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On va retrouver ces noms, associés à quelques autres, dans une autre pièce maîtresse témoignant de la place majeure de la traduction dans l’œuvre d’Ana Cristina Cesar : le canevas d’un cours sur la « Lecture de Poésie Moderne Traduite », qu’elle établit précisément vers le milieu de cette même année 1983. Le projet, comme tous ceux de la Coordination centrale des formations complémentaires de l’Université catholique de Rio de Janeiro, devait s’autofinancer grâce aux candidatures engrangées. Or il ne verra jamais le jour, faute d’un nombre suffisant d’inscrits447. On peut imaginer l’effet déplorable qu’une telle frustration a dû avoir sur le moral de sa conceptrice, dans le contexte déjà fortement dépressif de l’hiver austral 1983. Mais ce que nous en retiendrons ici, outre la confirmation d’un intérêt constant pour ces questions448

, c’est l’esprit et le détail de la progression du cours, dont nous pouvons juger grâce au dossier préparatoire retrouvé dans les papiers de l’auteur.

Prévu du 18 août au 24 novembre 1983, ce cours hebdomadaire devait s’étendre sur quinze séances de deux heures chacune. L’objectif, tel qu’il est défini dans le descriptif officiel, en est l’examen « de quelques traductions de grands poètes faites en portugais, en insistant sur les modernes, tels T. S. Eliot, Maïakovski, Baudelaire, Whitman, Mallarmé, Pound, Cavafy449. » Le texte écarte les discussions purement techniques sur l’« exactitude » ou la « fidélité » du traducteur, mais n’exclut pas de débattre de ces notions à la lueur des

447 Cf. Maria Lúcia Masutti, Nas tramas de Ana Cristina Cesar, Crítica, Poesia, Tradução, dissertation de « mestrado », Florianópolis, Université fédérale de Santa Catarina, février 1995, pp. 21-22.

448 Dès l’Angleterre, Ana Cristina Cesar caressait ce projet, dont elle fait part à Heloísa Buarque de Hollanda dans sa lettre du 7 mars 1980 : « Pergunta numa faculdade se não querem implantar um curso de tradução literária » (Demande à une faculté s’ils ne veulent pas implanter un cours de traduction littéraire), Correspondência incompleta, op. cit., p. 45.

traductions elles-mêmes, sans rendre nécessaire le détour par l’original. Dans un document tapuscrit ayant probablement servi de matrice à ce descriptif, à moins qu’il n’ait ébauché le projet pour les autorités universitaires en charge d’approuver la proposition de cours — ce qui n’enlèverait rien à son antériorité, ni à sa teneur plus « immédiate » —, Ana Cristina Cesar précise que point n’est besoin de connaître la langue originale des poèmes étudiés. L’intention est de caractériser, à partir de cette étude, des cadres esthétiques et idéologiques, des projets littéraires fondant explicitement ou à leur insu ces traductions. À cela s’ajoute la prise en compte des distorsions subjectives associées à la transmission de la poésie étrangère ainsi versée au patrimoine disponible en langue portugaise, une sorte d’histoire de la réception en somme, ou de la « translation » au sens que lui donne Antoine Berman.

Selon lui, la traduction ne serait en effet qu’un volet d’un ensemble plus vaste qui « advient aussi par la critique et de nombreuses formes de transformations textuelles (ou même non textuelles) qui ne sont pas traductives450

. ». Sans translation, la traduction risque d’ailleurs de rester lettre morte : « une traduction ne se déploye et n’agit vraiment dans cette langue-culture que si elle est étayée et entourée par des travaux critiques et des translations non traductives451. » Ana Cristina Cesar ne va certes pas aussi loin dans l’élaboration critique de sa méthode, mais on verra que cette direction ne lui aurait sans doute pas été étrangère, si elle avait pu la lire, puisque son cours

449 Cf. Maria Lúcia Masutti, Nas tramas de Ana Cristina Cesar, Crítica, Poesia, Tradução, op. cit., annexe p. 127.

450 Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1995, p. 17.

« ambitionne de discuter le type de lecture qui est réalisé dans le travail de traduction — sous quelle forme ces poètes arrivent jusqu’à nous452

. »

Triangulation

Il s’agit par conséquent d’une démarche inductive — contrairement à celle d’Augusto de Campos, affirmation d’une théorie avant son application —, assise sur une pratique et son analyse, appliquée à un corpus réduit, précis, correspondant à un choix de poètes qui par ailleurs constituent une sorte de panthéon personnel de notre auteur et qui, pour la plupart, sont mentionnés d’une façon ou d’une autre dans son œuvre poétique. Cette pratique de la traduction, la formation projetée envisageait qu’elle pût être celle de traducteurs célèbres, de personnes de l’entourage d’Ana Cristina Cesar, celle des étudiants qui auraient suivi le cours ou la sienne propre.

Sur une page de notes préparatoires453, une première liste de six poètes modernes retenus s’achève, sans distinction ni rupture dans la rédaction, par trois noms de traducteurs brésiliens contemporains, également poètes : Paulo Mendes Campos454, José Paulo Paes455 et Paulo Henriques Britto456. Et le

452 « Pretende discutir que tipo de leitura é realizado no trabalho de tradução — sob que forma esses poetas chegam até nós. », document tapuscrit consulté.

453 Cf. Maria Lúcia Masutti, Nas tramas de Ana Cristina Cesar, Crítica, Poesia, Tradução, op. cit., annexe p. 130.

454 Né en 1922 à Belo Horizonte (Minas Gerais), Paulo Mendes Campos fut poète (A palavra escrita, 1951, O domingo azul do mar, 1958, Trinca de copas, 1984), prosateur, auteur de contes et de chroniques, journaliste… Ayant séjourné à Londres, en Italie et en France, marié à une femme d’origine anglaise, il a traduit plusieurs ouvrages dont un essai de H. von Kleist. Il est mort en 1991, à Rio de Janeiro, où il s’était installé depuis 1944.

455 Né en 1926 dans l’État de São Paulo, José Paulo Paes a publié de nombreux recueils de poèmes, dont O aluno, 1947, Poemas reunidos, 1961, Um por todos, 1986, A poesia está morta mas juro que não fui eu, 1988, Prosas seguidas de Odes mínimas, 1992… Auteur pour livres pour enfants, d’essais sur, entre autres sujets, la poésie et la traduction, il a travaillé longtemps pour la maison d’édition Cultrix, dans le secteur didactique, et a traduit de diverses langues le Tristram Shandy de Laurence Sterne, Constantin Cavafy, Wystan Hugh Auden, Joris-Karl Huysmans, William Carlos Williams, Joseph Conrad, des poètes danois… Il est mort en 1998.

chronogramme des séances, déjà ébauché, avait inscrit à trois reprises un nom de traducteur : « Grazyna » Drabik, l’amie, parente et partenaire de l’anthologie de poésie polonaise (pour le 8 septembre), « Paulo » Henriques Britto, associé en l’occurrence au poète Wallace Stevens qu’il avait traduit (pour le 22 septembre), et « Paulo Mendes Campos » (inscrit le 13 octobre). La proximité générationnelle des deux premiers et la résidence carioca des trois laisse supposer qu’Ana Cristina Cesar avait pensé les inviter à son cours pour enrichir la confrontation d’expériences457.

Ces avant-projets témoignent donc d’une assimilation poète-traducteur, mouvement dans lequel le geste traducteur ne se distingue pas vraiment du geste créateur. En outre, la traduction y est conçue comme un « travail de lecture458 », dans le même temps qu’elle va faire l’objet d’une lecture (c’est l’intitulé du cours) analytique visant à la décrypter. On voit ainsi se profiler un triptyque lire-traduire-écrire, fidèle aux fondements du métier tels que les énonce Valery Larbaud : « pour rendre ce sens littéraire des ouvrages de littérature, il faut d’abord le saisir ; et il ne suffit pas de le saisir : il faut encore le

456 Né un an avant Ana Cristina Cesar, en 1951, à Rio de Janeiro, Paulo Henriques Britto est l’auteur de Liturgia da Matéria [Liturgie de la matière] (1982) et de Mínima lírica [Lyrique minimale], un recueil de poèmes incluant le précédent ensemble et édité dans la collection Claro Enigma (São Paulo : Duas Cidades, 1989), Trovar claro [« Trovar » fait référence au « trouver » des troubadours, « claro » supposant la clarté] (Companhia das Letras, 1997) et Macau [Macao] (Companhia das Letras, 2003), recueil pour lequel il a reçu le prix Portugal Telecom en 2004.. Il a passé deux ans de son enfance aux Etats-Unis, où il est retourné en 1972-1973 pour étudier le cinéma. Il enseigne la traduction à l’Université catholique de Rio de Janeiro depuis 1978 et est un traducteur éminent de la littérature anglophone : Byron, Emily Dickinson, Wallace Stevens, Elizabeth Bishop, Ted Hughes, Henry James, Edmund Wilson, Don De Lillo, V. S. Naipaul, Salman Rushdie, Philip Roth, Thomas Pynchon, John Updike… Il a aussi co-fondé avec Paulo Ronai et Magalhães Júnior une association de traducteurs.

457 C’est aussi ce que laisse entendre le pré-programme (cf. document tapuscrit ci-dessus mentionné), en inscrivant parmi les activités envisagées : « debate com tradutores convidados » [débat avec des traducteurs invités].

458 « Traduzir poesia é um trabalho de leitura » [Traduire de la poésie est un travail de lecture] précise le document tapuscrit ci-dessus mentionné, qui insiste sur l’idée par les seuls italiques de la page.