux de la « poésie marginale », le contexte de l’œuvre d’Ana Cristina Cesar, sans en remonter les genèses. Mais cette nécessaire ouverture historiographique ne pourra pas davantage se contenter d’énumérer une suite de strates, de « périodes », concaténées les unes aux autres dans une belle et magique série de causes et d’effets. Il faudra essayer, par-delà l’indispensable rappel de quelques faits, de cerner plus profondément les questions que s’est posées chaque génération et les choix opérés par chacune pour y répondre.

A. Lorsque l’enfant paraît…