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On a pourtant cru tenir une démarcation solide, une rupture, dans le rejet par la poésie marginale de la ligne constructiviste qui la précède. Or même cette fracture n’est pas si franche que ses acteurs l’ont pensé. Dans les arts plastiques, en musique, en poésie, les formalismes antérieurs s’étaient concentrés sur les questions de langages, avaient travaillé à l’éclatement du signe et, en conséquence, à une redéfinition — en même temps qu’une revalorisation — de la forme. Sans contester la nécessité de ces révisions, les néoconcrétistes et la poésie « participative » avaient voulu réarticuler la technique au sujet et à ses effets sur le monde, efforts qui, les circonstances politiques aidant, trouvaient à nouveau leurs limites à la fin des années soixante. La réflexion semblait arrivée à de nouvelles impasses, tant sur le plan théorique que sur le plan esthétique. La parole s’était heurtée aux murs de la réalité, donnait l’impression de n’avoir plus de prises sur elle, d’avoir épuisé

[e ele disse] : “Legal, mas o melhor são os diários, porque se entende… são de comunicação fácil, falam do cotidiano”. », Retrato de época, op. cit., p. 229.

son « efficacité symbolique ». De sorte que c’est, schématiquement, d’une double crise qu’hérita la décennie suivante, autrement dit d’une double mission : refonder le signe poétique, repenser son sujet.

Bien que diverses, les réponses des poètes marginaux, telles que nous les avons identifiées, conservent entre elles cette cohérence problématique. Et elles s’orientent vers une réponse commune : remédier aux discrédits du signe en le réinvestissant d’un sujet omniprésent, inventer un lyrisme aux visées plus modestes et qui repose sur l’engagement direct du corps. De deux problèmes, une fois croisés, on fit une solution. Concrètement, cela impliquait d’agir aussi bien au niveau de l’énoncé que sur le plan de l’énonciation. Du point de vue de l’énonciation, la forme poétique a élargi le vers à son véhicule, du texte à l’objet-livre, du livre à sa circulation. En ce sens, les « marginaux » ont accompli une sorte d’opération « Supports/Surfaces », à l’image des remises en cause qui, à partir de 1969, déplacèrent le regard de la toile au cadre, du cadre à l’accrochage. Mais là où les artistes français prétendaient se recentrer sur la peinture, qui ne se rapportait qu’à elle-même et surtout pas à un « “ailleurs” (la personnalité de l'artiste, sa biographie, l'histoire de l'art, par exemple)334 », les poètes de Rio de Janeiro levaient les barrières entre l’auteur et l'œuvre, la poésie et la vie. Cela donna l’édition indépendante et un goût de la poésie performance, des lectures, des lancements happenings. La relégitimation du verbe ne pouvait compter sur le seul langage, elle fit appel au vécu, à la présence, aux sensations, à l’expérience. C’est en cela que, tout en assumant implicitement le legs de leurs questionnements, les « marginaux » rompirent

334 « Manifeste » de l’exposition « La peinture en question », présentée au musée du Havre en juin 1969, réunissant Vincent Bioulès, Louis Cane, Marc Devade, Daniel Dezeuze, Noël Dolla, Jean-Pierre Pincemin, Patrick Saytour, André Valensi et Claude Viallat.

avec la surenchère techniciste du concrétisme, et réhabilitèrent l’expression, la sensibilité.

La même démarche fut appliquée au plan de l’énoncé, au risque chez les plus ingénus de retomber dans un sentimentalisme enchanté. Car, tout en poursuivant à leur façon l’aventure de la refondation du poème, les années soixante-dix creusaient un peu plus la crise du sujet. L’écueil d’une parole affaiblie par une spontanéité trop innocente menaçait, lucidement aperçu par Ana Cristina Cesar :

Minhas saudades ensurdecidas por cigarras ! O que faço aqui no campo declamando aos metros versos longos e sentidos ? Ah que estou sentida e portuguesa, e agora não sou mais, veja, não sou mais severa e ríspida : agora sou profissional335.

Mais comment travailler à la resubjectivation du langage sans céder aux leurres d’un sujet censé tout maîtriser ? Pour une part en concevant une fiction condensant percepts et affects, ce que fait la poésie d’Ana Cristina Cesar, qui plonge le lecteur au cœur de sensations, dans la logique de la sensation. Elle « simule » une succession d’états de crise, dont le lecteur est le témoin privilégié, partie prenante, pris à parti. Tout va très vite, est campé en quelques mots, sinon implicitement : une rencontre, un flirt, une scène d’adieu, une colère, un fou rire, un drame. Apparemment, rien n’a le temps d’être distancié, pensé, analysé, la phrase doit paraître électrique, instable, incontrôlée. Le dynamisme du récit l’emporte sur le détail de la description, et s’il y a place

335 « Mes saudades qu’assourdissent les cigales ! Qu’est-ce que je fais ici en pleine campagne à déclamer au kilomètre des vers longs et plaintifs ? Ah comme je suis plaintive et portugaise, et maintenant c’est fini, regarde, je ne suis plus ni sévère ni revêche : maintenant je suis professionnelle. », « O tempo fecha… » [Le temps se couvre…], in A teus pés, op. cit., p. 9.

Le mot saudades correspond approximativement à notre nostalgie, regrets du passé ; mais le terme et le sentiment sont perçus dans le monde lusophone comme spécifiquement « portugais » et donc sans équivalent dans les autres langues. Idée qu’entérine l’index de l’ouvrage dirigé par Barbara Cassin : Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des

pour du réflexif, cela doit se faire au vol, dans le mouvement, sans s’attarder. Cette diction est faite de rythmes, d’impulsions, au service d’une poésie du trouble et du désir.

Voilà pour la réconciliation de la poésie et de la vie, la « resignification », revitalisation, de l’une par l’autre. Mais, objectera-t-on, où intervient alors le sujet critique, sa conscience clivée, l’auteur « fonction336 » capable de méditer sur lui-même et son vers ? Nulle possibilité ici d’un retour explicite à la froideur impersonnelle ou à la tour d’ivoire. Ana Cristina Cesar ne connaît que trop bien le caractère explosif de toute tentative de retrait du monde :

Marfim

A moça desceu os degraus com o robe monogramado no peito : L.M. sobre o coração. Vamos iniciar outra Correspondência, ela propõe. Você já amou alguém verdadeiramente ? Os limites do romance realista. Os caminhos do conhecer. A imitação da rosa. As aparências desenganam. Estou desenganada. Não reconheço você, que é tão quieta, nessa história. Liga amanhã outra vez sem falta. Não posso interromper o trabalho agora. Gente falando por todos os lados. Palavra que não mexe no barril de pólvora plantado sobre a torre de marfim337.

Nous aurons à revenir sur le détail de ce poème, mais tel quel, dans ses syncopes et son imminence, nous y lisons une part des thématiques et tensions que nous voulons ici mettre en place : l’hiératisme de l’écriture et les

intraduisibles, Paris : Le Robert-éd. du Seuil, 2004. C’est donc aussi en ce sens qu’il faut comprendre le qualificatif « portugaise », un peu plus loin.

336 Cf. Michel Foucault et la « fonction-auteur », « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in : Dits et écrits, op. cit., pp. 798 et ss.

337 « Ivoire

La jeune fille a descendu les marches dans son peignoir brodé à la hauteur du sein : L.M. sur son cœur. Commençons une nouvelle Correspondance, propose-t-elle. As-tu jamais aimé quelqu’un vraiment ? Les limites du roman réaliste. Les chemins de la connaissance. L’imitation de la rose. Les apparences détrompent. Je ne m’y trompe plus. Je ne te reconnais pas, toi si tranquille, dans cette histoire. Rappelle-moi demain sans faute. Je ne peux pas interrompre mon travail maintenant. Ça parle de tous côtés. Et le mot qui ne bouge pas dans le baril de poudre planté sur la tour d’ivoire. », A teus pés, op. cit., p. 14.

sollicitations, le vacarme du monde, l’incertaine vérité des sentiments et les illusions du savoir, l’érotisation des chemins de la connaissance, le fragile « arrêt » de la parole poétique dont la ligne de crête passe par une mimesis des apparences, et qui n’est pas sans évoquer d’autres lignages :

I. La vérité comme le masque de mouvements et instincts tout autres. II. Le pathos de la vérité se rapporte à la croyance.

III. L’instinct du mensonge, fondamental.

IV. La vérité est incognoscible. Tout ce qui est connaissable est apparence. Signification de l’art en tant que celle de l’apparence vraisemblable338.

Fondé sur ces dilacérations, auxquelles d’autres viendront s’ajouter — l’esprit et le corps, le sens et la lettre… —, le poème d’Ana Cristina Cesar rejoint les aphorismes de Nietzsche dans l’idée que l’art se réserve, « en tant que mensonge », de pouvoir traiter « de l’apparence en tant qu’apparence339 ».