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CARACTÉRISER LE SYSTÈME DE L’AIDE

4. Le contexte de développement du Laos

4.1.1. Données et connaissances des territoires

Comme nous l’avons déjà développé dans les chapitres précédents, la complexi-fication croissante des territoires à l’heure de la Mondialisation présente un défi constant pour les décideurs et les planificateurs, qui sont sans cesse confrontés à la nécessité de trancher entre différentes options de développement parfois contradictoires. Dans une recherche de durabilité du développement, ces com-promis ne peuvent être trouvés efficacement sans avoir une connaissance ap-profondie des implications des décisions. La qualité et l’efficacité de la prise de décision deviennent de plus en plus dépendantes de la capacité des décideurs à créer, mobiliser et intégrer des informations intersectorielles. L’accès aux

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nées et à des informations de qualité n’est pas une condition suffisante pour as-surer une prise de décision bien informée, certes, mais tout au moins nécessaire.

La production et l’analyse de bases de données territoriales ou démographiques de qualité sont onéreuses, et reposent sur des capacités techniques et analy-tiques importantes, qui font parfois défaut dans les pays les moins développés.

Bien souvent, les gouvernements des pays récipients sont en effet confrontés à des restrictions budgétaires sévères, qui les forcent à allouer leurs ressources rares aux problèmes de développement les plus urgents, ou à ceux jugés prio-ritaires par les bailleurs de fonds qui financent certains de leurs programmes.

Par conséquent, les données et informations sur le territoire restent souvent la-cunaires. Lorsque je travaillais au Mali et au Niger en 2006, par exemple, des données aussi élémentaires que celles du tracé des frontières nationales et des limites administratives n’étaient pas disponibles. Et quelle ne fut pas ma surprise, lorsque j’achetais les fonds de carte topographiques à l’Institut Géographique du Mali, de constater que le pays faisait encore partie de l’Afrique-Occidentale Française, et que la capitale représentée était située à Dakar, soit au Sénégal ! Pas la moindre mise à jour n’avait été effectuée depuis plus d’un demi-siècle. À l’extrême inverse, l’on trouve sur le système d’information du territoire genevois (www.sitg.ch) plus de 700 couches de données géographiques à haute résolu-tion, mises à jour en permanence.

Au même titre que les gouvernements hôtes, leurs partenaires de développe-ment sont confrontés à ce dilemme de la prise de décision dans un contexte de forte incertitude. Devant l’incapacité des pays à produire cette informations, il est d’ailleurs fréquent que ce soient les partenaires de développement eux-mêmes qui s’impliquent dans le financement et l’exécution de campagnes de collecte de données, telles que les recensements de population, les enquêtes sur l’économie des ménages, ou l’usage de technologies de l’information géographique d’ana-lyse environnementale. Au Laos, le dernier recensement de la population (2015), effectué tous les dix ans, a coûté USD 7,8 millions, financé à plus de 70 % par les partenaires de développement (UNFPA 2015). C’est la première fois que le gouvernement participe financièrement à un recensement.

C’est là par exemple l’objectif central des deux projets sur lesquels je travaille actuellement, au Laos et au Myanmar. Decide Info (www.decide.la) est en effet un projet financé par la coopération suisse, qui consiste à soutenir le gouver-nement du Laos dans la collecte, l’harmonisation, l’intégration et l’analyse de vastes bases de données nationales. OneMap Myanmar, également financé par la Confédération Suisse, consiste cette fois à mettre en place une plateforme na-tionale d’informations et de données sur les problématiques foncières et d’accès aux terres. Les deux projets ambitionnent, par une entrée technique, de parvenir à influencer les processus de prise de décision au plus haut niveau, sur la base de l’amélioration des connaissances sur les territoires nationaux. Les deux té-moignent des difficultés des gouvernements respectifs à assurer cette partie de leur mandat.

Avec l’avènement des technologies de l’information, ce type de projets de déve-loppement se multiplie. Dans le cas du Laos, le projet a largement contribué à améliorer et à démocratiser l’accès aux données, ce qui bénéficie à l’ensemble

des acteurs du développement, gouvernement local inclus. Mais en sous-traitant ce travail aux acteurs de l’aide (bailleurs de fonds, agences de mise en œuvre, experts internationaux), les pays concernés prennent le risque d’une dépen-dance importante vis-à-vis de l’aide internationale, dont les acteurs se retrouvent dès lors en position de définir les domaines de connaissances prioritaires vers lesquelles il convient de canaliser les financements. Bien entendu, le discours dominant préconise que la conception de projet se fasse en consultation avec les acteurs locaux. Mais comme nous le verrons par la suite à travers le récit critique de plusieurs processus de gestation de projet, les diagnostics initiaux qui mènent à la définition des stratégies d’action sont souvent faits dans l’urgence de la temporalité restreinte inhérente à la logique de projet, et sous l’influence forte des modèles génériques véhiculés par les acteurs globaux.

Dans les faits, cette rareté de l’information présente aussi le risque sévère de se traduire par des stratégies d’interventions mal ciblées tant d’un point de vue thématique que géographique. Même en partant du postulat d’une rationalité dé-cisionnelle des acteurs de l’aide, elle est forcément limitée par un accès très imparfait à une information elle aussi imparfaite. Concrètement, l’accès aux don-nées territoriales a un impact considérable dès la conception du projet, puisqu’il constitue l’une des conditions principales de la formulation du problème initial.

Dans un tel contexte, il est évidemment difficile d’identifier précisément la nature, l’intensité et la localisation des problèmes. L’information limitée intervient égale-ment comme une contrainte dans l’évaluation des résultats de l’action. Puisqu’on ne connaît pas précisément la situation initiale, comment peut-on mesurer les progrès réalisés ?

Aux problèmes de disponibilité des données et informations pertinentes pour la prise de décision s’ajoute celui de l’accès. Dans de nombreuses situations, les informations restent minutieusement cantonnées aux disques durs ou aux re-gistres papier de ceux qui les détiennent. Si l’on retrouve également cette ca-ractéristique dans bien des pays dits développés, la situation est souvent pire dans les pays où cohabitent une économie déficiente et une gouvernance peu démocratique. Les retours sur expérience des projets tels que Decide Info nous enseignent que cette rétention de l’information peut avoir plusieurs explications qui ne sont pas mutuellement exclusives. Elle peut par exemple trouver son ori-gine dans les insuffisances institutionnelles : manque de clarté des mandats ; ab-sence de mécanismes officiels de partage ; abab-sence d’une législation adéquate.

Elle peut également relever du politique : système autoritaire en place qui résulte en une absence volontaire de transparence ou en publication de données volon-tairement falsifiées (ce qui est apparemment presque la norme au Laos, d’après plusieurs membres du gouvernement interviewés dans le cadre de cette thèse) ; manque de volonté politique ; politique de la commercialisation des données. Elle peut relever de problèmes liés aux individus responsables des données : les données sont perçues comme une ressource permettant d’asseoir une forme de pouvoir individuel et d’obtenir des revenus au sein du système des projets ; com-pétition entre individus ou organisation. On constate également que le manque de confiance quant à la qualité des données produites est un frein fréquent à leur partage.

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Mais le manque de partage de données n’est en aucun cas le monopole des acteurs locaux, comme il est fréquent de l’entendre dire. La logique de « projecto-rat » est aussi largement en cause : de nombreuses données sont produites dans le cadre de projets spécifiques, financés ou mis en œuvre par la coopération internationale. Il n’est pas rare dans ce cas que les données restent confinées aux membres des projets respectifs. J’ai eu l’occasion d’être confronté à cette situation à de nombreuses reprises, notamment au Laos. J’ai en effet travaillé sur la mise en place d’un inventaire des données disponibles dans le cadre de la mise en place d’une analyse nationale de la vulnérabilité, sur laquelle je reviens dans un chapitre ultérieur. Bien que certaines de ces données aient été produites sur la base de financements internationaux — soit sur l’argent de contribuables australiens dans ce cas précis — et en partenariat avec le ministère en charge, même ces derniers n’avaient pas accès aux données brutes. Il devait se conten-ter d’une version PDF. Il en va de même pour les données sur l’aide au dévelop-pement, centralisées par le Ministère du Plan et des Investissements. Ce cas-ci est encore plus absurde, puisque les données sont rentrées dans le système par les partenaires de développement eux-mêmes. Or, Development Gateways, une entreprise américaine qui s’autoproclame à but non lucratif, et qui a bénéficié de financements australiens et du Programme des Nations unies pour le dévelop-pement (PNUD), est la seule a avoir accès à la base de données. Le ministère, pourtant officiellement propriétaire des données, doit se contenter d’y accéder de façon partielle via un portail en ligne, mais ne peut pas gérer la base de données elle-même. Après des mois de requêtes pour obtenir les codes d’accès au ser-veur, nous ne les avions toujours pas obtenus au moment où j’écris ces lignes.

Enfin, dans le contexte laotien, qui est marqué par une absence totale de trans-parence politique et par les capacités techniques limitées des autorités locales en charge de la collecte de données, la question de la qualité et de la précision des données est également posée. Plusieurs membres du gouvernement inter-viewés dans le cadre de ce travail m’ont affirmé tenir deux registres de données séparés : les données brutes issues directement de la collecte, et les données vouées à être partagées hors du gouvernement. D’après eux, ces dernières sont modifiées quand elles ne correspondent pas aux attentes du gouvernement. De même, les expériences d’enquêtes de terrain que nous avons effectuées nous ont montré que la présence quasi systématique d’un représentant du ministère en charge et du chef de village pouvait imposer des réponses censurées aux vil-lageois interrogés. Enfin, les fonctionnaires en charge de la collecte ne sont pas toujours formés de manière adéquate, et les erreurs engendrées peuvent dans ce cas être nombreuses.

4.1.2. Gouverner à distance : rupture de la boucle de rétroaction entre