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Si s’exprimait, de fait, une sympathie largement partagée à l’égard des tropicalistes chez les jeunes poètes marginaux de Rio de Janeiro et d’ailleurs, des voix discordantes se sont aussi fait entendre. Dès 1970, Roberto Schwarz pointait ce qu’il estimait être les ambiguïtés politiques du mouvement. Outre la question du rapport au marché et à la culture massifiée, l’un des points névralgiques tenait schématiquement à la distinction entre réduction allégorique d’une part, reposant sur une indifférenciation carnavalisée de la réalité, et symbolisation de l’autre, seule apte à exprimer une conscience subversive du réel et à réaliser la transfiguration esthétique233. Notre synthèse édulcore toutefois la sévérité du propos, qu’il vaut mieux suivre dans l’implicite acide de ses formules méandreuses :

« […] le Coup d’État se présenta comme un gigantesque retour à ce que la modernisation avait reléguée ; la revanche de la province, des petits propriétaires, des grenouilles de bénitiers, des pudibondes, des licenciés de droit etc. […] indirectement, le spectacle de l’anachronisme social, de la fantasmagorie quotidienne sur quoi il déboucha, fournit la matière du mouvement tropicaliste —, une variante brésilienne et complexe du Pop234. […] l’effet de base du tropicalisme réside […] dans la soumission d’anachronismes […], à première vue grotesques, dans un second regard inévitables, à la lumière crue de l’ultra-moderne, le tout résultant en une allégorie du Brésil. On y expose la réserve d’images et d’émotions propres au pays patriarcal, rural et urbain, à la forme ou la technique la plus

233 Roberto Schwarz, « Cultura e política, 1964-1969 », in : Roberto Schwarz, O pai de família e outros estudos, Rio de Janeiro : Paz e terra, 1978, pp. 61-92.

Sur l’appréciation politique (et autre) du tropicalisme, voir aussi l’article de Rita Olivieri-Godet, « Le tropicalisme brésilien et ses rapports avec le modernisme et le cinéma nouveau », in : Quadrant, n° 17, Montpellier : Centre de recherche en littérature de langue portugaise - Université Paul-Valéry - Montpellier III, 2000, pp. 133-156.

234 « […] o golpe apresentou-se como uma gigantesca volta do que a modernizacão havia relegado ; a revanche da província, dos pequenos proprietários, dos ratos de missa, das pudibundas, dos bacharéis em lei etc. […] de maneira indireta, o espetáculo de anacronismo

avancée ou à la mode mondiale — musique électronique, montage eisensteinien, couleurs et montage du pop, prose de Finnegans Wake, scène à la fois crue et allégorique, agressant physiquement le public. C’est dans cette différence interne qu’est l’éclat singulier, la marque de fabrique de l’image tropicaliste. Le résultat de la combinaison est criard comme un secret de famille mis sur la place publique, comme une trahison de classe. C’est littéralement une absurdité […]. Il y a bien des ambiguïtés et des tensions dans cette construction. Le véhicule est moderne et le contenu est archaïque, mais le passé est noble et le présent est commercial ; par ailleurs, le passé est inique et le présent est authentique ; etc.235.

Pour l’image tropicaliste, […] il est essentiel que la juxtaposition de l’ancien et du nouveau — que ce soit entre contenu et technique, ou à l’intérieur du contenu — compose de l’absurde, se présente sous forme d’une aberration, à laquelle renvoient la mélancolie et l’humour de ce style. […] La coexistence de l’ancien et du nouveau est un fait général (et toujours suggestif) de toutes les sociétés capitalistes et de bien d’autres encore. Cependant, pour les pays colonisés puis sous-développés, elle est centrale et a force d’emblème. Cela parce que ces pays ont été incorporés au marché mondial — au monde moderne — en qualité d’arriérés, économiquement et socialement parlant, de fournisseurs de matière première et de main-d’œuvre bon marché. Leur lien avec le nouveau se fait par l’intermédiaire de, structurellement par l’intermédiaire de son retard social, qui y est reproduit au lieu de disparaître236.

social, de cotidiana fantasmagoria que deu, preparou matéria para o movimento tropicalista —, uma variante brasileira e complexa do Pop », O pai de família…, op. cit., p. 71.

235 « […] o efeito básico do tropicalismo está […] na submissão de anacronismos […], grotescos à primeira vista, inevitáveis à segunda, à luz branca do ultra-moderno, transformando-se o resultado em alegoria do Brasil. A reserva de imagens e emoções próprias ao país patriarcal, rural e urbano, é exposta à forma ou técnica mais avançada ou na moda mundial — música eletrônica, montagem eisensteiniana, côres e montagem do pop, prosa de Finnegans Wake, cena ao mesmo tempo crua e alegórica, atacando fisicamente a platéia. É nesta diferença interna que está o brilho peculiar, a marca de registro da imagem tropicalista. O resultado da combinação é estridente como um segredo familiar trazido à rua, como uma traição de classe. É literalmente um disparate […]. São muitas as ambigüidades e tensões nesta construção. O veículo é moderno e o conteudo é arcaíco, mas o passado é nobre e o presente é comercial ; por outro lado, o passado é iníquo e o presente é autêntico ; etc. », ibid., p. 74.

236 « Para a imagem tropicalista, […] é essencial que a justaposição de antigo e novo — seja entre conteúdo e técnica, seja no interior do conteúdo — componha um absurdo, esteja em forma de aberração, a que se referem a melancolia e o humor deste estilo. […] A coexistência do antigo e do novo é um fato geral (e sempre sugestivo) de todas as sociedades capitalistas e de muitas outras também. Entretanto, para os países colonizados e depois subdesenvolvidos, ela é central e tem força de emblema. Isto porque estes países foram incorporados ao mercado mundial — ao mundo moderno — na qualidade de econômica e socialmente atrasados, de fornecedores de

Dans l’esprit du critique, la notion d’allégorie est en fait déjà en elle-même porteuse d’un jugement dépréciatif, à l’opposé de la noblesse du symbole. Là où l’une fait du sur-place, qui équivaut à du conservatisme, l’autre élabore et transforme. L’allégorie est ultra-moderne, mais le symbole est progrès. Roberto Schwarz s’inscrit ici dans une tradition classique allemande, qui condamne par avance l’allégorie et lui préfère le symbole, expression réconciliée du contenu et de la forme, entité unifiée de la représentation et de sa sémantique. Que ce soit chez Duchamp, dans le pop-art ou dans les paroles tropicalistes, l’allégorie passe toujours, selon le critique, à côté de ce qui constitue l’essence du processus esthétique. Comprise comme une sorte de symbole inachevé, elle ne pouvait que s’incliner :

[…] parce que le tropicalisme est allégorique, le manque de spécification [historique] ne lui est pas fatal […]. Si dans le symbole, schématiquement, forme et contenu sont indissociables, si le symbole est « apparition sensible » et pour ainsi dire naturelle de l’idée, dans l’allégorie la relation entre l’idée et les images qui doivent la susciter est externe et du domaine de la convention. Signifiant une idée abstraite avec laquelle ils n’ont rien à voir, les éléments d’une allégorie ne sont pas transfigurés artistiquement : ils persistent dans leur matérialité documentaire, sont comme des écueils de l’histoire réelle, qui est leur profondeur. […] D’où le caractère d’inventaire qu’ont les films, les pièces et les chansons tropicalistes […]. Une fois qu’ils ont produit l’anachronisme — avec son effet convenu, selon lequel : le Brésil, c’est cela — les ready made du monde patriarcal et de la consommation imbécile se mettent à signifier par eux-mêmes, dans leur état d’indignité, non esthéticisé, suggérant à l’infini leurs histoires étouffées, leurs échecs, dont nous ne parviendrons pas à prendre connaissance237.

matéria prima e trabalho barato. A sua ligacão ao novo se faz através, estruturalmente através de seu atraso social, que se reproduz em lugar de se extingüir. » ibid., pp. 76-77.

237 « […] porque o tropicalismo é alegórico, a falta de especificação [histórica] não lhe é fatal […]. Se no símbolo, esquematicamente, forma e conteúdo são indissociáveis, se o símbolo é “aparição sensível” e por assim dizer natural da idéia, na alegoria a relação entre a idéia e as imagens que devem suscita-la é externa e do domínio da convenção. Significando uma idéia

On pourrait objecter que, connu pour son fécond dialogue avec l’École de Francfort, Roberto Schwarz aurait pu mobiliser la réhabilitation de l’allégorie à laquelle procède Walter Benjamin, notamment dans ses études sur Baudelaire, les avant-gardes modernes et dans le dernier chapitre de l’Origine du drame baroque allemand. Le plaidoyer du philosophe pour la vigueur de l’allégorie à l’âge baroque, pour sa vertu fragmentaire, son fondement mélancolique et ses qualités dialectiques, aurait amené à nuancer la réitération des réductions classicisantes opposant l’intériorité des éléments du symbole à la prétendue plate extériorité des termes constitutifs de l’allégorie, ravalée par ses détracteurs à une « technique ludique de figuration imagée238 ». Au contraire, leur rétorque Walter Benjamin, « […] l’apothéose baroque est dialectique. Elle s’accomplit dans la transformation des extrêmes. L’intériorité non contradictoire du classicisme ne joue aucun rôle dans ce mouvement dialectique excentrique […]239 ». Quant à l’allégorie baudelairienne, elle répond, selon lui, « de façon infiniment plus significative, à cette crise de l’art à laquelle vers 1852 la théorie de l’art pour l’art était destinée à faire face240

. » Elle y fait feu, plus qu’à l’âge baroque, de son caractère « destructeur241 », « porte les traces de la rage intérieure […] nécessaire pour faire irruption dans ce monde et pour briser et

abstrata com que nada têm a ver, os elementos de uma alegoria não são transfigurados artisticamente : persistem na sua materialidade documental, são como que escolhos da história real, que é a sua profundidade. […] Daí o caráter de inventário que têm filmes, peças e canções tropicalistas […]. Produzido o anacronismo — com seu efeito convencionalizado, de que isto seja Brasil — os ready mades do mundo patriarcal e do consumo imbecil põem-se a significar por conta própria, em estado indecoroso, não estetizado, sugerindo infinitamente as suas histórias abafadas, frustradas, que não chegaremos a conhecer. » ibid., p. 78.

238 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller (et le concours d’André Hirt), Paris : Flammarion, coll. « Champs », 1985, p. 174.

239 Ibid., p. 172.

240 Walter Benjamin, « Zentralpark. Fragments sur Baudelaire », in Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. Jean Lacoste, Paris : Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1979, p. 214.

ruiner ses créations harmonieuses242 » : « L’absence d’illusions et le déclin de l’aura sont des phénomènes identiques. Baudelaire met l’artifice de l’allégorie à leur service243. »