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Les retouches sont plus abondantes encore dans le cas de Luvas de pelica, écrit et imprimé en Angleterre, en 1980, mais assemblé et officiellement édité début 1981, à Rio de Janeiro. L’heure n’est pas d’analyser le détail de ce récit chaotique de trente-trois pages. Mais, d’un point de vue « éditorial », on remarquera qu’il renoue avec la typographie. Sur la couverture, le rose bonbon, le buste féminin, le flacon de parfum rococo, les caractères ronds fuchsia — revenant aux formes cursives des scriptes, avec un effet de relief typographique ajouté au gras italique et, dans l’extrémité des lettres, une touche supplémentaire de volupté fleur bleue — du titre et de la signature, jouent encore du contraste avec l’agitation hallucinée de la prose intérieure.

Cette schizophrénie s’inscrit dans l’image reproduite, où la femme à la coiffure ondulée années trente, dans une pose inspirée, les yeux clos, la main droite à la hauteur du menton, la tête légèrement renversée, se dédouble dans un reflet qu’on suppose être l’effet d’une vitrine. La pâleur de l’impression, rendant vagues certains détails de la jaquette, achève de suggérer de troublants jeux de miroir, de dédoublement, d’illusion, d’identités dissimulées… Évoquée

allusivement dans le texte intérieur, l’illustration reproduit un tableau de Bia Wouk, épouse du diplomate brésilien João Almino, avec lesquels Ana Cristina Cesar s’était liée lors de ses escapades parisiennes de 1980. L’artiste eut alors un rôle non négligeable dans le regain d’intérêt d’Ana Cristina Cesar pour la peinture et le dessin : découverte de Michaux, achat d’un carnet de croquis qu’elle se mit à griffonner… De tout cela témoigne aussi à plusieurs niveaux Luvas de pelica lui-même.

2. L a m arge en sa profondeur

Indéfinition

Mais trois recueils « marginaux » suffisent-ils à définir la marginalité de cette œuvre ? En fait, leur sophistication pourrait presque paraître trahir l’esprit de simplicité et de rusticité de l’époque. D’ailleurs, Ana Cristina Cesar donne souvent le sentiment de jouer et de déjouer les idiosyncrasies, pour ne pas dire les manies, de sa génération : la diction familière, le ton confessionnel, les références contre-culturelles… Il y a chez elle une façon de satisfaire certaines interrogations, certains principes en cours, en feignant de s’y plier. Tandis qu’à tout moment, parallèlement, court une ironie, un autre niveau de sens, qui subvertissent l’espace-temps marginal.

Carlos Alberto Messeder Pereira, voulant souligner l’influence qu’exerçaient les remarques de Cacaso sur son entourage, son art de valoriser et d’encourager indirectement certains styles contre d’autres, appuie son propos d’un témoignage d’Ana Cristina Cesar :

Je me souviens d’une phrase typique de Cacaso […] [il] était le « bon lecteur », le « classificateur » et, une fois, je [lui] ai lu un poème à moi que j’avais adoré écrire […] et Cacaso a regardé d’un œil attentif […] il a lu ce poème et a dit comme ça : « C’est très joli, mais on ne comprend pas […] le lecteur est exclu ». […] Alors j’ai aussi montré mon livre à Cacaso et [lui] immédiatement… c’est-à-dire, ces « journaux » de l’anthologie, c’était deux textes d’un livre de cinquante poèmes… [et il a dit] : « C’est bien, mais le mieux ce sont les journaux, parce qu’on comprend… ils communiquent facilement, ils parlent du quotidien333 ».

Parler de soi, du quotidien, être d’accès immédiat, voilà les qualités que met en avant le « bon lecteur » d’alors. Ana Cristina Cesar répondra bien souvent à ses attentes, en apparence, dans la surface d’un texte en réalité miné de l’intérieur par le déplacement des personnes, les enchevêtrements de sujets, la démultiplication des sens possibles, la culture de l’ambiguïté, la reconstitution en sous-main d’une écriture raffinée, exigeante, aristocratique. Mais est-ce là ne plus être fidèle à l’« esprit marginal » ?

Outre que cette poésie n’a jamais constitué un mouvement structuré, circonscrit, ce qui aurait d’ailleurs été contraire à son esprit, la notion de marge ne peut s’opposer à celle de centre puisque sa stratégie relève du contournement. Ni frontières ni affrontement entre la marge et le centre, pas de ferme césure. Si l’un néglige ou méprise ce qui de lui s’éloigne, l’autre survit et se débrouille, indifférente à cette indifférence. Le marginal a quelque chose du malandro, une figure typiquement carioca au profil sympathique et matois, astucieux et voyou. Il est un séducteur qui n’affiche pas clairement ses intentions mais conserve le sourire en toutes circonstances. Ce qui, traduit sur le

333 « Me lembro de uma frase típica do Cacaso […] [ele] era o “bom leitor”, o “classificador” e, uma vez, eu li [pra ele] um poema meu que eu tinha adorado fazer […] e o Cacaso olhou com olho comprido […] leu esse poema e disse assim : “É muito bonito, mas não se entende […] o leitor está excluído”. […] Aí eu mostrei também o meu livro pro Cacaso e [ele] imediatamente… quer dizer, aqueles “diários” da antologia eram dois textos de um livro de cinqüenta poemas…

terrain poétique, explique que nous soyons rarement dans une situation de soliloque, et plus volontiers d’interlocution. Le malandro et le « marginal » s’adaptent aux moyens du bord, de façon quelque peu parasite. Ni clairement dans le cercle, ni franchement en dehors : ils se tiennent dans un lieu mineur, sans importance, à la marge. Cela se concrétise chez Ana Cristina Cesar par une façon d’entretenir les ambivalences, les indéterminations, du sens, du sexe, des identités, d’écrire une poésie qui peut paraître prose… Sa marginalité est mouvante, se déplace, toujours en quête de la transgression, de l’écart supplémentaire.