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Le tropicalisme et la marginalité sont en ce sens une éthique, ou mieux une « démarche280 ». Les poètes marginaux ne radicalisent pas leurs vues au point d’en arriver comme Hélio Oiticica à une conception fusionnelle qui fait de l’artiste, par ailleurs, un dévorateur permanent et cannibale de lui-même, non plus anthropophage mais autophage281 :

[…] ce Pénétrable m’a du reste donné la sensation permanente d’être dévoré (j’ai décrit cette sensation dans une lettre à Guy Brett, en juillet 1967) ; c’est, à mon avis, I’œuvre la plus anthropophage de l’art brésilien.

Ils sont loin de cette sorte de quête orphique d’un retour à l’unité originelle, au ventre maternel, de régression ou de remontée vers l’indistinction d’une sorte d’état fœtal. En revanche, ils partagent ses réticences à l’égard de l’intellectualité, étouffoir de la créativité : « L’art n’est plus un instrument de maîtrise intellectuelle […] il ne restera de l’art passé que ce qui peut être appréhendé comme émotion directe […]282. » Jusqu’à penser que la véritable poïesis, le « faire de l’œuvre » serait avant tout l’expérience vécue en l’individu lui-même283

.

Penchant ainsi plutôt du côté du transitoire que de l’éternité, aspirant à la dissolution de l’œuvre en tant qu’aura instituée, la poésie marginale entraîne comme corollaire inévitable la disparition de l’auteur, accomplissant ainsi la litanie entamée dans les années 1960, de Blanchot à Barthes en passant par

280 Cf. Hélio Oiticica, « Esquema geral da Nova Objetividade », op. cit., p. 113.

281 « […] este Penetrável deu-me permanente sensação de estar sendo devorado (descrevi isto numa carta pessoal a Guy Brett, em julho de 1967) ; é a meu ver a obraa mais antropofáfica da arte brasileira. », Hélio Oiticica, « Tropicália », op. cit., p. 124.

282 Hélio Oiticica, « Aparecimento do suprasensorial na arte brasileira » [Apparition du suprasensoriel dans l’art brésilien] (texte paru initialement en 1968, dans le bimestriel d’art GAM, édité à Rio de Janeiro), ibid., p. 130. Ou encore : « Tropicália », op. cit., p. 125.

Foucault284, au moment même où elle opère un retour de la subjectivité. Le paradoxe central de cette génération n’est donc plus tant celui, constitutif, de la fondation identitaire nationale, mais plutôt celui de la crise du sujet, qui s’exprime à la fois par une surdétermination personnelle de sa poésie, dans le vers comme dans son support matériel, et par la dilution de l’individu dans les signatures multiples, les jeux de masque, les regroupements, voire l’anonymat du corps social.

Toujours au centre de cette quadrature impossible du cercle, Cacaso lui-même, selon le témoignage livré par Roberto Schwarz après sa disparition, concevait la poésie marginale non comme l’œuvre de tel ou tel, mais comme « un vaste poème collectif, dont le sujet serait l’expérience historique de la période de la répression, et dont l’auteur serait la génération de cette décennie, vue dans son ensemble, en laissant de côté l’individualité des artistes285

. » Propos auquel fait écho le témoignage d’Heloísa Buarque de Hollanda, rapportant un commentaire de son ami :

Ceci n’est pas un mouvement littéraire. C’est un grand poème. C’est comme si nous étions tous en train d’écrire le même poème à mille mains286.

Nombre de fascicules marginaux ont de fait essayé l’écriture à plusieurs287

,façon modérée de s’en prendre à la figure sacrée de l’écrivain, pour

283 Cf. ibid., p. 128.

284 Cf., par exemple, Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in : Dits et écrits, tome I, Paris, Gallimard, 1994, pp. 789-821, et Roland Barthes, « La mort de l’auteur », in : Roland Barthes, Œuvres complètes, tome II (1966-1973), Paris, éd. du Seuil, 1994, pp. 491-495.

285 « […] um vasto poema coletivo, cuja matéria seria a experiência histórica do período da repressão, e cujo autor seria a geração daquele decênio, vista no conjunto, ficando de lado a individualidade dos artistas », cité par Roberto Schwarz, « Pensando em Cacaso », in : Seqüências brasileiras : ensaios, op. cit., p. 212.

286 « Isso não é um movimento literário. É um poemão. É como se todos estivéssemos escrevendo o mesmo poema a 1.000 mãos. », rapporté de Cacaso, in : 26 poetas hoje, op. cit., p. 261.

287 Citons par exemple João Carlos Pádua et Bita, Motor, op. cit. ; Luis Olavo Fontes et Antonio Carlos de Brito, Segunda Classe [Deuxième classe], Rio de Janeiro : Vida de artista, 1975 ;

ravaler sa parole à la langue quotidienne qui circule sans droit d’auteur. Ana Cristina Cesar, on le verra, fut elle aussi tentée à sa façon par l’expérience, sans jamais pour autant passer à l’acte. « La parole est notre visage288 », proclamait pour sa part l’exergue du recueil collectif Folha de Rosto [Page de garde, mais littéralement, aussi : Feuille de visage] paru en 1976, autant dans un souci de pourfendre la sacralité de la littérature, de déboulonner la statue289, de bousculer la hiérarchie des valeurs, que de briser la vitre étanche dressée par les études structuralistes entre le « je » du texte, persona de papier, et le « je » vivant, sensible, empirique, de celui qui l’écrit.

« C’est comme si, commentait Cacaso, la chance de rester vrais ou de le devenir entraînait une telle proximité et une telle familiarité entre les deux, la vie et l’art, qu’à un moment donné il ne serait plus possible de savoir où finit l’une, où commence l’autre290

. » Mais alors, ajoutait-il, « la littérature est dans une certaine mesure empêchée de se métamorphoser complètement en fiction291 ». Cacaso retrouvait curieusement une des limites que Roberto Schwarz avait posées au tropicalisme, à savoir la difficulté ou même l’incapacité du document à se transfigurer esthétiquement.

Francisco Alvim et Eudoro Augusto, Dia sim, dia não [Jour avec, jour sans], Brasília : ed. Mão no bolso, 1978… Au passage, on appréciera l’ironie inventive des sceaux éditoriaux : « Mão no bolso », c’est littéralement « La main à la poche », façon amusante de désigner le « compte d’auteur ».

288 « A palavra é nosso rosto », cité par Antônio Carlos de Brito, « Folha de rosto », in : Não quero prosa, op. cit., p. 75.

289 Dans son texte « Tropicália » du 4 mars 1968, Hélio Oiticica disait réfléchir à « la suppression définitive de “l’œuvre d’art” », in Hélio Oiticica, op. cit., p. 126.

290 « É como se a chance de continuarem ou se tornarem verdadeiras implicasse uma tal proximidade e familiaridade entre ambas, a vida e a arte, que a partir de um dado momento não fosse mais possível saber onde termina uma, onde começa a outra », idem.

291 « […] a literatura fica como que impossibilitada de metamorfosear-se completamente em ficção », idem.