• Aucun résultat trouvé

Quant au sens de cette irruption, il est possible d’en identifier quelques lignes fortes par-delà les disparités entre chacun des projets. À l’instar du concrétisme, le tropicalisme n’hésite pas à aller chercher ses références aux États-Unis ou en Angleterre, à travers l’électrification des instruments, la décontraction et l’impertinence des compositions, ses tenues et jeux de scènes. Chez les Beatles ou dans la pop music, il puise ce qu’il y a de plus moderne, de plus avancé « industriellement », sans l’anglophobie ambiante ni les préjugés nationalistes qui vont souvent de pair : « Je me refuse, déclare Caetano Veloso, à folkloriser mon sous-développement pour compenser les difficultés

132 « O trabalho que fizemos, eu e Caetano, surgiu mais de uma preocupação entusiasmada pela discussão do novo do que propriamente como um movimento organizado. », in : « Conversa com Gilberto Gil », un entretien du chanteur avec Augusto de Campos et Torquato Neto, in : Balanço da bossa e outras bossas, op. cit., p. 193.

133 Cf. Fred Góes, « Música popular e manifestos ou Badulaques, balangandãs e parangolés : um Brasil Tropical », in : Tempo brasileiro, n° 127, « Poéticas e manifestos que abalaram o mundo », Rio de Janeiro, octobre-décembre 1996, p. 169.

134 « O Tropicalismo pode ter morrido, e Caetano e Gil forma os primeiros a antecipar a sua morte num programa de televisão em fins de 1968. », in Balanço da bossa…, op. cit., pp. 334-335.

135 Titre de la rubrique du poète Torquato Neto, devenu aussi celui d’une chanson qu’il cosigne avec Gilberto Gil (in : Torquato Neto, Os últimos dias de Paupéria (do lado de dentro), Ana Maria S. de Araújo Duarte et Waly Salomão (dir.), São Paulo : Max Limonad, 1982, 2e édition, pp. 419-420). Signifie littéralement : « Confiture Générale », c’est-à-dire un « méli-mélo » dont on ne sait décider s’il est fourre-tout nivelant, paralysant, ou fécond et joyeux chaos.

techniques136 ». Mais d’emblée aussi, ces « Bahianais » cherchent à fondre ce pôle avec des traditions culturelles parfois taxées d’aliénées, ce que Caetano Veloso a appelé l’élément « cafona » de la culture brésilienne, le « mauvais goût » populaire : « La “tropicália” cultive aussi le mauvais goût, puisque le bon goût emprisonne beaucoup, qu’il ôte la créativité137

. »

Ce mélange ne produit pas à proprement parler du kitsch. Il recherche la juxtaposition provocante, le collage intempestif entre l’archaïque et le moderne, le cosmopolite et le régional, le rural et l’urbain. Sur le mode de l’énumération, de l’asyndète, du fragment, les images allégorisées, celle de l’Indien descendant de son étoile en couleurs :

Um índio descerá de uma estrela colorida brilhante de uma estrela que virá numa velocidade estonteante e pousará no coração do hemisfério sul

na América num claro instante

depois de exterminada a última nação indígena E o espírito dos pássaros das fontes de água límpida mais avançado que a mais avançada

das mais avançadas das tecnologias 
 Virá impávido que nem Muhamed Ali virá que eu vi

apaixonadamente como Peri virá que eu vi

tranqüilo e infalível como Bruce Lee virá que eu vi

o axé do afoxé, Filhos de Gandhi virá138

136 « Nego-me, afirma Caetano a folclorizar meu subdesenvolvimento para compensar as dificuldades técnicas », propos cité par Augusto de Campos, « Viva a bahia-ia-ia ! », in Balança da bossa…, op. cit., p. 159.

137 « A tropicália também cultiva o mau gosto, já que o bom gosto aprisiona muito, tolhe a criatividade. », Fred Góes, ibid., p. 179.

138 « Un Indien descendra d’une étoile brillante et colorée d’une étoile qui arrivera à une vitesse étourdissante et se posera au cœur de l’hémisphère sud

ou celle du monument fait de papier crépon et argenté comme un char de carnaval, tel qu’il apparaît dans le chant de ralliement du mouvement, « Tropicália », tous ces rapprochements inopinés tirent leur force de l’apparence chaotique d’associations effectuées sans qu’un sens de lecture ne leur soit imposé. :

Sobre a cabeça os aviões, sob os meus pés os caminhões Aponta contra os chapadões meu nariz

Eu organizo o movimento, eu oriento o carnaval Eu inauguro o monumento no Planalto Central do país

Viva a bossa-sa-sa,

viva a palhoça-ça-ça-ça-ça O monumento é de papel crepom e prata, os olhos verdes da mulata

A cabeleira esconde atrás de verde mata o luar do sertão

O monumento não tem porta,

a entrada de uma rua antiga, estreita e torta E no joelho uma criança sorridente, feia e morta estende a mão

dans l’Amérique en un instant lumineux

après qu’eut été exterminée la dernière nation indienne/ Et l’esprit des oiseaux des sources d’eau limpide

plus avancé que la plus avancée des plus avancées des technologies viendra impavide tel Mohammed Ali viendra comme je l’ai vu

passionnément comme Péri [Indien romantique créé par José de Alencar] viendra comme je l’ai vu

tranquille et infaillible comme Bruce Lee viendra comme je l’ai vu

l’aché [terme du candomblé invoquant la force, l’énergie] de l’afoché [percussion d’origine africaine], Enfants de Gandhi [groupe afro-brésilien de Salvador, défilant habillé de blanc pendant le carnaval]

viendra »

Première strophe de Um índio [Un indien] (Polygram). Bien qu’enregistrée en 1976, dans la phase post-tropicaliste des « Doces bárbaros » [Doux barbares], la chanson prolonge encore, de façon peut-être moins intempestive, l’esprit soufflant sur les compositions de la fin des années soixante.

Viva a mata-ta-ta,

viva a mulata-ta-ta-ta-ta […]

No pulso esquerdo bang-bang,

em suas veias corre muito pouco sangue

Mas seu coração balança a um samba de tamborim Emite acordes dissonantes

pelos cinco mil alto-falantes

Senhora e senhores ele põe os olhos grandes sobre mim

Viva Iracema-ma-ma,

viva Ipanema-ma-ma-ma-ma Domingo é o fino da bossa,

segunda-feira está na fossa Terça-feira vai à roça porém

O monumento é bem moderno,

não disse nada do modelo do meu terno Que tudo mais vá pro inferno

meu bem

Viva a banda-da-da,

Carmem Miranda-da-da-da-da139

139 « Au-dessus de ma tête les avions, sous mes pieds les camions pointe contre les hauts plateaux mon nez

J’organise le mouvement, j’oriente le carnaval J’inaugure le monument

sur le Plateau Central du pays [où a été bâtie Brasilia] Vive la bossa [bossa nova, mais aussi le swing], vive la paillotte

Le monument est en papier crépon et argenté, les yeux verts de la mulâtresse

La chevelure cache derrière une verte forêt le clair de lune du sertão

Le monument n’a pas de porte,

l’entrée d’une vieille rue, étroite et tortueuse Et à genoux un enfant souriant, laid et mort tend la main

Vive la forêt, vive la mulâtresse

Faut-il y entendre de l’ironie, de la parodie, du sarcasme, une critique ? Ou n’y voir qu’un constat d’impasse ludique, désabusé et impuissant, une carte postale en fin de compte amusante et attachante par ses couleurs contrastées, un jeu kaléidoscopiquement conformiste ? Ces paroles insolites soulignent-elles le retard d’un pays qui se pique pourtant d’avoir déjà un pied dans la contemporanéité ou contribuent-elles à accélérer sa modernisation ?

Il est en réalité peu probable que ses partisans aient eu envie d’opter pour tel ou tel parti. Il y a plutôt chez eux le désir de réconcilier des visages du pays qui s’ignorent ou se méprisent, de questionner l’échelle des valeurs de la nation brésilienne, sans ostracisme. La transformation qu’ils prônent vise plus à abattre des murs qu’à en édifier, moins un bouleversement révolutionnaire qu’une sorte de syncrétisme, ce qui ne pouvait que déplaire aux tenants du changement programmé, planifié. C’est dans cet esprit que le musicologue José Miguel Wisnik interprète le tropicalisme des chanteurs comme : « un

dans ses veines coule bien peu de sang

Mais son cœur se déhanche sur une samba de tambourin

Il émet des accords dissonnants/ à travers cinq mille haut-parleurs Mesdames et Messieurs il pose ses grands yeux

sur moi

Vive Iracema [Indienne romantique de José de Alencar],

vive Ipanema [quartier de Rio de Janeiro immortalisé par la bossa nova de Vinícius de Moraes et Antônio Carlos Jobim, Garota de Ipanema [La fille d’Ipanema]]

Dimanche c’est la crème de la bossa [allusion à une célèbre émission de variétés des années soixante],

lundi il est au fond du trou mardi il va au champ mais

Le monument est bien moderne, je n’ai rien dit du modèle de ma veste Que tout le reste aille en enfer mon amour

Vive la fanfare

Carmem Miranda [chanteuse d’origine portugaise, parfois coiffée d’une sorte de corbeille de fruits, devenue à l’étranger, et aux Etats-Unis en particulier, dans les années quarante, l’icône d’un Brésil tropical, de pacotilles, enjoué et pittoresque] »

Tropicália, Caetano Veloso. Cette traduction, comme la précédente, ne vise qu’à rendre compte d’un sens littéral minimum, sans souci d’adaptation pour le chant. Pour une analyse de la chanson, y compris dans sa dimension musicale, voir Celso Favaretto, Tropicália, alegoria, alegria, São Paulo : Ateliê editorial, 2000 (1ère éd. 1979), en particulier pp. 63-78.

mouvement de maximalisation de la simultanéité brisant les frontières des genres, du son et du bruit, dans un pli de l’histoire où des pointes de la modernisation et du jeu politique se combinent avec la désagrégation radicalisante du populisme au Brésil140. » La réception du mouvement est donc divisée, d’autant que ce tropicalisme transgresse un autre tabou en tirant sans complexe parti des grands médias, de la télévision, des firmes de disque. La collusion de la révolution artistique et du commercial, du savant et du populaire, du festif et du raffinement, trouble le jeu moderniste attaché à l’autonomie de la sphère esthétique.

L’autre fait troublant tient au fait que le groupe semble faire bouger les lignes structurant le débat culturel national. Hélio Oiticica, proche du néoconcrétisme à son origine, très lié notamment à Lygia Clark, et qu’on avait vu furieux de s’être fait déposséder du label tropicaliste en 1967, donne des signes d’apaisement quand, deux ans plus tard, il utilise des chansons de Gilberto Gil et Caetano Veloso pour son installation à la galerie londonienne de Whitechapel141

. Par la suite, Haroldo de Campos ira à la rencontre de l’artiste, qui s’est installé à New York, deuxième Avenue, à la fin de l’année 1970. Hélio Oiticica se fend alors de citations et d’hommages aux concrétistes :

[…] Je pense (et je lui rends hommage) que AUGUSTO DE CAMPOS et

son POETAMENOS ainsi que les mots aux lettres colorées ont une qualité filmique qui fait du fond blanc

140 « […] um movimento de maximalização da simultaneidade rompendo as fronteiras dos gêneros, do som e do ruído, numa dobra da história em que pontas da modernização e do travamento político se combinam com a desagregação radicalizante do populismo no Brasil », José Miguel Wisnik, « Letras, músicas e acordes cifrados », in : Songbook : Caetano Veloso, vol. 2, Almir Chediak (org.), Rio de Janeiro : Lumiar, sans date.

141 Cf. son texte paru dans Revista de Cultura Vozes, Petrópolis, 6 août 1970, republié dans Hélio Oiticica, op. cit., p. 136.

un espace filmique : CAMPOS/MALÉVITCH

ont été les précurseurs du vide dans l’idée de nudité : prophètes :

anges de l’époque du BLANC SUR BLANC142 […]

ou encore :

[…] HAROLDO DE CAMPOS

ASSOMO DO ASSOMBRO AUGUSTO DE CAMPOS

WOODSTOCKHAUSEN

HAROLDO…… a intégré dans la poésie brésilienne, à travers les mots-frères, tous les moments culminants…… nos moments culminants…… les apothéoses…

ROCK/SAMBA/BODY-DANCE/COKE………143 […]

Haroldo de Campos le paiera en retour d’un hommage posthume (quelque peu narcissique), au cours d’un entretien accordé à Lenora de Barros144.

Tropicalliance

Mais déjà d’autres ponts avaient été jetés entre le concrétisme et le tropicalisme, entre ce qui se proclamait comme avant-garde littéraire et une expression culturelle regardée comme mineure mais de forte audience. Chacun apportait à l’autre ce qui lui faisait défaut : la légitimité intellectuelle pour les chanteurs, la reconnaissance publique et un surcroît d’audience pour les poètes. À ce qui peut paraître à certains un mariage des plus surprenants, Augusto de Campos a donné le nom de « tropicaliança » : « […] si aujourd’hui il semble y avoir une “tropicalliance” avec les concrets, ce qui existe n’est le fruit d’aucun

142 Ibid., p. 168.

143 Ibid., pp. 182-184. Voir encore, par exemple, ibid., p. 154et 179.

contrat ni d’aucune convention, mais simplement d’une naturelle communauté d’intérêts, car ils pratiquent dans le vaste champ de la consommation une lutte analogue à celle menée par les concrets, dans le domaine plus restreint de producteurs, en faveur d’un art brésilien d’invention145 ». Le terme d’« invention » ne doit pas être, ici, pris à la légère, mais interprété en référence à l’échelle de valeurs établie par Ezra Pound, qui plaçait au sommet de tout art les inventeurs, suivis des maîtres, puis de ceux qui diluent les conquêtes des inventeurs, les traducteurs, etc. Souvent rapprochés du troubadour Arnaut Daniel par Augusto de Campos146, Caetano et Gil ainsi que João Gilberto sont bel et bien à ses yeux des « inventeurs », là où Chico Buarque, par exemple, n’est qu’un « maître147

» et les partenaires Roberto et Erasmo Carlos de bons « traducteurs148 ».

Cette « tropicalliance » ne s’exprime pas seulement dans les articles qu’Augusto de Campos consacre aux Bahianais, en particulier Caetano Veloso. Elle passe par la participation de certains musiciens de l’avant-garde contemporaine, Rogério Duprat, Júlio Medaglia, Sandino Hoahagen, Damiano Cozzella149, aux arrangements de la Tropicália. Caetano, de son côté, ne cessera d’adapter, tout au long de sa carrière, des textes du concrétiste.

145 « […] se hoje parece haver uma “tropicaliança” com os concretos, o que existe não é fruto de nenhum contrato ou convenção, mas simplesmente de uma natural comunidade de interesses, pois eles estão praticando no largo campo do consumo uma luta análoga à que travam os concretos, na faixa mais restrita dos produtores, em prol de uma arte brasileira de invenção. », Balanço da bossa…, ibid., p. 290.

146 Ibid., p. 292.

147 ibid., pp. 159-160.

148 ibid., 56.

La publication de Navilouca150 [mot-valise évoquant la nef des fous], en 1974, est plus significative encore pour préfigurer la réalité de nos années soixante-dix, puisque s’y concrétise la jonction entre le groupe de São Paulo représenté par Augusto de Campos, des protagonistes du tropicalisme comme Caetano Veloso, mais aussi des poètes plus ou moins « marginaux » comme Waly Sailormoon (Waly Salomão) et Chacal. Augusto de Campos y signe un sonnet stratégique, « Soneterapia » [jeu de mots sur « soneto », sonnet et « sono », sommeil], dans lequel il définit son cercle de référence : réhabilitation de deux poètes de Bahia, Gregório de Matos151 (1623 ?-1696) et Pedro Kilkerry152

(1885-1917), Sousândrade, défense d’Oswald de Andrade ; contre Carlos Drummond de Andrade et João Cabral de Melo Neto (auquel il est reproché d’être entré à l’Académie), contre Mário de Andrade et João da Cruz e Sousa, poète symboliste (1861-1898) accusé d’aliénation culturelle, puisque noir de peau mais d'âme et d’esthétique blanches. Glauco Mattoso, dans sa brève synthèse sur « Ce qu’est la poésie marginale », O que é poesia marginal, définit la publication expérimentale, un grand format à la maquette elle aussi « révolutionnaire », comme une « synthèse post-tropicaliste de poésie verbale et visuelle153

».

Vieux projet du poète Torquato Neto qu’avait fini par concrétiser Waly Salomão, Navilouca est l’expression d’un réseau de compagnonnage assez fidèle, plus ou moins épigonal. Attentive au neuf, à la pénétration de la musique pop

150 Waly Salomão (dir.), Navilouca, Rio de Janeiro, 1974.

151 Ici comme pièce maîtresse de la manifestation d’une sensibilité néo-baroque, à rapprocher de noms comme José Lezama Lima e Severo Sarduy.

152 Poète d’origine irlandaise par son père. Ayant mené une vie bohème, il est mort de la tuberculose. Ses poèmes ne paraissent que dans des anthologies, et se situent dans une veine proche de Tristan Corbière dont il a traduit « Le Crapaud ».

153 « […] no Rio, Navilouca, síntese pós-tropicalista de poesia verbal e visual », Glauco Mattoso, O que é poesia marginal, São Paulo : Brasiliense, 1981, p. 25.

au Brésil, la rubrique de Torquato Neto, « Geléia Geral », qui paraît d’août 1971 à mars 1972 dans le quotidien carioca Última Hora, se faisait parfois l’écho des activités concrétistes. Avant lui, Luiz Carlos Maciel avait déjà créé dans un esprit sensiblement proche la chronique « Underground », au sein du journal d’opposition satirique O Pasquim. C’est là qu’en février 1970 Hélio Oiticica « tropicalise » le terme « underground » en le traduisant : « subterrânia154 » [*souterranie]. Et c’est dans cet univers concréto-tropicaliste, que Waly Salomão, poète et parolier, publie dans la page de Torquato Neto sa « Lettre sur un jeune poète155 », le 8 janvier 1972, saluant de façon complice et enthousiaste Muito prazer, le recueil de Chacal que certains considèrent comme le premier des textes de la poésie marginale.

* * *

Bien que la jonction soit désormais établie avec l’époque de la poésie d’Ana Cristina Cesar, nous n’en avons pas encore tout à fait fini avec cette histoire littéraire, dont il nous faudra montrer en quoi elle résonne et se prolonge au sein de la génération des années soixante-dix. Mais le décor de notre scène est planté, dans l’esprit comme dans les faits. Il convient maintenant de décrire l’émergence de la poésie marginale elle-même.

154 Cf. Torquato Neto, op. cit., p. 70.

C. La nébuleuse marginale

Rien de plus simple en apparence, rien de plus compliqué dans les faits. En dépit d’une bibliographie déjà non négligeable, le mouvement culturel intitulé au Brésil « poésie marginale » demeure mal circonscrit. Et comme souvent, la difficulté majeure ne concerne pas tant le centre de son existence, guère contestée, que ses limites, le moment précis de son émergence ou de son reflux. C’est pourtant le tracé de ces frontières topographiques et historiographiques que nous voudrions dans un premier temps chercher à identifier, moins pour définir des repères stables et rassurants que pour ce que l’effort peut apporter d’éclairages et susciter de questionnements.

Compte tenu de l’étendue géographique du moment marginal, touchant le pays tout entier156, étant donné aussi la difficulté de saisir dans le détail l’ensemble de ses expressions par nature éphémères et aujourd’hui en partie détruites ou dispersées, nous nous restreindrons au cas carioca, qui nous intéresse directement pour être celui dans lequel a évolué Ana Cristina Cesar. Notre intention n’est nullement de réduire le phénomène à une capitale, mais on admettra que Rio de Janeiro n’en fut pas non plus des villes les moins représentatives. C’est donc dans son cadre carioca que nous tenterons de discerner le moment d’une éclosion possible, non à proprement parler celui de la poésie marginale, mais plutôt celui de sa prise de conscience.

156 Dans O que é poesia marginal (op. cit.), Glauco Mattoso montre, au cours d’un rapide tour d’horizon panoramique, la diversité des États brésiliens touchés par la production marginale. Voir en particulier pp. 23-29. Il n’est d’ailleurs sans doute pas insignifiant de constater que ce grand-angle ait été celui choisi par un acteur pauliste.

1. Topograph ies

Un mouvement se définit entre autres par l’émergence de lieux privilégiés où s’effectuent rencontres et activités. L’invention d’espaces communs apparaît d’autant plus nécessaire à la poésie marginale qu’elle ne se fédère ni grâce à des personnalités phares reconnues comme telles, à la façon d’un Victor Hugo pour le romantisme français ou d’un André Breton pour le surréalisme, ni en un centre structuré à l’instar du groupe de Perdizes pour le concrétisme brésilien, ni autour d’un manifeste unifiant ou distinguant un courant contre un autre. Elle repose en revanche, à Rio de Janeiro notamment, sur une multitude de réseaux de sociabilités et de convivialités s’inventant des foyers de rencontre multiples.