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Théoriser les relations sociospatiales de l’aide au développementdéveloppement

MÉTHODOLOGIE ET CADRE THÉORIQUE

6. Théoriser les relations sociospatiales de l’aide au développementdéveloppement

L’une des conclusions à laquelle nous amène cette excursion dans les fonde-ments théoriques de la discipline sur la question du lieu relève du potentiel danger que peut représenter une acception trop large et inclusive des concepts géogra-phiques. Nous rejoignons ici Jessop et ses collègues, pour qui, dans l’efferves-cence générale de théorisation qu’a connue la géographie humaine au cours des dernières décennies, les notions telles que celles d’échelle, de territoire, de lieux et de réseaux ont donné lieu à une prétention exagérée à l’innovation concep-tuelle, à l’origine de la formulation d’usines à gaz théoriques difficilement mobili-sables dans le cadre d’analyses empiriques (Jessop et al. 2008).

Il faut bien le dire : on reste en effet souvent quelque peu confus et désarçonné par la façon dont certains concepts spatiaux sont abordés et présentés dans la littérature, en particulier lorsqu’il s’agit pour les auteurs de vouloir, à raison certes, dépasser la dimension strictement matérielle de l’espace pour laisser y pénétrer d’autres dimensions de l’expérience humaine. Si un lieu, par exemple, finalement n’est pas une entité discrète, mais plutôt un objet (é) vol (u) ant difficilement iden-tifiable, doté d’attaches spatiales et temporelles indéfinies et mouvantes, consti-tué et constituant de multiples dimensions interconnectées et dynamiques, alors finalement, le lieu n’est plus rien. A mesure qu’on ajoute des éléments dans le concept-contenant, le fond se brise et le contenu s’échappe. Ou, pire encore, le concept contient tout, et ne peut donc plus cerner ou circonscrire quoi que soit.

Dans notre perspective qui se veut pragmatique, nous postulons que la formula-tion d’un concept en sciences sociales devrait avoir pour objectif sinon unique, au moins prioritaire, de fournir à l’investigateur des outils pour rendre plus intelligible une réalité infiniment complexe que le langage commun seul ne parvient à cerner de manière satisfaisante. Mais qu’obtient-on d’un concept aussi complexe que la réalité qu’il prétend aider à comprendre ? Probablement autant que d’une carte au 1:1 !

Plus important encore que cette surenchère conceptuelle, Jessop et ses acolytes reprochent aux protagonistes de ces débats de les avoir menés en isolation les uns des autres, d’avoir développé, déconstruit, formulé des concepts en vase clos, sans véritable communication avec les autres tentatives simultanées de conceptualisation d’autres dimensions des relations sociospatiales. On retrouve en effet ce biais de manière particulièrement saillante dans les débats sur les échelles (scale-centrism), les réseaux (networks) et les lieux (place-centrism) dans la géographie anglophone, et le territoire et les logiques réticulaires chez les géographes francophones. Ici l’on réduit l’ensemble des dimensions spatiales aux questions d’échelle, qui deviennent alors simultanément unités d’analyse, li-mites configurantes, portée spatiale, cadre et moyen d’action, nodalité réticulaire et enjeu de la stratégie des acteurs. Là, c’est le territoire qui devient hégémo-nique et prend le pas sur tout le reste, puisqu’il est à la fois réseau, étendue, li-mite, espace, acteur. Dans la géographie française, l’on peut notamment évoquer le territorialisme méthodologique qui tend à réduire l’ensemble des aspects so-ciospatiaux des relations sous la rubrique « territoire ». Or, comme le soulignent

Antheaume et Giraut, dans un contexte général de complexité croissante des rapports à l’espace et des formes de territorialités, le territoire comme mode d’ap-préhension pertinent de l’ensemble des réalités sociospatiales apparaît comme caduc (2005).

Au final, et bien que l’on puisse sérieusement questionner les vertus explicatives des approches qui en découlent, la formulation de tels méta-concepts hyperinclu-sifs n’est pas forcément si problématique lorsque chacun est utilisé de manière isolée. Elle le devient par contre clairement dès lors que l’on entreprend de les mobiliser en parallèle, de les regrouper en un même dispositif analytique, de combiner leurs apports respectifs en tant que forces configurantes des dyna-miques sociospatiales : c’est là qu’ils s’empiètent, se marchent sur les pieds, se neutralisent, se disputent frontières et portions de territoires. Lieux, échelles, territoires et même réseaux sont des concepts qui tous entendent traduire des phénomènes relativement complexes et dynamiques, et qui tous participent ac-tivement de la constitution des spatialités contemporaines, tout autant qu’ils en fournissent les cadres d’action (Jessop et al. 2008). Et puisque leurs frontières sont floues et mouvantes, un effort de clarification est justifié dans la perspective de pouvoir les opérationnaliser (Agnew & Livingstone 2011).

Dans un contexte de complexité territoriale croissante, « L’heure n’est plus à la rationalisation cartésienne, mais plutôt à une géométrie flexible de type postmo-derne pouvant accompagner la complexité liée aux multiples ancrages et pé-rimètres territoriaux des réseaux d’acteurs » (Antheaume & Giraut 2005, p.11).

Et pour être en mesure d’analyser ces réalités, il est nécessaire de développer des catégories plus complexes et multidimensionnelles qui reflètent les différents articulations ou agencements possibles entre les différentes dimensions des re-lations sociospatiales. Et c’est justement dans cette optique de dépassement d’une lecture unidimensionnelle que Jessop, Brenner et Jones proposent leur TLRE Framework (Territory, Place, Scale and Network), qui consiste à combiner les dimensions, non seulement en tant que champs des opérations des acteurs, mais également en tant que principe structurant des relations sociospatiales.

Pour mieux comprendre le positionnement de ces auteurs, prenons tout d’abord le temps de regarder de plus près ces quatre dimensions, et en particulier les principes de structuration sociospatiale qui y sont liés, et auxquels sont à leur tour associés des schémas, des motifs de relations spatiales.

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Dimensions des

rela-tions sociospatiales Principes de

structura-tion sociospatiale Schémas associés de relations

Lieu Proximité ; intégration,

différenciation

différen-ciation verticale Construction de la divi-sion scalaire du travail ; différenciation verticale

Figure 10: Les quatre dimensions des relations sociospatiales (Jessop et al.

2008)

Sur la base de cette synthèse, les auteurs proposent une matrice qui combine les quatre dimensions des relations sociospatiales et qui représente une tentative re-marquable, bien que perfectible, de théorisation, très prometteuse dans la pers-pective de restituer la complexité des spatialités contemporaines (Giraut 2008).

Au sein de cette matrice, chaque concept peut faire l’objet de trois axes de lec-ture :

• En lecture diagonale, le concept est appréhendé pour lui-même, à la fois comme champs des opérations et principe structurant.

• En lecture horizontale, comme principe structurant ou mécanisme causal.

• En lecture verticale, comme champs des opérations, produit simultanément par ses principes internes et par l’impact des interactions entre les autres principes structurants.

Figure 11: Matrice des relations sociospatiales de Jessop

Les auteurs le reconnaissent eux-mêmes : cette matrice est imparfaite. Tout d’abord, elle ne permet d’appréhender que les mariages monogames entre les dimensions sociospatiales ; pourtant dans la réalité, ce sont bien les unions mul-tiples qui dominent. Pour illustrer ce propos, tentons rapidement une application sommaire de ces dimensions sur une situation concrète liée à l’instauration du bassin versant comme entité spatiale de gestion intégrée des ressources en eau.

Nous avons là affaire à l’émergence d’une échelle associée à une configuration comme champ d’action et comme principe structurant. Soit a priori la cellule la plus simple de la matrice (échelle -> échelle). Or, si l’on y regarde de plus près, l’on constate que cette échelle est basée sur une entité prétendument naturelle, au moins du point de vue des professionnels et des communautés épistémiques qui y sont associées. L’émergence et la diffusion de cette échelle sont permises par la mise en réseaux des acteurs influents. Et ce sont ces réseaux qui, à tra-vers l’exercice d’incitation, d’influence, de pouvoir, permettent à cette échelle de s’institutionnaliser via la mise en place d’organismes de bassins, la signature de traités transnationaux, la formulation de lois par exemple. Ici, les réseaux sont donc des vecteurs d’institution du bassin versant en principe structurant.

Grâce à ces réseaux, le bassin versant est promu et diffusé, ce qui résulte en l’apparition de nouvelles échelles au sein de territoires déjà constitués, qui, par conséquent, se complexifient encore davantage. Cette nouvelle échelle institu-tionnelle/écologique vient s’ajouter à d’autres échelles de gouvernance qui lui

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préexistent, qu’elle peut inclure partiellement (régions, départements, pays inclus dans le bassin versant), ou couvrir en partie, qui sont elles-mêmes contestées, renforcées, destituées par d’autres acteurs eux aussi en réseaux, qui peuvent opérer à d’autres échelles. Cette échelle contient des lieux, pour lesquels elle peut ne faire aucun sens, ou peut provoquer des perturbations dans l’accès aux ressources par exemple. En l’absence d’un cadre institutionnel bien défini, une communauté située en amont d’un cours d’eau ne sera pas incitée à adopter un usage des ressources qui prenne en compte les réalités des lieux situés en aval ou qui partagent le même bassin versant. Cette nouvelle échelle a également pour effet de créer de nouveaux liens entre des lieux (par exemple les villages situés dans le bassin), ou, au contraire, d’instaurer une séparation entre des lieux qui sont reliés par ailleurs (distinction entre les villages faisant partie du bassin et ceux qui en sont exclus).

À travers cet exemple, nous pouvons constater que si l’échelle est ici le champ des opérations et principe structurant principal, ses liens avec les autres caté-gories de la matrice sont nombreux et déterminants. Mais ce qu’il faut retenir ici, c’est avant tout le potentiel analytique de cette grille de lecture multidimen-sionnelle comme base d’une réflexion complexe, et la nécessité de dépasser les limites contraignantes de la matrice pour laisser rentrer les relations plus com-plexes qui sous-tendent les situations réelles.

Cette rapide démonstration soulève une seconde série de limites de cette ma-trice :

• Elle semble reléguer les acteurs au rang de témoins passifs de réalités spa-tiales autonomes. C’est donc dans cette optique que nous intégrerons les propositions d’analyse relationnelle présentées plus haut ;

• Elle propose une vision figée dans le temps de réalités qui sont au fait fon-damentalement dynamiques. Faire rentrer une situation concrète dans cette matrice revient en quelque sorte à produire un instantané d’un « paysage » TLRE à un instant donné, auquel il est important de rajouter la dimension dynamique.

Ce n’est donc pas l’aboutissement d’un travail analytique, mais plutôt son point de départ, le nœud à partir duquel toute une série de questions peut être soulevée.

C’est le socle à partir duquel peuvent être identifiés des « paysages » (au sens des Scapes d’Appadurai) de combinaisons entre les quatre dimensions, leur po-sition, leur influence, leur poids, leurs interactions, et leur signification respectifs.

Paysages qui constituent le contexte — comme héritage historique et donc les contraintes associées — dans lequel les acteurs évoluent à un moment donné, mais aussi à partir duquel ils formulent des stratégies, des nouvelles formes de territorialisation, en vue de les modifier à leur avantage, ou du moins en fonc-tion d’objectifs qui leur sont propres. Ces configurafonc-tions sont donc les produits de contingences historiques tout en offrant le substrat sociospatial dans lequel s’inscrivent les actions actuelles des agents. Cette approche permet en outre de souligner l’importance des contradictions, des conflits, des dilemmes, des phéno-mènes de marginalisation à la fois au sein, et entre les différentes formes socios-patiales. La mobilisation de cette matrice dans les parties qui suivent peut être

rapprochée de ce qu’Oliver de Sardan désigne par le terme de concept opéra-toire, dont les vertus sont avant tout d’orienter l’investigation, de fournir un socle à l’analyse empirique sans pour autant prétendre mettre à disposition un cadre analytique formaté et défini (2010).

À travers une entrée principale par le concept de lieu, la proposition de Jessop et de ses collègues fournira ici le socle conceptuel de l’analyse des relations sociospatiales constituantes des contextes de développement. D’abord sur l’ana-lyse des liens à double sens entre l’incidence spatiale de l’aide et la complexité territoriale. Il s’agît donc ici d’appréhender les configurations territoriales dans une perspective élargie, qui prenne en compte les territorialités multiples et poly-morphes des différentes initiatives à incidence spatiale, « la géométrie variable et les agencements souples qui marquent les nouveaux dispositifs territoriaux » (Giraut, 2006 : 62), qu’ils soient l’œuvre d’acteurs étatiques ou non. En partant de l’analyse de situations locales, et en faisant recours à une boîte à outils explora-toire inspirée en partie du cadre TLRE, nous pourrons étudier de plus près le té-lescopage de modèles spatiaux à l’œuvre pour décrypter les potentiels enjeux de gouvernance qu’ils représentent dans certains cas. Nous différencierons ainsi : 1. Les cadres de construction (projet, initiatives, mobilisation, revendications) des

res-sources naturelles collectives ;

2. Les cadres (naturels ?) de production et de régénération ou altération de ces res-sources ;

3. Les initiatives de développement et d’aménagement et de protection qui interfèrent ; 4. les cadres (juridiction) de gouvernement (coutumier, administratif, élu, délégué,

concédé, etc.).

Ceci pour identifier au sein des arrangements complexes les cadres et modèles relatifs qui cumulent les légitimités et ceux qui entrent en contradiction ; et pour identifier aussi les lieux ou secteurs de friction. Cela dans l’optique de déboucher sur une méthode d’évaluation des cadres territoriaux de gouvernance potentielle (par cumul de légitimité et limitation de frictions) et des lieux (hotspots, zones cri-tiques) pour lesquels les besoins de gouvernance entre initiatives et juridictions sont particulièrement cruciaux.

Dans une telle analyse, la question d’une définition claire des différentes dimen-sions sociospatiales mobilisées est clairement posée. Mais plutôt que de pré-tendre trancher définitivement sur un ensemble de débat qui agitent les neurones des géographes depuis des décennies, il nous semble plus adéquat d’essayer de les assembler en une forme unifiée de posture méthodologique de principe par rapport à l’objet, en une inclination naturelle de l’esprit qui reconnaisse cinq ca-ractéristiques principales des réalités sociospatiales : 1) elles sont dynamiques et ne cessent d’évoluer dans le temps sous l’influence de facteurs divers ; 2) elles sont imbriquées, au sens qu’elles appartiennent, s’insèrent et contribuent à des réalités qui transcendent leurs limites propres ; 3) elles sont subjectives, puisque produits de représentations, de croyances, d’identités ; 4) elles sont re-lationnelles et relatives puisqu’elles se définissent et se transforment dans l’in-teraction, 5) elles sont complexes, du fait de la combinaison des quatre caracté-ristiques précédentes.

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5. Conclusions pour l’analyse systémique de l’aide