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Au regard des éléments abordés jusqu’ici, cette recherche se situe à l’intersec-tion de la géographie humaine — en tant que sciences des territoires et des espaces des sociétés — et des études du développement (Development Stu-dies). Elle s’inspire également des apports des sciences de la durabilité (Sustai-nability Science). À travers un questionnement qui porte tant sur les modalités, les contraintes et les enjeux de la mise en œuvre des initiatives que sur les fondements épistémologiques et idéologiques de l’aide et les rapports de pouvoir entre les différents acteurs, cette thèse emprunte également volontiers de temps à autre quelques tournures d’esprit, quelques pensées critiques, ou quelques mises en perspective historique aux champs des études postcoloniales. Et si j’y défends ce qui me semble être une nécessité d’intégrer de manière plus explicite certaines dimensions spatiales dans l’analyse de l’aide, je tiens tout particuliè-rement à ne pas pour autant m’enfermer dans une forme d’esprit de clocher disciplinaire qui me cantonnerait dans un champ de la connaissance au bornage fixe et rigide.

Je suis en effet bien plus à l’aise avec l’idée d’une forme de savoir et d’outillage intellectuel qui se construit et s’articule sur la base des besoins spécifiques d’un problème donné (grounded theory), plutôt qu’à l’inverse, de demander à un su-jet de s’articuler autour, voir même de se plier à une orthodoxie disciplinaire qui condamne l’investigateur à regarder la vaste réalité par une lorgnette. C’est donc au risque assumé de m’égarer de temps à autre en pleines terra incognitos pour l’exploration desquelles je ne dispose pas forcement du bagage intellectuel né-cessaire mais uniquement de cartes à très faible résolution tracées d’une main hasardeuse, que je souhaite conserver la liberté d’aller piocher de temps à autre chez les voisins, quand j’ai le sentiment qu’ils ont des choses plus intéressantes ou complémentaires à dire que nous autres géographes.

5. 1. Des intuitions empiriques aux hypothèses de recherche

En portant une attention toute particulière aux dimensions spatiales des milieux dans lesquels elle intervient et des territorialités complexes qu’elle contribue à générer, cette thèse s’articule autour d’un ensemble d’« intuitions » empiriques et d’hypothèses déductives qui ont guidé mes questionnements et mes démarches de recherche tout au long de ce processus :

1. Tout d’abord, les problèmes d’efficacité et de coordination que les nombreux analystes de l’aide ne cessent de soulever, me semblent avoir plus une ori-gine structurelle que conjoncturelle. C’est-à-dire qu’elles ne sont pas seu-lement le résultat de quelques dysfonctionnements que l’on pourrait corri-ger par des ajustements mineurs, ponctuels et sectoriels, mais bien de la façon dont le « système de l’aide au développement » dans son ensemble est agencé. Dans cette perspective radicale, l’analyse même sectorielle de l’aide se doit d’adopter au moins en toile de fond une dimension systémique, qui replace les problématiques étudiées dans la perspective plus large de l’ensemble du « paysage » de l’aide, à savoir à minima les relations de pou-voir qui s’y déploient, les mécanismes d’incitation et les contraintes qui y influencent les stratégies et les actions des acteurs individuels et collectifs.

2. Parmi les éléments constitutifs de, et constitué par, le « système de l’aide » les plus négligés dans la recherche et la formulation de politiques, se trouvent les différentes spatialités dans lesquelles l’aide s’inscrit, et dans la constitu-tion desquelles elle intervient activement. En essayant de rendre intelligible et de déconstruire ces spatialités multiples et complexes, une géographie de l’aide peut apporter un éclairage complémentaire et fort utile au vaste corpus académique relatif au secteur, tout en fournissant une précieuse aide à la décision (Poteete 2012).

3. La répartition spatiale de l’aide à l’intérieur des frontières nationales constitue un indicateur fondamental mais systématiquement négligé de l’efficacité de l’aide. C’est cette distribution qui trace directement la ligne des « droits d’ac-cès » aux ressources et aux retombées de l’aide. C’est elle qui établit des connexions entre des lieux aux réseaux globaux et qui en laisse d’autres à l’écart. C’est elle qui distingue le dedans du dehors, l’inclusion de l’exclusion.

C’est elle qui crée des lieux de haute concentration ou des phénomènes de dispersion. C’est elle encore qui est à l’origine d’effets tâche d’huile, de cir-culation des pratiques et des modèles. Or, malgré son importance capitale, le processus de ciblage dont cette répartition découle de logiques d’acteurs dans lesquelles l’identification des besoins des populations cibles n’est pas exclusive, et repose sur des formes de diagnostics à base d’informations im-parfaites. Par conséquent, une plus grande transparence dans les processus d’allocation spatiale de l’aide résulterait en une amélioration de l’efficacité et la coordination des initiatives de développement.

4. Le manque de sensibilité aux particularités contextuelles dans la mise en œuvre localisée de normes et des modèles d’interventions formulées au niveau global constitue un second frein majeur à l’efficacité des interven-tions, en particulier pour leur adoption et leur appropriation durable par les acteurs locaux. Mais face à ce défi majeur de l’aide au développement, peu de réponses techniques et conceptuelles sont à la disposition de celles et ceux qui désirent répliquer des approches entre des lieux, des échelles, des contextes et des secteurs différents. De plus, au-delà de ce manque d’ordre technique et conceptuel, il existe d’autres facteurs inhérents à la façon dont le « système de l’aide » est agencé et les signaux d’incitations qu’il renvoie aux acteurs de manière plus ou moins intentionnelle, qui expliquent le main-tien de pratiques discréditées et d’une certaine complaisance à l’égard des approches par modèles.

5. L’aide au développement n’intervient pas dans un vacuum dénué de pesan-teurs et de forces de résistances. Elle s’inscrit dans des territoires qui sont animés de dynamiques internes sous l’influence de réseaux, de systèmes qui opèrent à d’autres échelles. Or, dans bien des cas, les projets de développe-ment interviennent dans des lieux comme s’ils étaient des espaces vierges, des unités simples, homogènes, sans épaisseur historique ou sociale. Mais dans un contexte de mondialisation, les lieux sont soumis à des tensions diverses, transformés, malmenés parfois par des phénomènes qui les trans-cendent. Nombre de ces phénomènes sont dotés de portées spatiales spé-cifiques, sont porteurs de formes d’idéologies territoriales plus ou moins

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plicites. Et quand elles rentrent en contact par voisinage, par lien réticulaire, ou par cospatialité, ces territorialités multiples et hybrides peuvent se traduire par des mariages compliqués, marqués par des tensions, des frictions, des conflits et des ruptures.

Cet ensemble d’intuitions et d’hypothèses constitue le terreau dans lequel plongent les questions spécifiques auxquelles je souhaite pouvoir apporter des éléments de réponse. C’est sur la base de trois grandes lignes d’interrogations que j’ai donc structuré la suite de l’exposé. Bien que fortement liées entre elles, ces questions mobilisent néanmoins des débats académiques pas toujours connectés les uns aux autres, et qui aboutissent même parfois à des conclusions difficilement conciliables. Il serait donc extrêmement prétentieux de revendiquer posséder des réponses définitives à chacune de ces dimensions, et, plus que l’exhaustivité des réponses respectives, la plus-value que nous visons ici réside dans l’articulation des différentes dimensions des spatialités de l’aide au déve-loppement.

5. 2. La question de l’efficacité de l’aide comme toile de fond

Au fond, la problématique qui sous-tend l’ensemble des réflexions menées dans le cadre de cette recherche est celle de l’efficacité de l’aide au développement. Et le postulat qui découle de mes hypothèses empiriques qui se sont constituées en une décennie de pratique professionnelle est plutôt pessimiste : non seulement l’efficacité serait limitée, mais en plus les externalités générées par l’aide au dé-veloppement viendraient contrecarrer de certains des impacts positifs.

En réaction aux grandes de critiques publiques sur la coopération internationale, la question de l’efficacité de l’aide est posée avec toujours plus d’insistance. Le terme fait référence la capacité des acteurs de l’aide à lui faire atteindre les objec-tifs de développement économiques ou humains. La littérature qui s’y intéresse est d’une rare abondance. Elle s’attache à la mesurer sous toutes ses coutures, et tous ses angles. Il ne serait donc bien entendu pas raisonnable de prétendre y répondre à la question de manière exhaustive. La contribution de cette thèse au débat est principalement de trois ordres :

- Tout d’abord, elle apporte un éclairage nouveau et unique sur la mesure de l’efficacité de l’aide en matière de ciblage géographique et thématique. Il s’agit donc ici d’analyser dans quelle mesure les zones ciblées par les interventions de développement correspondent aux ensembles des critères formulés par les acteurs eux-mêmes. Il s’agit également de resituer ce ciblage par rapport à la géographie des besoins, cette fois-ci évalués sur des critères moins subjectifs.

- Deuxièmement, elle pose la question de l’adaptation des méthodolo-gies d’intervention aux réalités des contextes, et s’intéresse aux outils et cadres d’analyse mobilisés par les professionnels du développement pour intégrer les éléments contextuels dans la conception des projets.

- Troisièmement, elle ouvre le débat aux externalités de l’aide, qui sont généralement omises des études sur l’efficacité, puisqu’elles sortent des limites des logiques d’intervention et de leur périmètre bien délimité.

En somme, si cette thèse aborde la question de l’efficacité en continu, elle ne le

fait dans un champ bien défini ; vous n’y trouverez donc pas de mesure d’impact macroéconomique ou du rapport entre budget investi et modification des struc-tures de gouvernance.

Alors que les déclarations et textes internationaux sur l’efficacité se multiplient, c’est le terme même d’aide au développement qui est maintenant mis au banc des accusés. On propose ainsi de le réformer pour le terme plus neutre de coo-pération au développement. Dans le cadre de ce travail, j’ai choisi de maintenir l’usage du terme original, pour deux raisons principales : tout d’abord, si il est désormais mal vu en Anglais ou en Allemand, ce n’est pas encore le cas en Français, où il demeure fort usité. Deuxièmement, si un tournant terminologique semble avoir été opéré, je ne pense pas que ce soit le cas dans la pratique, où l’évolution d’une aide vers une coopération est tout sauf évidente.

5. 3. Premier axe : de la distribution spatiale de l’aide

Question principale :

Quelles sont les logiques à l’œuvre dans l’allocation géographique de l’aide au Laos, et dans quelle mesure est-ce qu’elle reflète la réalité des besoins ou des opportunités ?

Sous-questions :

1. Où sont localisés les hotspots et les trous noirs de l’aide au Laos ?

2. Quel est le niveau de corrélation spatiale entre cette géographie contrastée de l’aide, celle des besoins (en termes de déficit de développement socioé-conomique) et des opportunités, et celle du développement d’origine endo-gène ?

3. En quoi les caractéristiques du système de l’aide sont-elles déterminantes dans les stratégies de ciblage géographique des acteurs de l’aide ?

4. En quoi une représentation cartographique de l’aide peut-elle contribuer à une allocation plus rationnelle et efficace des ressources de l’aide et à la formulation d’initiatives qui soient davantage basées sur des évidences concrètes ?

Pour répondre à ces questions, je me suis basé sur un corpus de données de références hétérogène : la constitution d’une base de données géoréférencée de l’aide au développement au Laos ; l’analyse des travaux sur la logique de distribu-tion dans d’autres contextes (Brass 2012 ; Fruttero & Gauri 2005 ; Koch & Ruben 2008 ; Lerch 2013) ; mes nombreux mandats de consultants qui m’ont permis de construire une connaissance de certains déterminants professionnels ; et une série d’une trentaine d’entretiens semi-dirigés avec différents acteurs impliqués dans les différents stades de la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des projets.

À travers l’exploration de ces quatre sous-questions, nous procéderons également de faire un travail d’analyse critique constructif des différentes initiatives de carto-graphie de l’aide qui sont apparues au cours des dernières années, et de proposer des pistes méthodologiques qui permettent de restituer de manière plus convain-cante la complexité des spatialités de l’aide dans leur représentation cartographique.

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Les résultats ont également été restitués aux acteurs développement au Laos, puisqu’ils sont publiés sur le géoportail national du gouvernement du Laos (www.

decide.la) et qu’ils font l’objet de fiches techniques à destination des décideurs.

5. 4. Second axe : de la contextualisation de l’aide

Question principale :

Dans quelle mesure et par quels moyens les spécificités contextuelles des lieux d’interventions sont-elles prises en compte dans les phases de conception, de mise en œuvre et d’évaluation des projets qui reposent sur des approches géné-riques véhiculées par le haut ?

Sous-questions :

1. Quelles dimensions contextuelles sont analysées par les professionnels du développement dans la pratique, et par le biais de quels outils ou tech-niques ?

2. Quels sont les éléments structurels du système de l’aide au développement qui assurent la résilience de modes d’interventions par modèle, y compris lorsqu’ils sont discrédités par la recherche ?

En combinant les données de la répartition de l’aide avec un ensemble d’autres bases de données socioéconomiques et environnementales nationales, nous pourrons explorer plus avant les différents contextes socioécologiques qui consti-tuent le territoire laotien et dans lesquels les interventions développementalistes s’inscrivent. Ici aussi, les entretiens qualitatifs seront mobilisés pour mieux com-prendre la façon dont les professionnels du milieu de l’aide abordent cette ten-sion entre modèles génériques et rugosité des terrains, et les outils ou cadres d’analyse qu’ils mobilisent pour intégrer les dimensions contextuelles dans la formulation, la mise en œuvre et le suivi-évaluation des projets. Enfin, en vue de pouvoir opérationnaliser les conclusions, des techniques exploratoires d’analyse spatiale seront mobilisées pour parvenir à caractériser les contextes locaux de développement et leur évolution sous l’impulsion des dynamiques liées à la mon-dialisation des espaces ruraux du Laos.

5. 5. Troisième axe : des spatialités complexes de l’aide

Question principale :

Quels sont les modèles spatiaux plus ou moins explicites, véhiculés par — ou qui configurent spatialement — les différentes formes d’aide au développement ; et quels sont les modalités et les effets de leur articulation avec d’autres dimensions de la production des territoires contemporains ?

Sous-questions :

1. Comment caractériser, représenter et analyser les spatialités plus ou moins explicites des initiatives de développement ?

2. En quoi l’aide participe-t-elle de la construction débridée des territoires contemporains ?

3. En quoi les frictions, pressions, ou ajustements hasardeux entre ces

dif-férentes spatialités peuvent-ils faire émerger des enjeux spécifiques qui rendent nécessaires de formuler de nouveaux modes de gouvernance ter-ritoriale ?

Cette partie repose davantage sur l’analyse approfondie de lieux et de projets spécifiques, et vise à mieux appréhender les problèmes éventuels que peut géné-rer la cospatialité de dynamiques dont l’incidence spatiale respective peut rentgéné-rer en collision. Elle se base notamment sur la théorie de la politique des échelles et sur les rares travaux qui s’intéressent à la complexité territoriale contemporaine.

Elle mobilise les apports du projet Bolao, mené par l’université de Genève en Bolivie et au Laos, et sur lequel j’ai travaillé durant un an et demi.

5. 6. Organisation de l’argumentation

Figure 1: Logique de l’organisation de l’argumentation.

L’organisation de ce travail est basée sur une logique narrative et analytique de descente du général vers le spécifique. Cette structure est adoptée pour ré-pondre aux besoins de l’analyse systémique de l’aide que nous proposons, et de son application à des niveaux de résolution spatiale plus fine. En décryptant au préalable les composantes et les dynamiques du système, il devient

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sible de déterminer et de mesurer leurs influences sur les actions collectives (l’ensemble des projets de l’aide dans un pays) et individuelles (chaque projet spécifiquement). Ce faisant, nous adoptons une déclinaison personnalisée de l’analyse à mésoéchelle, proposée par certains auteurs tels que Messerli (2009) ou Heinimann (2006), et qui vise à resituer les spécificités dans les tendances gé-nérales, tout en assurant qu’elles n’y soient pas diluées au point de ne plus être identifiables. Mais plutôt qu’un point de vue défini par l’adoption d’une échelle d’analyse unique, il nous semble plus efficace de multiplier les angles tout en changeant de focale pour appréhender les phénomènes à différents niveaux.

Après avoir explicité l’objet de cette recherche et formulé notre façon de l’aborder (chapitre 2), nous nous pencherons sur les éléments méthodologiques déployés dans l’approche du travail de recherche et de terrain (chapitre 3). Nous définirons ensuite le cadre conceptuel et théorique qui constituera le socle de notre analyse du système de l’aide (Chapitre 4). Nous appliquerons ensuite ce cadre théorique en suivant une descente en spécificité, du niveau national jusqu’à l’expérience individuelle dans le secteur du développement.

Nous nous attacherons ainsi tout d’abord à la description critique de la déclinai-son laotienne du système de l’aide, en caractérisant le cadre régulateur, les ac-teurs, et les contextes de développement qui le caractérisent (chapitre 5). Cette analyse nous fournira les bases pour la compréhension de la répartition spatiale de plusieurs centaines de projets financés par l’aide internationale au Laos, dans le contexte de l’émergence des technologies de l’information dans le secteur du développement (chapitre 6). Nous mettrons ainsi en évidence les corrélations — ou leur absence — avec la géographie des besoins et des opportunités. Nous nous attacherons également à décrypter les logiques sur lesquelles sont fondées les décisions de ciblage de l’aide, sur la base des entretiens conduits avec les acteurs clés. Nous appliquerons par la suite cette grille d’analyse à l’étude de la portée spatiale et du fonctionnement du Fonds de réduction de la pauvreté, l’un des programmes de développement les plus importants du Laos en volume financier et en couverture territoriale (chapitre 7). À travers le récit d’un ensemble d’expériences vécues de conception et de mise en œuvre de projets, au Laos, et au-delà, nous verrons dans quelle mesure le système de l’aide et ses contraintes parviennent à formater les types d’interventions possibles (chapitre 8). Enfin, nous conclurons sur les apports et les limites de l’approche proposée, en mon-trant en quoi elles apportent des éclairages nouveaux sur les débats globaux de l’efficacité de l’aide et de l’évolution des territoires contemporains (chapitre 9).

PARTIE II

ÉLÉMENTS DE

MÉTHODOLOGIE ET