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À cette lecture négative de l’œuvre d’Ana Cristina Cesar, trace de l’échec et du suicide61

, notre étude souhaite substituer celle, positive, qui voit dans ses textes les signes d’une réussite poétique. Sans traiter de front la question de la qualité et du rang de cette œuvre — immature ? inaboutie ? ou parmi les plus marquantes des dernières décennies du siècle ? — dont la réponse relève au bout du compte de l’intime conviction plus que de la vérité absolue mais qui nous semble d’ores et déjà peu pertinente au regard de notre examen62

, nous

59 « Como sabiamente disse o Caio F., ela precisava fazer isso. Tinha que fazer isso. Fazia parte da poesia dela ». Mario Prata, « Saudades da Ana C. », op. cit. Cette chronique faisait écho aux deux pages parues le 29 juillet précédent dans le même journal, à l’initiative de Caio Fernando Abreu.

60 In O Globo, Rio de Janeiro, 18 mai 1996.

61 Déjà pourtant très sombre, Ana Cristina Cesar insistait devant un public d’étudiants, le 6 avril 1983 : « Je ne sais pas si on le comprend bien, A teus pés est un livre joyeux. […] ce n’est pas un livre “déprimant” » (« Não sei se deu pra sacar, A teus pés é um livro alegre […] não é um livro “pra baixo” », Ana Cristina Cesar, Escritos no Rio, op. cit., p. 196). Même s’il ne s’agit pas de prendre pour argent comptant tous les propos des auteurs sur leur œuvre, il nous semble qu’une lecture qui s’inscrirait à contresens de ces déclarations se devrait d’expliquer ses raisons.

62 L’inscription de A teus pés au programme du C.AP.E.S. et de l’Agrégation de Portugais, pour l’année 2003-2004, ne semble pas avoir fait taire, en France, les dernières réticences dont nous avons pu être le témoin.

plaiderons pour un retour aux textes, fort de l’idée que leur richesse est par trop écrasée, dévaluée, quand on les lit à travers le seul prisme déformant du suicide. Ces poèmes ont leur position, leur site, leur portée, valent par eux-mêmes sans le recours obsédant, morbide et anachronique à une certaine biographie.

Il ne s’agira toutefois pas pour nous de renoncer à toute contextualisation historique et personnelle, dans la mesure où cette œuvre ne pourrait que souffrir de l’établissement d’étanches cloisons entre elle et la « vie ». T. S. Eliot disait, à propos de Dante, qu’il préférait en savoir le moins possible du poète et de son travail avant de commencer à le lire63. Ana Cristina Cesar peut sembler lui faire écho lorsqu’elle interroge son amie et collègue Ana Candida Perez : « Tu ne crois pas que connaître l’artiste gêne l’appréciation de son œuvre ? À moins d’être très bon, et que le style fasse oublier l’homme comme le bon fils fait oublier le père (Brecht)64. »

S’appuyant sur ces sages et prudents principes, certains travaux critiques de qualité ont développé la thèse du dévoilement de l’intimité comme pur simulacre. Nous pensons en particulier à l’étude majeure de Maria Lucia de Barros Camargo, Atrás dos olhos pardos, uma leitura da poesia de Ana Cristina Cesar65 [Derrière les yeux noirs, une lecture de la poésie d’Ana Cristina Cesar],

63 « Selon mon expérience personnelle d’appréciation de la poésie, il m’est toujours apparu qu’avant de commencer la lecture d’un poète, il valait mieux en savoir le moins possible sur lui et son œuvre. » : T. S. Eliot, Dante, trad. Bernard Hœpffner, Paris : Climats, 1991, p. 9.

64 « Você não acha que conhecer o artista atrapalha a fruição da obra ? A não ser que seja muito bom, e que o estilo faça esquecer o homem como o bom filho faz esquecer o pai (Brecht). », lettre à Ana Candida Perez 14 octobre 1976, Correspondência incompleta, op. cit., p. 235.

65 Maria Luciade Barros Camargo, Atrás dos olhos pardos. Uma leitura da poesia de Ana Cristina Cesar [Derrière les yeux bruns. Une lecture de la poésie d’Ana Cristina Cesar], thèse de doctorat, São Paulo : Universidade de São Paulo, 1990 (édition commerciale : Chapecó : Argos, 2003, à laquelle nous renvoyons). Sur le recours à la notion de simulacre, voir par exemple l’analyse de « Correspondência completa » dans la version initiale de la thèse : « Simulacro de uma carta. Pastiche do gênero. » [Simulacre d’une lettre. Pastiche du genre.] (p. 228), ou encore celle de l’extrait d’un poème « Jornal íntimo » [Journal intime], de Cenas de abril (« outro simulacro de confissão » [autre simulacre de confession], p. 232. Nous présentons certes ici le point le plus

sur laquelle nous ne manquerons pas de nous appuyer en temps opportuns. Son choix d’un point de vue plus exclusivement « littéraire » était sans doute une réaction saine et utile devant le déferlement des projections psychologisantes. Nous partageons avec elle l’idée que notre mission critique est d’éclairer l’œuvre et non de nous livrer à une reconstruction de telle ou telle configuration psychopathologique, encore moins d’attribuer à telle ou telle cause, ou pire à tel ou tel nom, les responsabilités d’un suicide. Nous croyons aussi que le nom d’Ana Cristina Cesar doit aux écrits qu’il signe d’être connu, bien plus qu’à la vie qu’il a menée, aux « déséquilibres » qui l’ont façonné, à la manière dont sa carrière prend fin. Schizophrénie, paranoïa ou tel autre cadre psychiatrique, voire telle « déviance », n’ont jamais en eux-mêmes fait l’écrivain, qui d’ailleurs « n’écrit pas avec ses névroses66 ». Bien plus, nous croyons volontiers avec Gilles Deleuze que la « littérature apparaît […] comme une entreprise de santé67 ».

Toutefois la parution de l’essai biographique, bien que mal assumé en cette fonction, d’Ítalo Moriconi68

et surtout l’ouverture, fût-elle partielle, de la correspondance exigent de rouvrir le dossier. Grâce à un état actuel des connaissances dont ne disposait pas, à l’époque de ses premières recherches, Maria Lucia de Barros Camargo, il ne peut s’agir d’écarter certaines informations au bénéfice exclusif des autres. D’ailleurs, sans doute éclairée par ces nouvelles données, la critique elle-même a passablement revu son texte sur

avancé d’une position qui peut toutefois affirmer qu’Ana Cristina Cesar « privilégie les genres confessionnels sans faire de confessions », et tempérer aussitôt : « Qui opère à la limite de la confession et de la littérature, limite où existe la possibilité de mutuelles contaminations. » (« Vimos também que Ana Cristina privilegia os gêneros confessionais sem fazer confissões. Que atua no limite entre a confissão e a literatura, limite onde há possibilidade de mútuas contaminações. », ibid., p. 218).

66 Gilles Deleuze, Critique et Clinique, op. cit., p. 13.

67 Ibid., p. 14.

ce point, lors de l’édition de 200369. Tout ce qui peut éclairer les poèmes doit être mis à profit, placé au service de leur lecture. Grâce à la généreuse bienveillance de feus Waldo Cesar et son épouse, grâce à l’ouverture de proches qui ont accepté de s’entretenir avec nous, nous avons nous-même effectué un relevé minutieux des informations disponibles, au cours d’un examen de la bibliothèque de l’auteur, dans l’état où nous l’avons trouvée avant son transfert à l’Instituto Moreira Salles, et de quelques manuscrits, faisant nôtre le principe selon lequel « la véritable biographie d’un auteur consiste, pour plus de la moitié, dans la liste des livres qu’il a lus70 ».

Si, à l’issue de notre étude, nous espérons avoir fait avancer quelque peu la compréhension d’une poésie féconde, nous ne doutons pas que, dans les années qui suivront, de nouvelles révélations complèteront ou corrigeront telle ou telle de nos hypothèses. Pierre après pierre, de nouveaux observatoires s’élèvent. Mais le terrain sur lequel nous devons travailler reste encore très mouvant et instable. De l’aveu même de leur éditrice, les lettres publiées ont été amputées de près de la moitié de leur contenu, notamment pour ménager les survivants éventuellement mis en cause. Les carnets personnels, les journaux, la correspondance avec la famille, gardent encore leurs secrets faute d’être accessibles à la recherche. Nul doute aussi que ne perdure, chez les uns et les autres, le souci de donner à voir et à lire de l’intéressée une image qui corresponde à celle qu’ils se font ou voudraient qu’on se fasse d’elle. Or nous en sommes encore en grande partie tributaires.

69 La notion de simulacre n’y semble plus opératoire : cf. par exemple la même analyse de Correspondência completa, où les formules que nous citions ont disparu (Maria Luciade Barros Camargo, Atrás dos olhos pardos, 2003, op. cit. , pp. 222-241).