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Le système du « compte d’auteur » était en effet une pratique largement répandue depuis des décennies, en particulier s’agissant de poésie. Qu’avait-il donc soudain de si nouveau, chez les poètes marginaux ? Principalement, sa valeur de contestation. En cela, il semble plus fondateur que la technique de reproduction mise en œuvre, elle simple symptôme : puisque l’argent sort de sa poche, il est naturel que le poète se soucie de réduire ses coûts éditoriaux. Or le symptôme est suffisamment expressif pour devenir un trait caractéristique, inscrit dans une des manières de désigner le phénomène : la poésie, la génération de la ronéo. Faudrait-il dès lors la comparer à la poésie de cordel, définie elle aussi par son mode de production artisanal sur des presses rudimentaires et son système de distribution précaire, les fascicules accrochés à des cordes et vendus sur les marchés… ?

Certains sont tentés d’acquiescer, voyant là une occasion de manifester leur solidarité ou leur fraternité avec le poète populaire, prolétaire, la voix des

pauvres, des régions déshéritées du Nordeste… C’est l’idée qui affleure dans un article cosigné par Ana Cristina Cesar et Ítalo Moriconi, « O poeta fora da república. O escritor e o mercado » [Le poète hors de la République. L’écrivain et le marché] :

Retrouver peut-être un certain caractère artisanal, la leçon du cordel305.

En dépit du rejet largement partagé de l’œuvre de João Cabral — puisque cette nouvelle poésie se veut « anticabraline par excellence306

» —, d’autres peuvent avoir également en tête la petite imprimerie domestique dont s’était équipé l’auteur de Psicologia da composição [Psychologie de la composition], lorsqu’il était consul à Barcelone, en 1947. Grâce à elle, non seulement il s’auto-éditait, mais publiait d’autres amis poètes, brésiliens et espagnols. L’exemple fit des émules, notamment chez les Pernamboucains d’origine comme Gastão de Holanda, que l’on retrouve à Rio de Janeiro, animant le groupe qui édite le mensuel José. Or non content d’être de facture soigné mais sans grands moyens, le magazine littéraire consacre dès son premier numéro, en juillet 1976, plusieurs pages à la question graphique : « Livro : objeto gráfico » [Livre : objet graphique], de Cecília Juca et la série posthume « As artes de reprodução » [Les arts de reproduction], d’Orlando da Costa Ferreira, dont la publication s’est poursuivie dans les livraisons suivantes.

Nombre de poètes marginaux ont alors en commun cet intérêt pour les techniques d’édition et de reproduction. Cacaso se montre, ainsi, sensible à « la grande beauté » des couvertures des recueils de Charles et de Guilherme

305 « Recuperar talvez um certo caráter artesanal, a lição do cordel. », Ana Cristina Cesar et Ítalo Moriconi, « O poeta fora da república. O escritor e o mercado », Opinião, Rio de Janeiro, 25 mars 1977, in Ana Cristina Cesar, Escritos no Rio, op. cit., p. 102.

306 « […] nova poesia, anticabralina por excelência », Ana Cristina Cesar, « Nove bocas da nova musa », Opinião, Rio de Janeiro, 25 juin 1976, in Escritos no Rio, op. cit., p. 46.

Mandaro, respectivement Perpétuo Socorro [Secours perpétuel] et Hotel de Deus [Hôtel-Dieu],

à la fois dépouillées et infiniment plus créatives que la grande majorité des couvertures normales de poésie, “sérieuses”, adoptées par les maisons d’édition bien établies […]307.

Ana Cristina Cesar elle-même a, comme nous le verrons, particulièrement soigné ses trois éditions indépendantes. Avant même l’épisode « Capricho », elle avait glissé ce malicieux extrait dans Correspondência completa, en 1979 :

Passei a tarde toda na gráfica. O coronel implicou outra vez com as idéias mirabolantes da programação. Mas isso é que é bom. Escrever é a parte que chateia, fico com dor nas costas e remorso de vampiro. Vou fazer um curso secreto de artes gráficas. Inventar o livro antes do texto. Inventar o texto para caber no livro. O livro é anterior. O prazer é anterior, boboca308.

L’extrait met en scène, en le problématisant, un certain quotidien de ces poètes. Le « coronel » y figure l’autorité, le « producteur » qui finance les projets. On dépend de lui, mais on cherche à s’affranchir de ses volontés et réticences. La primauté est accordée à la production de l’objet, à sa facture. C’est elle qui accapare et procure du plaisir. Si la préoccupation du texte vient en second, c’est que le livre en est déjà sa forme, sa condition. Ce renversement du rapport entre le contenu et son support est à lire aussi au second degré, bien sûr, avec sa part d’humour et de provocation, que précise la tonalité familière

307 « Com relação aos livros de Charles e Guilherme, exemplos de produção marginalizada, chama a atenção um aspecto especial : a grande beleza de suas capas, ao mesmo tempo despojadas e infinitamente mais criativas que a grande maioria das capas normais de poesia, “sérias”, adotadas pelas editoras estabelecidas […]. »), in : Não quero prosa, op. cit., p. 212.

308 « J’ai passé toute l’après-midi à l’imprimerie. Le colonel s’en est encore pris aux idées mirobolantes du projet. Mais il n’y a rien de mieux. Écrire est la partie pénible, ça me donne mal au dos et des remords de vampire. Je vais suivre un cours secret d’arts graphiques. Inventer le livre avant le texte. Inventer le texte pour qu’il tienne dans le livre. Le livre vient avant. Le plaisir vient avant, bécasse. », in : A teus pés, op. cit., 1982, p. 89.

du « boboca ». Dans le même temps, ce « bécasse » définit deux générations et deux conceptions de la vie, celle des interlocutrices et celle du « coronel », titre d’origine militaire appliqué aux oligarques des régions rurales, en particulier du Nordeste. Il n’est pas du tout exclu, enfin, qu’il y ait là clin d’œil malicieux à l’intérêt de Stéphane Mallarmé pour la typographie, la matérialité de l’écrit, les techniques industrielles d’impression, et à son projet maintes fois évoqué et formellement planifié de Livre total ou Grand Œuvre, « explication orphique de la Terre309 », puisque :

[…] le monde est fait pour aboutir à un beau livre310.